OPS Congo – Témoignage Pierre Chassin

Pierre Chassin

 

Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, de l’Institut d’Administration des Entreprises de Paris et d’Etudes Comptables Supérieures, a participé en tant que skipper aux plus grandes épreuves transocéaniques.
Souvenirs consacrée au Congo de Tschombé et de Bob Denard en 1965, rédigés à partir des lettres écrites sur le vif et envoyées par l’auteur à son père le général d’armée aérienne Lionel Chassin, l’un des protagonistes de 13 mai 1958.


BAROUD POUR UNE AUTRE VIE

Trois chapitres extraits de  » BAROUD POUR UNE AUTRE VIE  » de Pierre CHASSIN, ayant pour sous-titre  » O.A.S., Congo, Atlantique Sud en solitaire  » et préfacé par Georges Fleury.

Les passages reproduits ci-après avec l’autorisation de l’éditeur sont extraits de  » Baroud pour une autre vie  » de Pierre Chassin publié en juin 2000 aux Editions JEAN PICOLLEC (47, rue Auguste Lançon – 75013 Paris) et distribué par DILISCO.  

 

BAROUD POUR UNE AUTRE VIE
Chapitre VII, 1er Choc

Paris, janvier 1965

J’ai repris à Sciences Po la préparation du concours de l’ENA, « Prép ENA », mais le coeur n’y est pas. Le service de l’Etat, ce à quoi j’aspirais par le passé, ne me motive plus. Je suis pris d’un grand écoeurement vis à vis de ce que la France me semble être devenue et d l’avenir qui nous est offert…..

Il me faut absolument quitter la France et m’engager dans un combat qui justifie mon existence. Sinon, je deviendrai, comme ces fantômes d’étudiants, un rat de bibliothèque.

Je prends la décision de rejoindre ceux qui continuent seuls le combat que l’Occident n’a plus le courage de mener : les Portugais qui envers et contre tous défendent les territoires que leur pays a colonisés depuis quatre siècles. Les Lusitaniens ont hérité d’un grand passé et, bien que devenu un peuple de second plan en Europe, ils restent décidés à défendre leur empire et, par la même, notre honneur. J’ai admiré le panache du général qui est gouverneur de la Guinée-Bissau, et je décide d’aller me battre dans les rangs de son armée.

L’association des anciens élèves de l’Institut d’Administration des Entreprises vient de décerner un premier prix à mon mémoire de stage et de me remettre un coupon valable sur les lignes d’Air France. Je profiterai du billet d’avion pour aller à Lisbonne et de là je gagnerai l’Afrique.

Je contacte l’attaché militaire de l’ambassade du Portugal à Paris qui m’indique qu’il n’y a pas d’étrangers dans l’armée portugaise d’Afrique et que je ne pourrai donc pas m’y engager. Je continue néanmoins mes préparatifs et retiens même ma place de bateau pour Bissau à partir de Lisbonne. Je veux aller en Guinée pour voir comment se passe la pacification et surtout l’assimilation que mènent les Portugais.

La question de savoir si l’intégration était possible en Algérie continue à me tourmenter et j’espère trouver là-bas la réponse à ce lancinant remords. Après la Guinée portugaise, je pense continuer le voyage en Afrique de l’ouest en travaillant en chemin et arriver jusqu’au Congo ex-belge pour m’y engager. Huit jours avant la date de départ prévue, j’en parle à mon père. Il estime que si je veux aller me battre, je ferais mieux d’aller directement au Congo. Mon ancien instructeur para, Charles Garcelon, membre de l’association des anciens d’Indo, est en rapport avec un officier membre de l’A.C.U.F., le lieutenant Vibert, qui vient de s’engager en tant mercenaire. Mon père me propose d’obtenir les coordonnées de la filière. Cela me convient tout à fait, car n’ayant aucun contact à Lisbonne, j’aurai sûrement des difficultés en Guinée portugaise.

Deux jours plus tard mon père a l’adresse où les candidats peuvent se présenter :  » Commandant Lefebvre, adjoint de l’attaché militaire, Ambassade du Congo, Bruxelles ». Je décide d’y aller immédiatement et mon père me propose de me remettre un mot d’introduction. Il rédige à l’attention du Commandant Lefebvre, qu’il n’a jamais rencontre, une lettre a peu prés en ces termes (bien qu’un peu plus longue):  » Mon cher camarade, Je vous demande de bien vouloir recevoir mon fils Pierre. (…) C’est un intellectuel mais il a subi un entrainement parachutiste et il pourra vous servir. »

Le lendemain matin, mardi 4 mai 1965, je suis dans le train pour Bruxelles… J’ai la sensation de quitter un monde sans être encore dans la nouvelle existence que j ai choisie, mais dont je ne sais rien.

Le temps passe sans que je m’en rende compte. Arrivé à l’Ambassade de la République démocratique du Congo, je demande l’adjoint de l’attaché militaire et suis conduit dans une pièce où attendent une dizaine de personnes dans des tenues civiles assez modestes. Mon tour venu, je suis reçu par le Commandant Lefebvre, un homme d’âge mûr aux traits lourds et aux cheveux grisonnants, auquel je remets mon mot d’introduction. Après l’avoir lu sans manifester quoi que ce soit, il me donne la liste des pièces à fournir. Parmi celles-ci, le livret militaire et un certificat de bonne vie et moeurs. La lettre de mon père en fait office… Puis il m’indique que je dois revenir, muni de mon livret militaire, passer une visite médicale. Je quitte l’ambassade en m’apercevant que si j’ai bien posé quelques questions concernant mon engagement (que je signerai seulement à Léopoldville), je n’ai même pas pensé à demander quelle serait la solde. C’est en effet, pour moi, tout à fait secondaire….

Trois jours plus tard, je suis de nouveau à l’ambassade. Ayant peur d’être refusé à cause de ma vue (j’ai un dixième d’un oeil et trois de l’autre), j’ai enlevé mes lunettes avant d’arriver. Mais la visite est vraiment une formalité et le médecin donne l’impression de nous faire passer à la chaîne. Seules les dents ont l’air de l’intéresser. Les miennes sont excellentes et puisque j’ai déjà les vaccinations que j’avais prévues pour la Guinée-Bissau (variole et fièvre jaune), je suis déclaré bon pour le service. Puis je passe devant une  » commission  » composée de l’attaché militaire congolais entouré de ses adjoints. L’un d’eux me demande mon livret militaire. Je n’ai pas l’intention de le montrer puisqu’il prouverait mon absence d’états de service, Je réponds donc que je ne l’ai pas apporté car il est interdit de le sortir de France – ce qui est exact – mais je peux fournir un brevet de parachutisme. On m’indique que je devrai néanmoins présenter mon livret à l’attache militaire à Paris. Le Commandant Lefebvre me demande de prendre rendez-vous avec cet officier congolais dont il me donne le numéro de téléphone personnel et qui le préviendra que tout est en règle. Puis il me réclame mon passeport : le visa sera délivré par la chancellerie de l’ambassade de Bruxelles et il me sera rendu à l’aéroport du Bourget.

Rentré à Paris, je décide de maquiller mon livret, pour ainsi dire vierge, sur lequel est inscrit « Exempté » et de me donner un  » état militaire  » de base. Je m’habille d’une chemise militaire kaki et vais faire des photomatons dans le passage des Champs-Elysées.

Puis je passe chez Vincent Ayrignac qui a fait son service militaire au 17e régiment du génie aéroporté (179) pour lui emprunter son livret qui fera un très bon modèle. Grâce au Corrector, aux tampons que j’avais réunis pour faire de faux papiers à l’époque de l’O.A.S. et à l’aide de mon frère Claude, de Vincent et de Philippe qui me permettent de disposer de plusieurs écritures différentes, j’arrive en quelques heures à avoir un livret plus vrai que nature. Je n’ai pas exagéré sur le grade puisque je suis devenu maitre-ouvrier du Génie aéroporté ! Prudent, j’apprends par coeur le cursus de Vincent chez les paras à Castelsarrasin et je me munis d’un certificat (vrai celui-là) prouvant que j’ai fait la préparation militaire et neuf sauts en parachute.

Le lendemain, muni de ces précieux documents, je me présente au deuxième étage d’un immeuble cossu du 16e arrondissement. L’attaché militaire congolais, un grand gaillard à l’air ouvert, noir comme l’ébène, jette un coup d’oeil sur mon livret, appelle Bruxelles pour confirmer que tout est clair et me demande de me présenter le surlendemain jeudi 13 mai à 20 heures, au guichet d’Air Congo à l’aéroport du Bourget. Demander Monsieur Calmont qui me remettra mon billet…

…Le soir même, j’ai rendez-vous avec Patrick Preiss, mon camarade du Quartier Saint Lazare et de Sciences Po. Il m’apprend qu’un autre de nos camarades, un ancien du lycée Condorcet, Henri Clément, est déjà parti pour le Congo où il s’est engagé et me donne ses coordonnées : « c/o R. Delard, B.P. 1250, République Démocratique du Congo ». L’adresse me semble un peu sibylline, mais j’essaierai de le retrouver.

C’est réellement un hasard qui veut que je quitte la France un 13 mai, anniversaire de ces événements qui m’ont marqué au fer rouge. Mais pour moi, c’est vraiment un signe du destin.

Je quitte la France qui a trahi, et seule compte désormais la volonté de se battre pour soi-même… et pour l’Occident. J’ai préparé un petit sac de voyage. Très peu d’effets personnels, l’appareil photo rudimentaire que j’avais pendant mes voyages au Moyen-Orient et en Amérique et un seul livre, Les Trophées de José-Maria de Heredia. Je connais par coeur les plus belles poésies de ce recueil et Les Conquérants me font vibrer d’émotion….

…Je suis prêt, calme et décidé. Je vais embrasser mon père pour lui faire mes adieux….  » Obéis à tes chefs  » sont ses seules paroles.

…Il fait nuit et bientôt, en compagnie de quelques autres « touristes » du même acabit et sans plus de bagages, je m’embarque sur l’appareil d’Air Congo. Les moteurs vrombissent, l’appareil prend son envol. Ca y est, la page est tournée. Je laisse derrière moi la vieille dépouille de l’occidental idéaliste. Derrière moi, l’un des « touristes » a commence à boire du cognac pour oublier ou bien se donner du coeur au ventre. A 22 ans, mon désespoir me tient lieu de courage. Adieu la vie, vive la mort !

Le lendemain matin, notre avion atterrit à Djili, l’aéroport de Léopoldville. Nous voici donc au « Congo-Leo » en République démocratique du Congo, par opposition au « Congo Brazza », la République populaire du Congo, en face de Léo… Une chaleur moite nous tombe sur les épaules dès que nous avons touché le tarmac. Bien que ce soit la saison sèche, il fait lourd et humide et les nuages sont très bas. Nous nous dirigeons vers la salle de transit, mais au lieu de faire la queue, nous sommes interceptés par deux européens en tenue camouflée de parachutiste arborant un brassard Police Militaire. Un sergent, de taille imposante et à l’uniforme impeccable, nous fait passer rapidement le contrôle d’immigration. Nous sommes une vingtaine de « bleus’ aux habits fripés, dont trois Français, un peu désorientés par le va-et-vient des Noirs et éblouis par la luminosité équatoriale. Les premiers mercenaires qui nous accueillent nous font bonne impression. Ils nous emmènent dans des camions vers Léo, située a une dizaine de kilomètres de l’aéroport, et nous passons au travers d’un brouillard tellement épais que nous sommes moites à l’arrivée à la base de transit. Léo nous apparaît comme une grande ville moderne, mais déjà décrépie, laissée à l’abandon. Dans le boulevard Albert, bordé d’eucalyptus, les papiers gras s’envolent parmi les herbes folles. L’ancienne capitale du Congo belge est en train de perdre sa splendeur passée… Notre  » caserne « , le building Janssens, est une grande demeure à deux étages ceints de balcons-terrasses bleu et blanc. Le drapeau congolais surplombe le large porche d’entrée. Je suis surpris par ses couleurs vives et sympathiques : bleu ciel, barré en diagonale d’une bande rouge à liserés jaunes, avec une étoile jaune dans la moitie supérieure près de la hampe. Une grille en fer forgé donne accès à une cour entourée de bureaux et des chambrées.

Dès l’après-midi, nous passons devant un officier qui fait compléter le contrat dactylographié que chacun de nous va signer. Il s’agit d’un acte d’engagement d’agent sous régime contractuel au service de la République Démocratique du Congo représentée par son Premier Ministre, en accord avec le Conseil Nationale (sic) de Sécurité, d’une part et Monsieur X (dont suivent l’état civil, le grade dans l’armée d’origine et les états de services antérieurs), d’autre part, ci-après dénommé  » le volontaire étranger ». Le contrat comprend une douzaine de pages concernant le statut personnel du volontaire au sein de l’Armée nationale congolaise, sa durée, le statut pécuniaire, les avantages sociaux (!). Je découvre que « la qualité de militaire s’acquiert par la lecture des lois militaires congolaises ». Vu le taux d’analphabétisme dans le pays, il ne doit pas y avoir beaucoup de soldats qui soient des militaires ! Il est d’ailleurs précisé :  » Dans certains cas particulièrement odieux de pillage et de violence, la peine de mort ou la servitude pénale à perpétuité pourra être appliqué  » (sic).

La convention stipule également :  » Les fonctions sont indépendantes du grade. Elles sont fixées par le Commandant en Chef au mieux des intérêts de l’ANC.  » Quant à moi, je suis engagé en tant que  » volontaire « , c’est à dire à un grade correspondant à celui de caporal.

Le contrat est conclu pour six moi et peut être reconduit. Ma rémunération va comprendre un traitement mensuel (10.053 francs belges) auquel s’ajoutent une indemnité journalière tenant lieu de pension (200 F.B.) et des primes journalières de risque (500 F.B. en zone de danger ou 200F.B. en zone d’insécurité). 50% du traitement mensuel est des primes de risque seront versés sur un compte bancaire de mon choix a l’étranger.

Le solde et les indemnités journalières me seront payés sur place. Si je fais des économies, seulement le quart pourra être transféré en devises à l’étranger.

Le chapitre des  » avantages sociaux  » me laisse songeur.  » En cas de décès du volontaire étranger par conséquence directe et exclusive de l’action en service commandé, il est accordé aux personnes visées ci-après : a) un million de francs belges (environ 20 000 dollars) à la personne désignée au présent contrat par le volontaire étranger, b) cent mille francs belges pour chaque enfant légitime ou naturel légalement reconnu. « 

La suite me laisse encore plus perplexe :  » Le Gouvernement de le République démocratique du Congo constitue en faveur en faveur du volontaire étranger invalide une assurance gratuite au capital de un million de francs belges, plus cent mille francs par enfant à charge. En cas d’invalidité permanente partielle, l’indemnisation est fixée en pourcentage du capital assuré. Ablation, enlèvement ou perte fonctionnelle complète – du bras droit : 75%, gauche 60%, – de l’avant bras droit : 65%, gauche : 55%, de la main droite : 60%, gauche : 50% – d’une cuisse : 60%, – d’une jambe : 50% – d’un pied : 40%, – d’un oeil : 30%, – du pouce de la main droite : 20%, etc… Au lieu d’aller courir l’aventure, j’ai l’impression d’être poursuivi par la Sécurité Sociale !

Heureusement, nous reprenons vite conscience de la réalité: nous sommes réunis dans la petite cour intérieure pour apprendre le maniement d’arme « à la belge », ce qui est tout nouveau pour les trois Français de notre groupe. Déjà, dans l’avion, j’ai fait connaissance avec les deux autres et nous avons rapidement sympathisé.

Nous avons les mêmes idées et cela facilite bien les choses. Le plus âgé s’appelle Claude Minet. Il porte un collier de barbe presque blond et ses lunettes laissent deviner un regard assez doux.

Il n’a pas l’air d’un foudre de guerre. Pourtant, il s’est engagé très jeune dans la marine puis est allé en Algérie. Passé à l’O.A.S., il a fait partie des maquis qui ont essayé de tenir le bled au moment où l’armée française recevait l’ordre de lâcher le terrain. Il a été récemment amnistié après avoir fait 29 mois de prison dont une partie en forteresse à Toul. Sur l’épaule gauche, en haut de son biceps, il garde de cet engagement un signe indélébile : un tatouage représentant l’écusson de la ville d’Alger.

Le deuxième français, Patrick Bordes, lui aussi très politiquement engagé pour l’Algérie française, était étudiant aux Beaux-arts et a travaillé a l’hebdomadaire L’Esprit Public. Il a l’air d’un intellectuel auquel une coupe de cheveux rase héritée de son service dans les paras donne un air plus martial. Il vient de se fiancer et s’est engagé chez les mercenaires pour vivre une dernière expérience avant son mariage dans six mois.

Pas plus que moi, tous deux ne savent exactement où ils ont mis les pieds. Nous essayons de nous renseigner sur l’unité dans laquelle il vaut mieux se faire affecter. Nous voudrions rejoindre le groupe des Français commandé par le Major Bob Denard. Mais les rumeurs le concernant sont contradictoires et les Belges ont tendance à le décrier. Ce groupe a la réputation d’avoir, avec celui des Sud-africains, les pertes les plus importantes.

J’apprends d’ailleurs à cette occasion que mon copain Henri Clément vient d’être gravement blessé à la tête dans une embuscade.

Avec le maniement, un sergent belge, nouvel engagé lui aussi, nous montre comment entretenir ce qui va devenir notre arme individuelle, le fusil d’assaut belge FAL. C’est une arme automatique récente, mais assez lourde, qui permet de tirer une vingtaine de balles de 7,62 mm.

Patrick Bordes et moi avons l’occasion de la manier pour la première fois lorsqu’on nous donne l’ordre d’aller apporter son repas à un mercenaire emprisonné. C’est un Portugais qui attend de passer devant une cour martiale pour avoir tué un autre mercenaire au cours d’une altercation. Il est assez placide et je suis bien plus nerveux que lui à l’idée de devoir éventuellement l’empêcher de s’enfuir…

Nous apprenons ainsi que ce genre d’incident n’est pas rare, car ceux qui sont en opération depuis un certain temps ont les nerfs à fleur de peau.

Nous allons pouvoir bien vite nous en rendre compte sur place car, quatre jours à peine après notre arrivée, nous quittons la base transit pour l’aéroport de Ndjili afin de rejoindre par avion le Quartier General des mercenaires à Stanleyville.

Il fait nuit et nous attendons l’embarquement dans une pièce éclairée par une faible ampoule qui tombe du plafond. L’endroit est sinistre et, attablé devant une bouteille de Simba, la bière locale, je me demande ce que je fais là et suis envahi de tristesse en pensant à Ouane et aux miens. Je sors sur le terrain où l’air semble plus frais. La nuit est percée çà et là par des feux d’éclairage de l’aéroport qui lui donne un aspect à la fois précis et irréel. Mes dernières larmes d’enfant glissent sur mes joues.

Adieu jeunesse, je suis en passe de devenir l’homme endurci que je souhaitais. D’un revers de main j’essuie ces larmes importunes et rejoins les autres.

Bientôt nous recevons l’ordre d’embarquer. Nous rejoignons un avion dont les moteurs sont en train de tourner. C’est un appareil de la Wigmo, une compagnie américaine financée par la CIA, dont les pilotes sont des Cubains anticastristes, mercenaires comme nous, mais payés directement par les Américains.

Lorsque le jour se lève, nous volons au-dessus de la forêt équatoriale, une immensité verte à perte de vue dont on distingue pourtant nettement les grands arbres. Le dépaysement est total et nous sommes fascinés par tout ce que ce décor laisse deviner de mystères enfouis depuis l’aube des temps. Le Congo est bien le coeur de l’Afrique millénaire. Nous sommes partis pour un voyage qui va nous faire remonter jusqu’aux sources de la préhistoire. Et c’est vrai que ce pays est en train de retourner à ses racines les plus primitives et ses habitants à leurs instincts les plus sauvages. En quelques mois, le vernis de polissage laissé par les Belges sur une société qu’ils n’avaient pas su façonner en profondeur a craqué. Ce mouvement a été accéléré par les révolutionnaires marxistes qui ont poussé les autochtones à faire table rase du passé colonial. A l’agitation des communistes chinois pour qui l’objectif de la révolution est de faire naître un homme nouveau, les chefs rebelles dans certaines zones ont voulu faire disparaître l’empreinte du pouvoir blanc et ont rapidement été débordés par leurs troupes. Ayant déchaîné les pulsions profondes de son peuple, le pays est retombé dans la sauvagerie la plus inimaginable et, paraît-il, le cannibalisme le plus atroce. Comme le disait un ministre congolais :  » le tam tam résonne de nouveau dans ma tête « .

Il y a moins d’un siècle, Stanley explorait le cours du Congo dont le bassin restait le grand centre du trafic esclavagiste perpétré principalement au profit des Arabes de Zanzibar. Et cela fait à peine quatre vingt ans que l’explorateur anglais créait pour le compte de Léopold II, roi des Belges, l’Etat indépendant du Congo, propriété personnelle du souverain. Celui-ci légua à la Belgique une région s’étendant sur 23 millions de kilomètres carres. En un demi-siècle, l’administration et les grandes sociétés d’exploitation ont bâti une infrastructure de routes et de chemins de fer, des villes, une industrie minière, des dispensaires de santé dans toute la brousse. Le colonisateur a constitué une armée indigène encadrée par des officiers blancs, la Force Publique, qui a fait régner l’ordre. Les missionnaires ont construit des églises et des écoles, ont évangélisé et alphabétisé une partie de la population et commencé à former une petite élite. Mais dans ce pays gigantesque, l’action civilisatrice n’a été menée qu’en surface et n’a pu atteindre les régions les plus reculées. Le Congo est un puzzle constitué d’ethnies rivales ; certes, plus de 80% de ses habitants sont des bantous, mais ce terme regroupe plutôt une parenté de langue entre des dizaines d’ethnies différentes. D’autres peuples, mais minoritaires, vivent dans le bassin de l’Uélé est la savane du nord-est, près de la frontière soudanaise, les Azandes et les Mangbetu ; quant aux Pygmées, ils sont plusieurs dizaines de milliers au nord-est de Stanleyville : ces petits guerriers sont de farouches ennemis des Bantous qui les ont refoulés dans la forêt.

Lorsqu’au début des années 50 commence le mouvement de décolonisation, les Belges n’ont réellement entrepris leur oeuvre civilisatrice que depuis deux générations. Le Congo, qui compte alors une quinzaine de millions d’habitants, dont une centaine de milliers d’Européens, n’est pas prêt pour l’indépendance
Une émeute ayant eu lieu au début de 1959, le gouvernement belge la lui accorde pourtant, avec précipitation, l’année suivante.

Patrice Lumumba, un révolutionnaire extrémiste appuyé à l’origine par les grandes sociétés belges, devient premier ministre. A peine a-t-il réussi à constituer un gouvernement que les militaires de la Force publique se mutinent contre leurs officiers blancs et entreprennent le massacre des Européens. Malgré une intervention des unités aéroportées qui libèrent les populations européennes, les cadres blancs quittent en masse le Congo et le pays tombe dans l’anarchie.

Au Katanga, province la plus riche du Congo, Moise Tschombé, un « homme d’affaires » appuyé par l’Union minière, proclame l’indépendance. Au sud-Kasaï, Albert Kalondji décrète celle de cette région diamantifère et quelques mois plus tard se proclamera Empereur des Baluba sous le nom d’Albert 1er. Sous la pression du groupe afro-asiatique et de l’U.R.S.S., l’O.N.U. envoie un corps de casques bleus de près de 20 000 hommes pour rétablir l’autorité du gouvernement central.

Fin août 1960, l’Armée nationale congolaise (A.N.C.), sur ordre de Lumumba, intervient au Kasaï où elle massacre, aidée par les Luluas, 30 000 Baluba dans des conditions atroces, Une poignée de mercenaires commandes par un capitaine français, encadrant des Baluba armés de façon hétéroclite, arrivent à mettre en échec l’A.N.C. Pour la première fois, des militaires blancs interviennent efficacement dans le conflit congolais.

A Léopoldville, le Chef d’Etat-major, le Colonel Joseph-Désiré Mobutu, un ancien sergent, constitue un Gouvernement des Commissaires généraux. Mais en novembre, Gizenga s’empare du pouvoir dans la Province Orientale. Le mois suivant, Lumumba, qui tentait de le rejoindre, est arrêté. Tandis qu’un de ses anciens ministres prend le contrôle du Kivu, un gouvernement pro-Lumumba s’installe dans le Nord-Katanga. La révolte d’inspiration marxiste, mais surtout fétichiste, s’étend à la majeure partie du Congo. C’est alors que Lumumba, qui a été livre à Tschombé par Mobutu, est assassiné

Tschombé, pour renforcer son armée, fait appel à des officiers européens, A la tête d’une poignée de mercenaires de toutes nationalités, dont Bob Denard, le commandant français Roger Faulques inflige alors de sévères pertes aux troupes de l’O.N.U. et combat victorieusement les Baluba du Nord-Katanga favorables à Lumumba. Pendant deux ans, tandis que Cyrille Adoula dirige à Léopoldville un gouvernement auquel Mobutu s’est rallié, Tschombé parvient à maintenir l’indépendance du Katanga en grande partie grâce aux mercenaires. On raconte qu’au retour d’une expédition en brousse particulièrement éprouvante, les femmes des colons belges s’exclamèrent en les voyants :  » ils sont affreux ! » et le surnom leur resta. Il faut dire qu’ils n’essayèrent pas beaucoup de les détromper et qu’ils laissèrent les journalistes broder autour de leurs exploits, entourant d’une odeur de soufre ce qui était en train de devenir une légende.

Tschombé va rester au pouvoir à E’ville (Elisabethville) jusqu’en janvier 1963. Une partie de ses forces, en particulier le bataillon Léopard du major Jean Schramme et les mercenaires commandés par Bob Denard, promu capitaine ente temps, se refugie alors en Angola portugais avec armes et bagages.

De 1963 à juin 1964, le pays se balkanise. Approvisionnées en armes a partir du Soudan, des rebellions reprennent au Kwilu avec Pierre Mulélé, dans l’ex-Province Orientale et dans l’est. En mai 1964, les rebelles, les mulélistes, soutenus par les Chinois communistes implantés en Tanzanie, s’emparent d’Uvira au Kivu puis du Nord-Katanga.

La fin du mandat de l’O.N.U., l’extension de la rébellion et le danger que représente une probable offensive des fidèles de Tschombé au Katanga entrainent un retournement de situation à l’africaine : Moïse Tschombé est rappelé à Léopoldville par Adoula et Mobutu, et forme un gouvernement en juillet 1964. Aussitôt, il fait rapatrier d’Angola les soldats katangais et les Léopards de Schramme ; il fait également venir d’Afrique du Sud les mercenaires qu’il était en train de faire recruter. Tous sont regroupés sur la base militaire de Kamina au Katanga.

Le Major Mike Hoare, un ancien de la première période de la sécession katangaise surnommé Mad Mike, prend la tête des mercenaires sud-africains. C’est un seigneur de la guerre qui a fait ses premières armes en Malaisie et qui préside le Yacht club de Durban. Il doit son surnom de  » Mike le fou  » autant à sa témérité qu’à la réputation de  » bras cassés  » de ses hommes. Fin aout, les  » Sud-Af  » reprennent Albertville sur le lac Tanganyika.

Mais la rébellion a fait tache d’huile. Le 5 septembre, un gouvernement populaire est crée à Stanleyville (Stan) sous la Présidence de Christophe Gbényé assiste du  » général  » Olinga et de Gaston Soumialot. L’armée populaire, constituée de guerriers surnommés les  » Simbas  » – les lions -, contrôle plus de la moitié du pays et le fait régresser à la sauvagerie la plus inimaginable. A Stan, Gbényé s’est muté de révolutionnaire marxiste en chef coutumier. Le crâne recouvert d’une coiffure faite d’une tête d’aigle, éventé par des gardes munis de chasse-mouches, il circule à dos de porteurs sur son tipo-tipo. On raconte qu’il a lui-même éventré l’ancien bourgmestre et qu’il a mangé son coeur devant la foule déchaînée. Tous les Congolais quelque peu européanisés ont été massacrés dans des conditions ignobles et les Européens qui ne l’ont pas été sont retenus en otages.

Entre-temps, les Sud-africains de Kamina ont été rejoints par des soldats de fortune de tous les horizons : Rhodésiens, Allemands, Italiens, Français. Une quarantaine d’entre eux sont transportés par C130 américains dans le nord-ouest du pays, a Géména. De là, sous la conduite du journaliste de Paris-Match Jacques Le Bailly (qui est venu pour un reportage !) ils reprennent, sur le Congo, Lisala. Plus au sud, dans la même province, le Major Siegfried Mueller, avec quelques mercenaires, dont des Allemands et des troupes de l’A.N.C., s’empare de Coquilhatville. A l’est Hoare et ses Sud-Africains prennent Kindu, début novembre tandis qu’un autre groupe réoccupe Bukavu.

Mais Stanleyville et la Province orientale continuent d’être sous la coupe des lumumbistes qui menacent de massacrer les centaines d’otages qu’ils détiennent. Tandis que  » Mad Mike  » fonce vers le nord au travers des embuscades, une opération de sauvetage est organise. Le 24 novembre 1964, des C130 américains larguent au-dessus de Stanleyville les para-commandos belges. Mais avant que ceux-ci aient investi la ville et aient été rejoints par les hommes du major Hoare, les mulélistes, pris d’une folie sanguinaire, massacrent plusieurs centaines d’otages européens à Stan et dans le reste de la province.

Stanleyville conquise, il reste à reprendre le contrôle de tout le nord et d’une partie de l’est du pays, soit près de deux fois la superficie de la France. La Province orientale a une frontière commune avec le Soudan et l’Ouganda. Et c’est en particulier par ces confins septentrionaux que les rebelles sont approvisionnes en armes par des avions venus d’Alger et du Caire qui atterrissent dans le Sud Soudan.

La ville de Paulis, à 570 kilomètres au nord-est de Stan, est reprise aux mulélistes. C’est là que fin mars 1965, Bob Denard, revenu du Yémen où il combattait les Egyptiens pour le compte de l’Iman Badr, installe la nouvelle unité qu’il vient de constituer. Ses soixante-dix hommes forment le 1er Choc au sein du 6ème bataillon commando étranger, le  » 6 codo  » commandé par le lieutenant-colonel belge Lamouline. En avril, le 1er Choc du commandant Denard rayonne autour de Paulis et compte ses premiers morts lors de la prise de Wamba, sur la route de Stanleyville…

Toujours habillés en civil, nous débarquons le mardi 18 mai 1965 sur l’aéroport de Stanleyville. De là, nous sommes rapidement transférés en camion à la base de la 5e brigade mécanisées située à l’extérieur de la ville, au milieu de la savane. Nous sommes déjà en pleine brousse. Pourtant les bâtiments, qui ressemblent à ceux d’un ancien collège, donnent au camp un air civilisé. Les bureaux sont modernes et éclairés par de larges fenêtres. Le mess avec ses baies vitrées, fait penser à un réfectoire de pension. Les formalités administratives réglées, nous touchons notre paquetage. Des casques et des uniformes un peu disparates : chemises kaki, vestes-blousons et pantalons camouflés de parachutistes portugais, casquette vert olive. Pour ce qui est du couvre chef, chacun improvise à sa guise. Mon frère Max, avant mon départ, m’a donné une casquette para un peu spéciale qu’il a porté en Algérie : celle des fellaghas ralliés du commando George. Elle lui a été offerte par un musulman du commando à cheval qu’il appuyait avec son T6 le long de la frontière marocaine. Cette casquette est étroite, taillée en longueur dans un tissu « léopard » et n’a pas de protège nuque. Sa visière tombe sur les yeux. Elle me donne la tête de loup caractéristique des ces commandos musulmans au visage émacié tant redoutés par les felouzes. Elle va devenir mon fétiche et, si l’habit fait bien le moine, je suis paré ! Cette tenue en impose aux autres et j’en ai d’ailleurs bien besoin car je me suis vite aperçu qu’une silhouette d’étudiant n’était pas ici très prisée.

La 5e brigade mécanisée a été créée dès l’arrivée au pouvoir de Moïse Tschombé, il y a une dizaine de mois. Son commandement a été confié au lieutenant-colonel belge Lamouline. Cet ancien du Katanga devait créer le fer de lance de la nouvelle A.N.C. grâce à l’arrivée de mercenaires et à des moyens mécaniques. A l’intérieur de cette brigade, les Sud-africains ont constitué une unité blanche homogène, le  » 5 codo « , et les mercenaires européens encadrent des Katangais ou des Congolais de diverses ethnies dans d’autres bataillons commandos. Les hommes de Schramme forment le  » 11 codo  » et les anciens colons belges de Kowalski, au Kivu, le « Codoki ». Bientôt toutes les nations se trouvent représentées parmi les mercenaires, du Danemark au Portugal et de la Yougoslavie à la Turquie. Les plus  » forts  » contingents viennent bien sur de Belgique et de France, mais l’Allemagne, l’Espagne, la Grèce et l’Italie sont aussi en bonnes places.

Lamouline, en fait de  » moyens mécanisés « , n’a finalement pratiquement rien obtenu, si ce n’est deux  » baignoires suédoises  » – des camions blindés Scania – prises à l’O.N.U. et deux ou trois Ferret, petites automitrailleuses blindées de reconnaissance.

Une fois équipés, les nouveaux arrivants sont introduis les uns après les autres dans le bureau du lieutenant-colonel Lamouline. Mon tour venu, je m’approche, salue main à la visière en claquant des talons, le regard rivé sur un point du mur au dessus de la tête du colonel :
– Volontaire Chassin Pierre, matricule 752-358, à vos ordres, mon colonel.
– Repos, Chassin.
Je me détends un peu et constate que le lieutenant-colonel est en train de consulter un dossier. Détendu, il semble avoir la quarantaine ; son regard est intelligent et bienveillant.
– Dans quelle unité souhaitez vous être affecté ?
– Au 1er Choc, mon colonel !  »
Il me lance un regard étonné.
–  » D’accord. Vous partirez avec le groupe qui rejoindra le major Denard à Paulis dans deux jours. »

Je n’en reviens pas. Tout va si rapidement. Je salue en claquant déjà moins fort les talons et fait un demi-tour presque réglementaire.

Mes camarades français Claude et Patrick ont également demandé à être affectés au 1er Choc. D’autres volontaires arrivés avant nous et qui étaient en instance d’affectation à Stan ont fait le même choix. Nous sommes une quinzaine de francophones regroupés pour subir un entraînement à la hâte. L’après-midi même, nous sortons dans la savane environnante sous la conduite d’un officier et de gradés. Les bleus sont disposés tous les dix mètres en lisière d’une zone marécageuse de hautes herbes. Accablés par la chaleur, nous progressons, les coudes au sol soutenant le Fal qui nous a été prêté pour la circonstance. J’ai rapidement les mains dans un piteux état, coupées par les hautes herbes. Ce sont les  » matitis  » dans lesquelles se cachent habituellement les rebelles pour tendre leurs embuscades. Elles procurent effectivement une protection très dense dans laquelle il est difficile de progresser. Arrivés à l’extrémité de la zone, nous constatons que les retardataires se sont égarés. Ils finiront par nous rejoindre exténués. La plupart d’entre eux ont perdu la forme du combattant et l’abus d’alcool est bien souvent responsable de la mauvaise graisse…

Le lendemain, en forêt nous partons sur des Jeeps, armées de mitrailleuses. La progression se fait généralement « en colonne ». A la droite du conducteur se tient le mitrailleur. Il est protégé par un blindage qui pivote en même temps que la Mag. Celle-ci peut être orientée horizontalement et verticalement. Sur le côté du blindage, la bande de balles est disposée dans sa boite. Le mitrailleur peut ainsi balayer devant lui sur un angle de 90 degrés. A l’arrière de la Jeep, quatre voltigeurs sont assis, les jambes pendant à l’extérieur. A quatre Jeeps nous gagnons un petit lac entouré d’immenses arbres pour faire nos premiers exercices de tir. Dans ce paysage sauvage mais idyllique résonne bientôt le fracas de nos armes amplifié par l’écho. La surface du lac se couvre de geysers au pied des arbres morts que nous visons. Excités par l’odeur acre de la poudre, nous sommes pris d’une frénésie destructrice et brûlons bandes sur bandes dans un vacarme assourdissant. Nos yeux brillent et des sourires d’enfant illuminent nos visages radieux. Une camaraderie joyeuse est en train de souder notre petit groupe. Les barrières disparaissent. Nous nous prenons d’amitiés pour un petit Belge d’Angoulême, truculent comme Zorba le Grec. Son visage hilare est barré d’une moustache blonde. C’est un garçon de café qui est arrive là par je ne sais quel mystère et qui a tout du Parigot, en particulier la gouaille et la dégaine bien peu militaires. Insouciants, nous nous prenons à ce grand jeu sans penser à l’avenir qui nous attend.

En fin d’après-midi nous trouvons le temps d’aller faire une incursion à Stanleyville. Grâce à un Français, nous rencontrons la personne qui fait office de consul de France. C’est un homme d’un abord affable aux cheveux déjà gris. Il a vécu les moments les plus difficiles de ces derniers mois. Lorsque les mulélistes régnaient en maîtres à Stan et qu’ils y faisaient couler le sang à flots. Les récits des témoins en sont hallucinants. Sur la place où se trouvait la statue de Lumumba, le sol était trempé de sang. Une immense flaque. Les mulélistes y dépeçaient les Noirs soupçonnés d’avoir pactisé avec les Belges. L’attitude vestimentaire, le port de lunettes, la façon de s’exprimer suffisaient à dénoncer les coupables. Les plus chanceux avaient un pied coupé à la machette et étaient contraints de traverser la place en courant. Les autres avaient le crâne broyé et les sorcières mama dévoraient leur cervelle encore tiède.

Deux jours plus tard, notre groupe est conduit à l’aéroport et nous débarquons sur un terrain de fortune à Paulis, en pleine zone tenue par les rebelles. C’est un vrai bled auquel on donne pompeusement le nom de ville. En fait, une bourgade de maisons en dur aux toits de tôles ondulées. L’aspect en est sinistre et l’ensemble grisâtre. Cette impression est confortée par le fait que Paulis est pratiquement vide de civils. En décrochant, les rebelles ont obligé la population et les otages à les suivre et les retiennent depuis lors dans la brousse. Un seul officier belge commande la place tenue par des troupes katangaise, congolaise et sud-africaine. Denard et son 1er Choc, en transit, sont autonomes de facto. D’ailleurs nous devons partir en colonne vers l’ouest pour reprendre les villes encore détenues par les mulélistes et pour le Belge commandant la place ce sera un soulagement. La semaine dernière le 1er Choc et les sud-Af ont bien failli en venir aux mains, les armes en plus ! Au cours d’une beuverie, des hommes du  » fifth codo  » ont tué l’adjudant François, un Katangais que Denard connaissait depuis la première sécession et qui commandait les Katangais à Paulis. Les Français en armes ont encerclé les Sud-Africains en réclamant que les coupables soient traduits devant un tribunal militaire. Les Sud-Af les ont d’abord considérés avec mépris, mais devant la détermination de Denard, ont fini par entendre raison. L’atmosphère est tendue et la pression perceptible par nous tous. Les hommes du 1er Choc sont revenus fatigués et amers de la difficile expédition à Wamba. En tête de colonne, l’angoisse est constante et la tension ne se relâche pas. Les Simbas sont cachés dans les herbes et derrière les termitières. Leurs armes sont pointées sur la première Jeep, qui par sa vitesse échappe parfois au tir, et les balles atteignent le second véhicule. C’est à Wamba que la seconde « Jeep de tête » de mon copain le lieutenant Henri Clément est tombée dans une embuscade. Elle a été atteinte par un tir de bazooka. Trois des occupants sont morts sur le coup, un autre a été blessé et Henri gravement touché à la tête. Il est encore à l’hôpital et le médecin dit ne pas avoir les moyens d’extraire les éclats. Quand l’explosion l’a projeté sur le côté de la piste, il a été rempli d’un immense soulagement et la seule pensée qui lui a traversé l’esprit a été :  » Enfin, c’est fini… »

Pendant le déjeuner, je prends un contact difficile avec mes nouveaux compagnons. A table, au milieu d’une dizaine d’anciens, l’atmosphère est lourde. Il fait chaud et humide. Les visages, mal rasés, tannés par le soleil et luisant, sont patibulaires. Des uniformes fripés et empreints de sueur engoncent des corps musclés et nerveux. La plupart des hommes portent sur les avant-bras des tatouages. La conversation, inexistante, se résume à de courtes engueulades à l’occasion desquelles j’apprends qu’ils n’ont pas été payés depuis leur arrivée au Congo. Je suis atterré de me retrouver au milieu de cette bande de coupe-jarrets. Dans quelle galère ai-je bien pu me fourrer !

L’après-midi, notre petit groupe de nouveaux venus est introduit dans le bureau de Bob Denard. Assis derrière son bureau, il est sanglé dans un uniforme bien repassé sur lequel se détachent des épaulettes rouges où brillent les étoiles de son grade. Enfin quelqu’un qui ressemble à un officier! Il semble même qu’il tienne à se donner le look des S.A.S., les célèbres parachutistes anglais de la dernière guerre. La moustache y est pour beaucoup. D’une voix rocailleuse à l’accent bordelais, il demande à chacun d’entre nous de se présenter. Un petit Espagnol s’avance : Sergent Guitterez, ancien sous-officier dans la Légion. Il indique au commandant qu’il a des états de services  » spéciaux  » en lui tendant un bout de papier sur lequel il a inscrit un numéro de téléphone en gage de signe de reconnaissance. Denard reste impassible et passe à l’interrogatoire du suivant. Quand mon tour vient, il me demande de me présenter à l’officier responsable du Scania, le camion blindé  » hérité  » de l’O.N.U.

Une fois sorti du bureau de Denard, je finis par trouver l’officier en question au milieu de l’effervescence qui règne dans l’hôtel qui sert de Q.G. A moi de me démerder pour me procurer mon armement en allant voir le lieutenant Robyn chargé de la logistique et responsable de l’armurerie. Marc Robyn est un lieutenant belge à l’aspect juvénile, mais pourtant un véritable vétéran. C’est un des fidèles de Denard depuis le Katanga, il l’a suivi au Yémen. Il est en train de bricoler l’affut d’une DCA qu’il essaie de transformer en canon tout terrain. Devant mon insistance, il finit par me donner mon arme individuelle, un Fal et sa dotation de balles de 7,62 mm, ainsi que des bandes du même calibre pour la mitrailleuse du Scania. J’ai beau lui dire je voudrais aussi des grenades, il me rétorque qu’il n’y en a pas pour tout le monde et que je suis déjà très bien servi. Je m’aperçois alors que chacun se débrouille comme il peut pour avoir des armes à son goût. Certains ont, à la place du Fal, un pistolet mitrailleur français MAT, une mitraillette Thomson ou une Beretta italienne. L’un a même une Uzi, le PM très léger qui est l’arme de prédilection des Israéliens. Quelques-uns ont un pistolet à la ceinture. Ce n’est pas ce que je désire. Je veux trois ou quatre grenades offensives qui me paraissent plus efficaces dans mon cas, compte tenu de mon manque d’entraînement au tir. Un ancien m’indique qu’en face de nos bâtiments habite un civil hollandais qui a rejoint Paulis pour y faire toutes sortes de trafic. La petite salle de son  » magasin  » est sombre et remplie d’un invraisemblable bric-à-brac : outils, alcool, conserves, cigarettes. Bien que je ne fume pas, j’achète une cartouche de blondes ; une  » farte  » comme disent les Belges. Muni de cette monnaie d’échange, je peux rapidement me procurer quatre grenades.

Autour des véhicules alignés dans la rue principale de Paulis règne une agitation fébrile. Chacun se prépare de son mieux et je passe l’après-midi à graisser mes armes. La baignoire suédoise à laquelle j’ai été affecté est, avec l’automitrailleuse AM-8, le seul  » blindé  » de la colonne. Elle doit son surnom à sa forme caractéristique. Il s’agit d’un gros camion, haut sur pattes, dont les blindages latéraux forment un angle. Le long de celui-ci une barre sert de marchepied. L’intérieur ressemble à une longue baignoire recouverte d’un dais d’apparat. Des arceaux soutiennent une bâche vert olive, de la même couleur que le reste du véhicule. Si elle protège des intempéries, elle n’arrête pas les tirs de mortier ni les jets de grenades. Par chance, on dit que les rebelles, qui ont encore plus peur que nous, lancent les grenades sans les dégoupiller ! Chacun des flancs du Scania est défendu par une mitrailleuse belge Mag. Mon poste se trouve au milieu, à gauche. Le mitrailleur est assis sur un tabouret pivotant, le corps placé au-dessus du niveau du camion, mais protégé à l’avant par le blindage qui entoure la Mag. Par contre, son dos n’a aucune protection, ce qui procure une curieuse sensation. Mais c’est le mitrailleur des deux Vickers jumelées qui est de loin le plus expose. La cabine avant est en effet surmontée d’une  » tourelle  » munie d’une double mitrailleuse lourde alimentée par deux bandes de cartouches de 7,7 mm. Il s’agit d’un simple rail circulaire sur lequel glisse le pied de la Vickers. Le mitrailleur ne dispose d’aucune protection. Au-dessous, le chauffeur regarde sa route à travers des meurtrières blindées horizontales. L’engin ressemble à un monstre de l’ère tertiaire et est impressionnant. Je suis d’ailleurs assez fier d’y avoir été affecté.

Avant le diner, au mess, Bob Denard nous rejoint pour s’adresser à nous. Coiffé du béret amarante des parachutistes français, il s’avance un peu raide et en claudiquant. De bonne stature, il s’appuie sur une canne. Lors de l’opération de Wamba, il était sur le marchepied de la Jeep de Clément lorsqu’elle a dérapé dans un trou. Il a eu la jambe droite cassée. Sa canne lui donne maintenant ce petit air britannique qu’il affectionne, contrecarré par son accent bordelais. Il s’adresse à nous en des termes simples, dépourvus d’emphase, pour nous dire que nous partirons le lendemain à l’aube, que notre objectif est Buta, à 600 kilomètres de là, où sont détenus quelques 150 otages noirs et blancs, qu’il compte sur nous et que nous serons payés. Nous opérerons tandis qu’une seconde colonne, sud-africaine, partira plus au nord de Niangara pour rejoindre Bumba. Moi qui me croyais à Arcole, j’attendais une harangue pour renforcer les coeurs et suis un peu déçu. Je retombe vite sur terre : ici, ce qui compte, c’est de faire son boulot et le panache n’est pas de mise !

Epuisés par cette journée, les bleus vont se coucher pendant que les anciens, nerveux, continuent leur veillée d’armes car la colonne légère partira dans la nuit. Pour ma part, je m’écroule et m’enfonce dans un sommeil sans rêve. Demain sera un autre jour…

Réveil avant l’aube. Chacun s’harnache : gros ceinturon autour de la taille d’où pendent, dans le dos, une poche avec deux chargeurs de Fal et, sur les côtés et devant, les grenades. Puis nous rejoignons nos postes respectifs. La colonne est constituée de deux groupes. En tête les Jeeps d’assaut qui doivent foncer le plus rapidement possible sur l’objectif pour prendre les rebelles par surprise. Bien qu’il soit peu probable que les mulélistes ne soient pas déjà prévenus de nos plans, on peut toujours tabler sur leur manque d’organisation et leur imprévoyance. L’objectif premier est de libérer les otages, il faut donc aller vite. Nous savons que les rebelles ont jusqu’à présent toujours tendu des embuscades pour retarder l’avancée de nos troupes. Des instructeurs étrangers leur ont appris à bien choisir l’emplacement et le moment du déclenchement des tirs. Cela commence généralement par un tir de bazooka sur la Jeep de tête. Celle-ci est de loin la plus exposée et ce sont les vétérans les plus audacieux qui sont désignés pour cette place de kamikaze. La première partie de la colonne est formée de l’AM-8 et de cinq ou six Jeeps, armées d’une ou deux mitrailleuses Mag jumelées. L’équipage est composé d’un chauffeur, d’un mitrailleur et de quatre hommes armés de leur Fal et d’Energas, charges creuses qui sont propulsées par le fusil d’assaut faisant office de lance-grenades. Puis vient la colonne lourde. Trois Jeeps avec des mitrailleuses lourdes Point 30 et Point 50 ouvrent la marche. Suivent la Jeep de Denard, une Jeep avec deux bazookas jumelés, le Scania, la Jeep portant le canon 75 sans recul, le camion avec les mortiers de l’adjudant-chef Martin, la Jeep canon de 20 mm et la voltige sur ses camions. Ces derniers ont été spécialement aménagés : au milieu le matériel, le ravitaillement ou l’essence ; sur les côtés, assis sur des bancs, les jambes pendantes, les mercenaires voltigeurs qui peuvent ainsi sauter à terre instantanément. Enfin, l’ambulance, les camions chargés de soldats congolais, les camions de dépannage et du  » génie  » et les deux Jeeps d’arrière-garde remplies de mercenaires ayant pour mission de s’assurer que les Congolais suivent bien. Un jeune prêtre belge s’est joint à la colonne dans le but d’aider à la libération des otages, des missionnaires et des religieuses. Pour la circonstance, il a endossé un uniforme et coiffé une casquette kaki. Nous sommes en tout une centaine de mercenaires blancs, deux cents soldats katangais et deux cents Congolais. Nos renseignements indiquent que 2 000 à 4 000 combattants mulélistes sont concentres à Buta.

Les camarades arrivés en même temps que moi sont dispersés sur différents véhicules. Claude Minet et Patrick Bordes embarquent sur une Jeep mitrailleuse. Dans le Scania, nous sommes six : cinq Européens et un Katangais. Celui-ci, prénommé Léon, est un grand gaillard filiforme au sourire sympathique. Tous lui marquent de l’estime car il a la réputation d’être courageux. C’est le mitrailleur des Vickers. Les fesses coincées sur l’assise de ce qui devait être une tourelle, les deux pieds calés de chaque côté des mitrailleuses, il tient son arme double d’une main négligente, la casquette camouflée relevée vers l’arrière. Il fait partie des soldats katangais sur lesquels on peu compter : ceux qui ont combattu pendant presque quatre ans aux côtés des mercenaires blancs et qui ont acquis une expérience de la guerre. Les autres soldats congolais, encadrés par leurs gradés, forment une piétaille sans formation militaire ni pratique du combat.

Mathieu, le chauffeur du Scania, est un blanc râleur, genre camionneur. Il ne doit pas être trop impressionnable car il faut un certain sang froid pour conduire à toute vitesse son hippopotame blindé ! Le Scania est commandé par un sergent, Schauterdern, qui tient le poste de mitrailleur de droite. C’est un Wallon de taille moyenne, aux traits réguliers, aux cheveux blonds coupés court et au regard délavé. Tout respire la froideur chez cet ancien para-commando belge. Le cinquième équipier de cet étrange vaisseau est un Français. Baeli est un brun costaud qui porte barbe et lunettes. Il m’explique qu’il fait généralement équipe avec deux autres Français, le sergent-radio Dommange, dit Beru, et l’adjudant René Biauni. Ils sont, d’après Baeli, tous les trois des anciens de la « Piscine » (le SDECE) formés à Cercottes. Je ne sais pas quelle est la part de vérité dans tout ça, mais en tout cas, dans le Scania, Baeli n’a aucun rôle particulier.

A l’aube, la colonne s’ébranle lentement. Pour atteindre Buta, la principale ville de la Province orientale après Stan, il n’existe qu’une seule piste qui va vers l’ouest, et qui est parallèle à la ligne de chemin de fer hors d’usage située quelques dizaines de kilomètres au sud. Il nous faudra passer deux autres localités qui font verrou sur notre route : Poko et Titulé. Sortis de Paulis, nous nous enfonçons rapidement dans la forêt. La piste est entourée d’arbres immenses au milieu desquels résonne le vacarme de nos véhicules. Le Scania a pris de la vitesse et cahote dans les ornières en faisant ronfler son moteur. Calé sur mes jambes de chaque côté de mon siège, j’essaye de rester droit, les mains cramponnées à mon arme, le regard scrutant le mur vert qui défile devant moi. La végétation est tellement dense que l’on a l’impression d’en être prisonnier. Cela fait treize jours que j’ai quitté Paris et me voila déjà en opération au fin fond de la forêt équatoriale. Cela a quelque chose d’irréel !

Penché de temps en temps au-dessus de la paroi du véhicule à l’occasion d’une courbe de la piste plus large ou au sommet d’une légère pente, j’aperçois la colonne qui s’étend devant mais surtout derrière nous. Les Jeeps et les camions sont espacés d’une trentaine de mètres. Dans les parties de la piste les plus latéritiques une épaisse poussière s’élève. Le soleil est maintenant au-dessus de nos têtes, et la chaleur, jointe à la poussière, rend l’atmosphère étouffante. Tout cela a pourtant l’allure d’une grande ballade. Parfois la colonne ralentit et nous faisons une pause. Nous prenons position et, comme par hasard, c’est toujours mon côté qui est en protection alors que les autres descendent des dégourdir les jambes. Le rôle de bleu ne me convient pas trop, mais je me tais. Nous repartons et l’espace entourant la piste s’élargit. L’impression de claustrophobie se dissipe un peu. Je me détends et, comme tous ceux de la baignoire ont pris une attitude moins anxieuse, j’en profite pour caler ma mitrailleuse, attraper mon appareil dans mon sac et prendre une photo de la colonne avec Baeli en premier plan. Hilare, il a l’air d’apprécier lui aussi le voyage en touriste. La tension est pourtant sous-jacente car la densité de la forêt permettrait à des rebelles armés de se cacher au bord de la piste. Bientôt la colonne s’arrête dans in endroit où la végétation est plus clairsemée. Sans doute un obstacle d’arbres en travers de la piste. Une rumeur selon laquelle l’AM-8 est tombée dans une embuscade remonte la colonne. Mes coéquipiers sautent du Scania pour aller contempler le spectacle et je reste seul avec le Katangais.

Soudain, un déluge de tirs s’abat sur la colonne, ponctué par des explosions plus violentes. Accroché à mon arme, je balaye la forêt devant moi par courtes rafales. Je ne distingue rien et tire au jugé à la hauteur d’où semble venir les détonations adverses. La colonne est devenue une bête furieuse dont la puissance de feu fait trembler l’air. Je passe de ma Mag à celle de Schauterdern, alternant les tirs avec précipitation. L’arme vibre sur son pivot en crachant ses rafales et son métal tiède tressaillit sous mes doigts. De temps en temps, on aperçoit des branches cisaillées par nos tirs se détacher et tomber au sol. Des Simbas, postés dans les arbres d’où ils nous canardent, sont sûrement touchés. Les hommes du Scania, pliés en deux, arrivent en courant, grimpent à bord et bondissent sur leur arme. Les détonations résonnent de plus belle dans la baignoire d’acier. Puis le claquement sec et rapide des mitraillettes chinoises des rebelles se fait moins dense. Derrière le Scania, à un endroit où la piste est plus large, l’adjudant-chef Martin a placé trois mortiers. Torse nu, ce vétéran de la LVF et de la Légion règle la hausse de ses 60 et 81 et oriente ses tubes vers le point de la forêt d’où semblent venir les tirs les plus nourris. On entend ses aboiements rauques houspiller Van Imp, un brun musclé lui aussi torse nu, et le second serveur. L’énorme buste de Martin est surmonté d’une trogne moustachue où brillent de petits yeux. Ses deux longs bras enfournent obus sur obus dans la gueule des mortiers. On dirait un Vulcain, mâtiné de troll de la forêt. Sous le soleil accablant, il se démène comme un diable, la poitrine ruisselant de sueur. Le claquement sourd des départs de mortiers est suivi d’un sifflement puis, quelques secondes plus tard, d’une explosion brutal. De temps en temps, l’air est secoué par la détonation plus forte du 75 sans recul qui fait trembler sa Jeep. Au-dessus de nos têtes, le Katangais mitraille la cime des arbres sans discontinuer. J’entends très nettement les balles ennemies siffler à mes oreilles tandis que dans mon dos, la mitrailleuse du Wallon crache ses munitions. Le canon de ma Mag est brûlant. Je dois le remplacer par le canon de rechange et installer une nouvelle boîte contenant une bande de cartouches de 7,62. Quelques dizaines de secondes suffisent et ma mitrailleuse asperge à nouveau tout ce qui me fait face. Les milliers de cartouches percutées répandent une odeur de poudre obsédante et grisante qui attaque les yeux. Je me laisse submerger par l’excitation du combat. Crispé sur la Mag, je sens la mitrailleuse s’agiter par saccades et perds le sens des minutes qui s’égrènent.

Soudain, je me rends compte que les tirs adverses ont cessé. J’arrête de presser la gâchette. La colonne continue pourtant à déverser son déluge de fer sur la forêt. Bientôt nos mitrailleuses cessent leur tir. Mais le vacarme continue d’être presque aussi assourdissant. Les centaines de Fal des soldats congolais aboient encore de tous côtés. Pris de terreur et couchés à terre, les soldats de l’A.N.C. tirent n’importe où, la plupart tenant leur fusil crosse à terre ou même au-dessus de leur tête, le canon tourné vers le ciel. On entend les cris des officiers blancs  » Cessez le tir, cessez le tir !  » sans que cet ordre soit suivi d’effet. Puis peu à peu le vacarme s’affaiblit. Nous reprenons notre respiration. On entend encore quelques craquements dans la forêt.

Le calme est revenu quand tout à coup des cris retentissent au devant de la piste.  » Mulélé maï ! Mulélé maï ! « . Penché au-dessus du Scania, j’ai juste le temps d’apercevoir des Noirs qui se ruent à découvert sur la piste. Ils semblent agiter des armes blanches au-dessus de leur tête en courant vers nous. A l’avant les Jeeps mitraillent la piste mais les Simbas continuent de courir comme s’ils étaient invulnérables. Puis, les uns après les autres, ils s’écroulent dans la poussière. Un silence de mort s’abat sur la forêt. Nous restons abrutis et sans voix. Enfin nous sautons à terre pour aller aux nouvelles. La piste est jonchée de douilles de balles, d’obus de mortiers et des longues douilles du 75 sans recul. L’un d’entre nous, parti vers l avant en revient peu après. L’AM-8 est tombée dans un trou d’éléphant. Les roquettes de bazooka tirées par les rebelles ont raté leur cible, mais la Jeep de tête a été touchée de plein fouet par le tir de leurs mitrailleuses. Le gradé qui la commandait et le conducteur sont morts, touchés au ventre, et les quatre autres occupants du véhicule sont blessés. La nouvelle nous porte un coup mais je sens déjà que ma sensibilité s’est émoussée et que je me protège imperceptiblement contre tout apitoiement.

Lorsque la colonne reprend sa marche, nous passons à côté des Simbas mitraillés. Du haut du Scania j’aperçois des corps couchés sur le sol, regard tourné vers le ciel. Leur ventre n’est qu’une bouillie sanglante mais leur visage est radieux, comme illuminé d’un sourire bienheureux. Pas le moindre rictus de douleur. Ils sont partis à l’attaque ivres de chanvre et d’alcool. Ces Simbas ont reçu la dawa, un sortilège administré par les sorciers. Elle leur garantit l’invulnérabilité s’ils ont su se garder purs jusqu’au combat en ne touchant pas de femme et s’ils ne se sont pas retournés pendant l’attaque. L’esprit de Mulélé doit changer les balles en eau. Maï signifie eau en lingala et c’est pourquoi ils hurlaient  » Mulélé Maï  » en attaquant. Mais c’est l’effet du chanvre indien qui leur a permis de continuer à avancer sous les balles et de mourir avec un tel sourire extatique. Je réalise alors ce que signifient le regard flou et l’attitude désinvolte de notre mitrailleur katangais. Depuis notre départ, Léon n’a cessé de fumer de curieuses cigarettes qu’il roule lui-même d’un air négligent…

Cahotant sur la piste, le Scania fonce à la suite des Jeeps de Denard parti prêter main forte à la colonne légère. Nous sommes projetés de nos sièges à chaque ornière, mais l’impression est grisante. Lorsque nous arrivons à Poko, la colonne légère est en train de  » nettoyer  » le village. Pendant la nuit, les nôtres ont vu briller des phares et ont tendu une embuscade à un camion rebelle, tuant seize Simbas. Maintenant Poko est désert, comme tous les villages que nous avons traversés. Les habitants ont fui dans la brousse et toutes les cases sont vides. Comparées aux paillotes annamites, je les trouve très propres. Malheureusement, après notre passage, ce n’est plus le cas : les soldats les fouillent et raflent systématiquement tous les arcs, flèches et sagaies. L’un d’eux me fait cadeau d’un fusil pouh-pouh au long tube de métal qu’il faut bourrer de poudre avant de tirer. Les mercenaires et les Noirs s’emparent des poules qui errent çà et là. Nous campons à proximité du village et, après avoir amélioré l’ordinaire avec les volatiles grillés au feu de bois, nous nous endormons dans nos véhicules sous une pluie torrentielle.

Le lendemain, nous roulons tout le jour au milieu d’une forêt très dense et, après nous être embourbés plusieurs fois, nous nous arrêtons dans un village pour passer la nuit. Le troisième jour, il pleut des cordes et l’humidité devient étouffante. Le Scania traverse d’immenses flaques d’eau puis, quelques kilomètres plus loin, la piste est sèche et poussiéreuse sous un soleil ardent. Durant toute la journée, la boue et la poussière alternent. Lorsque le soleil se cache derrière le faîte des arbres, la colonne fait halte dans une clairière près de Zobia, un embranchement stratégique. A peine chaque véhicule a-t-il pris position qu’une nuit noire tombe sur la forêt. De nouveau c’est le côté du Scania où je suis qui est tourné vers la jungle. Un tour de garde est établi et je m’endors aussitôt d’un sommeil profond au pied de mon arme, au fond de la baignoire. Tout à coup, je suis réveillé en sursaut par des détonations. Je hurle  » Aux armes  » en me précipitant sur ma Mag et commence à strafer devant moi. On aperçoit des lueurs dans la nuit. Mes camarades se sont réveillés et chacun tire de son côté. J’entends des balles siffler ainsi que des chocs métalliques et sourds. Ma mitrailleuse s’enraye et je saute sur mon Fal. Je tire de très courtes rafales avec le fusil d’assaut. On entend des cris au loin puis, comme par magie, le silence retombe sur la nuit opaque. Revenu de ses émotions, chacun se recouche et s’endort. Le lendemain, au petit jour, nous constatons que la plaque de blindage de la mitrailleuse a été transpercée à deux endroits. Je l’ai vraiment échappé belle ! Mes réactions au feu me valent le respect de mes compagnons : dorénavant ce n’est plus mon côté du Scania qui sera systématiquement exposé.

Le matin, chacun remet de l’ordre et nettoie ses armes. Un jeune volontaire du camion qui est derrière nous vient apprécier, en connaisseur, les impacts de balles sur le blindage de ma Mag. Assis sur le bord de la piste, nous faisons connaissance. Carter est américain, mais ne parle pas un traître mot d’anglais. Né a Marseille, il a un accent du Vieux Port incroyable. S’il n’était originaire de la cité phocéenne, on le prendrait pour un parfait Titi parisien. C’est le débrouillard né ! Le poil noir, la coiffure en hérisson, les yeux perçants, les traits réguliers, une moustache de mongol lui tombe de chaque côté de la bouche. Installés dans les herbes, astiquant nos Fal, nous rions comme si de rien n’était. Puis, de bon appétit, nous attaquons nos rations militaires pour un petit-déjeuner de pique-nique. A la pointe du couteau, nous mangeons à belles dents du corned-beef accompagné de biscuit. Des camarades ont fait un feu sur lequel chauffent eau et café dans un casque. Chacun y va de son quart. Plus loin, les soldats congolais font leur tambouille à base de manioc. Il règne une impression de calme et de paix que chacun semble apprécier. La pause terminée, nous regagnons nos engins.

Les Jeeps et camions font ronfler leur moteur et démarrent paresseusement sur la piste. La colonne s’ébranle et s’étire lentement sur la piste. Nous prenons de la vitesse et les cahots nous secouent comme pour nous ramener à la réalité. Bientôt nous fonçons droit devant. La forêt est plus dense et plus sombre. La piste est redevenue sèche et nous sommes recouverts de poussière rouge de la tête aux pieds. Les kilomètres semblent défiler, ponctués par le tir régulier de la Jeep de tête sur tout ce qui pourrait constituer un piège. Tout en roulant à vive allure, la Jeep arrose systématiquement chaque tournant, chaque repli de terrain, chaque coin de la forêt plus touffu que les autres. Le mitrailleur strafe au jugé, et le vacarme pour les hommes du début de la colonne est assourdissant et lancinant. L’écho nous renvoie le claquement des rafales tandis que la colonne s’avance comme un monstre mécanique.

Soudain, elle ralentit dans une zone moins dense et des explosions retentissent à l’avant. Nous continuons à approcher vers le point où les Jeeps de tête ont été accrochées. De nouveau, ça se met à tirer de tous les côtés. Du Scania, nous arrosons vers la lisière de la clairière. A côté de nous, le 75 a pris position et ses servants enfilent obus sur obus. Une flamme apparait à l’arrière du tube, la Jeep d’affût tremble sur ses pneus, la détonation retentit et une fumée d’impact apparaît dans les arbres. Ca mitraille de tous côtés. Je reconnais mieux les saccades sèches et rapides des mitraillettes chinoises, le claquement des fusils tchèques. Nous sommes installés en hauteur sur le Scania et offrons une cible idéale. Les balles sifflent à nos oreilles avec un bruit léger parmi les explosions. J’asperge à tir régulier, comme à l’entraînement. Les Noirs tirent dans toutes les directions et les mercenaires, tout en essayant d’éviter une balle perdue, tentent de les calmer. Mais même certains volontaires se cachent sous les camions tandis qu’un gradé essaye de les déloger à coups de bottes. L’engagement dure près de deux heures puis le vacarme s’affaiblit peu à peu. Sur le terrain, c’est la pagaille. Les Jeeps sont tournées de tous côtés, leurs mitrailleuses orientées vers les très hauts arbres de la lisière dont le sommet semble dégarni. Tout a coup, au milieu de ce désordre, apparaiî le garçon de café belge. Il court en braillant et en agitant les bras. Son regard est hagard et son corps secoué de sanglots.  » Je veux rentrer chez moi !  » hurle-t-il.  » Un taxi, un taxi ! « . Il a complètement perdu la tête et continue sa route en zigzaguant. Bientôt, des anciens le ramènent en le tenant fermement. Il faudra attendre d’avoir pris Buta pour l’évacuer et son calvaire de terreur le poursuivra, terré dans un camion.

Nous entendons un bruit de moteur d’avion qui se rapproche. Un des zincs des Cubains anticastristes passe au-dessus de nos têtes en agitant les ailes. La Jeep radio du sergent Dommange, à côté de celle de Denard, a pris contact avec l’avion. Ce dernier refait un passage en jetant un sac dans la clairière et repart en agitant de nouveau les ailes en signe d’adieu. C’est le courrier, et le moral revient. Heureusement, car nous avons encore eu deux blessés, l’un par balle et l’autre par éclats de mortier. Mon groupe, celui des  » nouveaux « , est arrivé il y a trop peu de temps pour recevoir des lettres, mais nous savons que même ici, perdus en pleine forêt, nous pourrons savoir ce que deviennent les nôtres et c’est le principal.

Lorsque nous arrivons à Titulé, le village est désert. Les mercenaires du groupe de tête se sont déjà égaillés çà et là. Quelques-uns ont trouvé un coffre-fort dans une maison. Ils installent des explosifs pour faire sauter la porte, allume la mèche et sortent en courant se mettre à l’ abri. Lorsque la déflagration retentit, ils se précipitent à l’intérieur de la maison. La pièce est vide, l’armoire forte a disparu ! À l’extérieur retentissent les exclamations des soldats congolais. Le coffre a été projeté à travers le plafond et est retombé de l’autre côté du mur près d’eux. Sa porte est bien ouverte, mais il est pratiquement vide : seules quelques liasses de timbres le garnissent
A un autre endroit, les soldats blancs décident de faire sauter la porte d’un coffre-fort a l’aide d’un bazooka. Le servant, imprudent, se poste dos à un mur. Lorsque la roquette part, le retour de flamme lui brule les fesses. Le tir est malgré tout précis, le coffre ouvert, mais son contenu entièrement calciné !

Le cinquième jour, nous reprenons la route à vive allure. En tête, les Jeeps d’assaut foncent vers Buta pour y essayer de prendre les Simbas par surprise, s’il est encore temps. Le reste de la colonne essaye de suivre de son mieux. En cours de route, nous délivrons trente- six otages, des civils et des religieuses noires au regard affolé.

Enfin la piste débouche sur une large étendue déboisée, entourée de maisons basses que surplombe la cathédrale de Buta. On aperçoit des mercenaires qui s’égaillent à droite et à gauche vers les maisons. Le Scania prend position et je reste à mon poste pendant que mes compagnons descendent en toute hâte. Les anciens sont pris d’une frénésie et courent pour piller les maisons avant que les véhicules suivant n’arrivent. Bientôt les camions des Congolais stoppent sur place et les soldats noirs se précipitent aux alentours. Les camarades du Scania reviennent chargés de sacs de jute remplis à craquer. Je suis pris d’un dégoût indicible et lorsque Baeli, du sol, me dit qu’il a trouvé deux calices et me tend un sac pour que je l’aide à monter à bord, je le lui balance sur la tête de rage et les ciboires roulent à terre. Il reprend raison avec un air penaud. Pris par l’ambiance de pillage qui règne de tous côtés, il a accompli un acte qu’il regrette, mais il n’entend pas pour autant se séparer des statuettes d’ébène et des défenses d’éléphant qu’il a  » trouvées « . Ce sont les bilokos, qu’à défaut de numéraire, la plupart des soldats blancs ramènent en souvenir. J’aperçois des soldats de l’A.N.C. qui reviennent chargés d’objets. L’un d’eux porte sous un bras une cuvette de WC tandis qu’il traine derrière lui des objets hétéroclites. Je ne réalise pas l’aspect comique et dérisoire de cette scène et n’y vois que le côté sordide de l’avidité de ces hommes qui auraient pu tuer si des civils s’étaient opposés à leur forfait. Mais la ville est morte et je suis submergé de honte par le spectacle donné par les soldats blancs. Heureusement, Denard intervient en menaçant les pillards du conseil de guerre et les hommes rejoignent leur véhicule pour prendre position aux endroits stratégiques.

Sans doute retardés par quelque rapine, trois Simbas faits prisonniers sont amenés au Scania par des mercenaires. Ils sont attachés à la barre transversale qui longe le côté du blindé et fait office de marchepied. D’assez petite taille, ils sont sales et à moitié nus. Un air animal émane d’eux. Le grade qui les a amenés m’en confie la garde. Je détourne le regard de ce groupe pitoyable pour contempler de loin la grandiose cathédrale de briques roses. Elle a un aspect incongru dans ce coin perdu enfoui dans la forêt. Son clocher s’élance vers le ciel en témoignage de l’oeuvre immense accomplie par les missionnaires européens… Lorsque je me retourne, j’aperçois le mitrailleur katangais en train de brûler un des prisonniers avec sa cigarette. Stupéfait qu’un type à l’aspect si franc puisse prendre goût à un tel manège, j’ai un temps d’arrêt avant d’intervenir. Le prisonnier ne souffle mot, pas un gémissement. Nerveusement, je crie au Katangais d’arrêter. Il se retourne nonchalamment et retourne à sa tourelle. Le sergent Wallon est revenu et menace les prisonniers de son pistolet. A ce moment, un prêtre noir s’approche de nous. Il est grand et mince dans sa soutane blanche, un sourire doux et triste aux lèvres. C’est Monseigneur Mali, évêque noir de Buta, qui vient d’être délivré. Il s’avance en nous disant que ces hommes sont ses anciens jardiniers, qu’ils n’ont rien fait de mal et il nous demande grâce pour eux. Je n’en crois rien mais suis soulagé de rencontrer enfin une âme compatissante…

Des camarades reviennent de l’autre extrémité de la ville, ils ont trouvé sur le pont qui enjambe la Rubi un missionnaire blanc cloué au sol par des sagaies. Trente autres pères blancs ont été massacrés par les Simbas, leurs cuisses mangées et leur corps jeté au fleuve. Nous avons eu un blessé en entrant dans Buta et la vie des prisonniers ne tient qu’à un fil tant l’atmosphère est lourde. Bientôt, un groupe de cinq personnes nous rejoint. Deux infirmiers et trois religieuses noires. Les infirmiers sont vêtus d’une chemisette portant l’insigne de la Croix rouge et d’un short kaki. Ils nous regardent d’un air ébloui et comme étourdis. Leurs yeux débordent de reconnaissance. Ils viennent de passer plusieurs mois cachés au-dessus du plafond d’une pièce, ravitaillés par les bonnes soeurs. Elles n’ont pas beaucoup plus d’une vingtaine d’années et viennent de vivre des jours épouvantables. Une vingtaine d’autres religieuses ont été emmenées en otages dans la brousse par les rebelles. Ils ont vidé Buta de ses habitants avant notre arrivée et les ont entrainés dans la forêt. Le soir tombe dans un silence impressionnant sur la ville déserte envahie par les herbes.

Nous nous installons pour la nuit à l’entrée de la ville dans l’ancien internat du collège de la Mission dont les bâtiments entourent une large cour. Il ressemble à une caserne et sa forme rectangulaire lui donne l’aspect d’un fort assez facile à défendre. Je monte la garde une partie de la nuit à un angle, juché sur un échafaudage qui surplombe le mur d’enceinte. Devant moi, la nuit bleutée éclaire une cocoteraie. Au premier plan, la lumière de la lune joue entre les troncs des arbres. Les cocotiers s’élancent vers le ciel comme de grands fûts clairs surmontés d’une épaisse couronne noire. Les rayons de la lune glissent entre les premiers rangs pour mourir au fond de la forêt. Un silence étrange s’est abattu sur la jungle, entrecoupé de temps à autre par un craquement, le cri d’un animal qui me fait sursauter ou un coup de feu tiré par une sentinelle trop nerveuse. Il fait frais et humide. L’air est plus léger que le jour et empreint de poésie. Mais du fond de la forêt semble monter une sourde menace, comme si tous les sortilèges de la brousse étaient dirigés contre nous par d’invisibles fétiches. Je suis pris par un rêve porté par l’ambiance mystique du lieu et le souci de la garde qui me fait imaginer des ombres glissant silencieusement entre les arbres. Paris et l’agitation du Quartier Latin sont bien loin et je me laisse submerger par la houle sombre qui sourd des profondeurs de la forêt.

 

BAROUD POUR UNE AUTRE VIE
Chapitre IX, le 1er Choc de Buta à Bumba.

 

Buta (Haut-Uélé), le 1er juillet 1965.

Nous sommes à peine arrivés hier à Buta que la première sale corvée m’échoit. Je suis en train de finir mon petit-déjeuner avec le petit groupe de Français arrivés au Congo en même temps que moi lorsqu’un camion chargé de quelques soldats katangais freine devant l’auvent de la salle qui va devenir le mess. Un officier blanc en descend et me donne l’ordre de prendre la suite des opérations. Il vient de faire ramasser dans les rues de Buta les cadavres des civils massacrés par les rebelles lors de leur retraite et ceux des Simbas tués lors de la prise de la ville. Les soldats sont assis sur les ridelles du camion et regardent d’un air morne un monceau de corps noirs aux membres enchevêtrés. J’ai un haut-le-coeur mais tente de rester impavide. Je dois commander le groupe qui est chargé d’aller jeter les cadavres dans le fleuve. Assis a côté du chauffeur noir mon Fal entre les jambes, je me laisse conduire le long de l’avenue qui mène à la Rubi un affluent de l’Itimbiri. Le camion cahote sur les nids de poule et j’ai l’impression d’entendre à chaque heurt le bruit sourd des corps qui retombent au fond de la benne. Il fait déjà chaud et j’étouffe dans la cabine surchargée par un soleil de plomb.Bientôt, à travers le pare-brise couvert de poussière ocre j’aperçois le pont dont les arches métalliques enjambent le fleuve et relient les deux rives envahies par les herbes. Lorsque nous nous arrêtons sur les| poutres de bois qui forment le tablier j’essaie de ne pas respirer l’odeur putride qui se dégage de l’arrière du camion. Le chauffeur me regarde d’un air entendu en acquiessant de la tête :
–  » Les c’oc’odiles se cha’ge’ont d’eux, segent ! « 
Ils doivent pourtant être repus puisqu’on peut apercevoir près de la rive la masse sombre d’un corps qui dérive au fil de l’eau. Je donne l’ordre de descendre les cadavres qui tombent avec un bruit mat. Débraillés dans leurs vêtements tachés de sang brun, ces corps sont flasques et mous comme si la rigidité cadavérique les avait épargnés. Le regard seul semble avoir été pétrifié au seuil de la mort. Les yeux vitreux comme voilés par une lente agonie, ressortent des visages grisâtres enflés par la chaleur. De grosses lèvres gonflées sur des dents blanches et salies de poussière donnent à ces visages un rictus inquiétant. Ce ne sont plus des hommes mais les dépouilles de bêtes sauvages. Pourtant la vie et un sourire en feraient bien nos frères. Celui qui est le plus jeune devait hier encore rire avec ses amis et le plus vieux avait sans doute une multitude d’enfants qu’il aimait emmener au fleuve pour jouer. Tous adoraient la vie mais frémissaient aussi lorsque le tam-tam annonçait les massacres. Entre les justes et les méchants le tri est impossible car Dieu seul est capable de reconnaître les siens. En pensant aux marins qui confiaient aux abîmes les corps des camarades ayant péri en mer et auxquels cette ultime sépulture évitait la putréfaction lente dans le noir de la terre, je donne l’ordre de jeter les dépouilles dans le fleuve. Deux par deux, les soldats prennent à bout de bras les membres poisseux d’un cadavre et après trois oscillations, le précipitent du haut du pont. Chaque manoeuvre est suivie d’un plouf et un corps disparaît en tournoyant dans l’eau boueuse du fleuve gonflé par les pluies. Lorsque, muet, je rejoins mes camarades j’ai l’impression d’avoir vieilli de vingt ans.

Nous avons aménagé sommairement les chambres de l’internat de la Mission catholique où logeait d’ailleurs avant nous la  » police Militaire  » muléliste. Les Simbas s’étaient installés dans les deux grands halls qui entourent ma chambre. Chacun d’eux avait fait une petite hutte avec des meubles et des toiles au milieu de laquelle il y avait un foyer pour faire la cuisine. Certains d’entre eux avaient dû pourtant recevoir une éducation des bons pères car ils avaient inscrit sur les murs leur nom suivi du titre qui leur semblait le plus adéquat :  » Ambassadeur de combat « ,  » Baumbardeur en chef « … C’était sans doute l’élite qui constituait la P.M. Ces farouches guerriers sont maintenant remplacés par nos Katangais aux noms poétiques : Musungo Léon notre mitrailleur, Musinga Boniface, Kimese Homère, Sambumba Gédéon et Tchikuta Médar…

En fait, il apparaît que les rebelles étaient assez bien structurés, mais avec ce mélange d’organisation révolutionnaire marxiste et de fétichisme vraiment déconcertant. L’armée Populaire de Libération est formée de guerriers fanatisés se croyant invulnérables grâce à la Dawa et de cadres d’une République Populaire du Congo d’inspiration maoïste. Les mulélistes ont copié l’organisation de leur armée sur celle de l’ancienne Force publique du Congo belge. Mais il semble qu’ils singent souvent l’organisation des Blancs en retenant surtout ses travers bureaucratiques. Ceux qui savent écrire aiment les documents aux termes ronflants et adorent les tampons de toutes sortes dont ils affublent leurs écrits. Les titres et les formules de politesse stéréotypées sont écrites en français. Parmi les papiers que j’ai pu consulter j’ai lu plusieurs lettres au style désopilant dans laquelle les quémandeurs réclament au commandant de la place, le colonel Makondo, la restitution de leur femme. … Mais j’ai trouvé un document plus important prouvant qu’il y avait a Buta un arabe que Makondo envoyait auprès de certains de ses officiers. Nous savions déjà que deux égyptiens étaient instructeurs, mais cela est maintenant confirme. D’après certains témoignages, ce seraient eux qui auraient conseillé de massacrer les otages, bien que je doute que les Simbas aient eu besoin de ce genre de conseil pour se mettre à l’ouvrage. Monseigneur Mbali dit que le colonel Makondo s’est bien comporté jusqu’à l’annonce de notre arrivée. Il a alors fait arrêter tous les religieux. Les Noirs ont été conduits dans la brousse et les Blancs ont été massacrés. Nous allons devoir maintenant faire des expéditions en brousse pour sauver les soeurs blanches, les Noirs prisonniers et quelques otages blancs qui sont retenus dans la forêt.

Cela risque d’être long, même si nous allons être guidés par des villageois que nous avons libérés. Les rebelles sont encore très bien armés bien qu’ils aient laissé ici un stock impressionnant d’armes qu’ils n’ont même pas essayé de faire sauter en s’en allant. Ils ont abandonné plusieurs tonnes de caisses de cartouches de mitrailleuses de grenades et de  » blindicides » chinois ainsi qu’un certain nombre de mitraillettes au chargeur incurvé en banane et de mitrailleuses chinoises, de pistolets mitrailleurs avec chargeur en camembert – un cylindre où sont enroulées les bandes de cartouches – et de fusils russes et tchèques. Les mulélistes avaient également un canon de 75 et nous avons même trouvé un lance-flammes.

Ils ont laissé également, sans avoir tenté de les détruire, des Jeeps, des camions et, dans un dépôt un peu l’écart de la ville quelque deux cents futs d’essence. Ils n’ont pas non plus pensé à piéger les bâtiments ni à empoisonner l’eau.

Pourtant les rebelles étaient solidement implantés à Buta et avaient la population bien en main. Les religieuses pouvaient circuler librement. Les indigènes avaient continué à cultiver le coton et le café et avaient fait la récolte avant notre arrivée ce qui laisse supposer que les mulélistes pensaient pouvoir la négocier. Tout nous démontre que, relativement bien organisés, les rebelles sont capables d’essayer de reprendre Buta. C’est ce qu’ils ont fait à Poko : nous avions laissé des soldats de I’A.N. C. pour tenir la ville mais à la première attaque rebelle ils ont décroché et se sont repliés. Nous essuyons d’ailleurs, de temps en temps, des coups de feu tirés depuis la brousse. Notre premier boulot consiste donc à fortifier nos positions avec des sacs de sable et à dégager les alentours de l’internat dont notre groupe à la charge. Armés de haches nous abattons les magnifiques cocotiers qui entourent ce côté-ci de la mission. Patrick, Claude et moi nous faisons les muscles en coupant des dizaines d’arbres et en dégageant les broussailles aux alentours. Puis des patrouilles commencent à ratisser la Cité indigène à la recherche de caches d’armes.

Les portes des cases et des maisons en dur sont défoncées à coup de bottes. Les Katangais entreprennent un véritable marathon vers les maisons qui leur paraissent les plus intéressantes à piller. Les Noirs cherchent de l’argent et les Blancs de l’ivoire. Néanmoins, Carter et Mathieu trouvent un sac de jute rempli de billets de banque tout neufs. Mais ils sont mangés par les rats et nous en faisons un grand feu de joie !

Le lendemain, je reçois l’ordre d’accompagner un lieutenant katangais et ses hommes pour aller récupérer des sacs de riz et de sel dans une maison qu’ils ont repérée la veille. Dans le dédale des allées de la Cite ils disent avoir du mal à retrouver la maison ce qui leur permet de piller consciencieusement au passage les cases environnantes. Lorsque je rappelle au lieutenant katangais que nous sommes là pour chercher du riz, je comprends qu’il n’ose rien dire trop occupe lui-même à se remplir les poches, et que c’est à moi de lui donner des ordres. Un volontaire blanc est par définition le patron, même d’un officier! Je finis par récupérer mes hommes et le riz à force d’engueulades et je rentre à la mission à moitié aphone. Aucun des Katangais n’a bien sûr eu en mains le petit livret rose que la justice militaire vient de publier et qui interdit le pillage. D’ailleurs, même s’ils savaient lire, ils n’auraient pu le comprendre : cet opuscule, de 15 cm sur 10 et d’une dizaine de pages, « Catéchisme de la justice militaire – Katekisimoya. Bosembo bwa militaire », est publié en lingala, l’idiome qui est en train de devenir la langue de l’armée et que ne parlent pas la plupart des Katangais…

Mais c’est la libération des otages qui est notre principale préoccupation. La saison des pluies a commence dans le nord où nous sommes et les recherches en sont d’autant plus difficiles. Les mulélistes ont obligé la population des villages qui longent la piste à se retirer dans le second village qui double chacun d’eux à l’intérieur de la brousse, près des champs. Pour empêcher la population de regagner Buta, ils ont établi des  » barrages  » sur les sentiers qui mènent à la piste principale et se sont repliés dans l’arrière-pays où ils ont installé des caches d’armes. C’est dans ces coins reculés de la forêt qu’ils détiennent les otages survivants.

Je suis désigné pour faire partie du  » Groupe d’Intervention  » que crée le lieutenant Karl Couke. Il s’agit d’un petit commando d’une vingtaine d’hommes composé de 6 à 9 Européens et de 12 miliciens, des Congolais de la région qui nous ont rejoints. Couke, un Belge du Katanga de 25 ans est un fidèle de Denard qu’il a suivi jusqu’au Yémen où l’Iman Badr mène une lutte féroce contre les Egyptiens. De taille moyenne et râblé Karl porte constamment un short qui lui donne un faux air de boy-scout. Son visage juvénile est en partie caché une paire de lunettes à monture foncée et une barbe noire taillée en pointe. Toujours de bonne humeur, plein d’énergie et sympathique, c’est un fonceur qui ne peut rester en place. Sa mission est de nettoyer la région tout en recherchant les otages. Un autre groupe sous les ordres du lieutenant français Roger Bruni les cherche activement et travaille comme nous sur renseignements.

Toutes les nuits nous quittons la mission vers 3 heures du matin. Un camion nous dépose loin en forêt parfois à plus de 90 km de notre base et nous nous enfonçons sur les traces d’un guide dans la jungle. Ces coups de main sont brefs, quelquefois couronnés de faciles succès, parfois sanglants. Nous capturons ainsi un major rebelle, le frère de Makondo. Puis nous découvrons des caches contenant des obus de mortier chinois, des mitrailleuses, des camions et même un canon de 30 mm, mais nous n’arrivons toujours pas à retrouver la trace des religieuses qui ont été enlevées.

Lorsque nous faisons des prisonniers notre premier souci est de nous assurer qu’il s’agit de combattants : nous vérifions s’ils portent des traces de scarification faites par les sorciers pour leur  » imposer à le Dawa. Il s’agit d’incisions faites sur le corps, en particulier sur le front au-dessus du nez dans lesquelles le sorcier met la Dawa, mélange de chanvre et d’autres ingrédients dont des cendres humaines. La présence de ces tatouages accompagnés d’amulettes dénonce les mulélistes les plus fanatisés.

Une nuit nous partons attaquer un  » barrage  » en pleine forêt. Nos informateurs nous ont indiqué que le camp des rebelles était situé à cinq kilomètres à l’intérieur et nous voulons les surprendre à l’aube. Le camion nous dépose en bord de piste par une nuit sans lune. Il pleut à torrents. Trempés jusqu’aux os, nous nous enfonçons en file indienne sur un sentier et dès que nous sommes entrés dans la forêt nous nous trouvons dans un tunnel noir où il est impossible de voir à plus de 20 cm! Couke tient le guide et chacun d’entre nous s’accroche au précédent en évitant d’entrechoquer nos armes. Le sentier se divise de temps à autre en plusieurs sentes et seul le guide, qui connaît parfaitement le chemin peut s’y retrouver. Aucun de nous ne distingue celui qui le précède. Nous progressons lentement en silence. Puis tout à coup la chaîne est rompue : l’ d’entre nous a lâché celui qui le guidait et réalise qu’il se trouve à l’embranchement de deux sentiers. Impossible de savoir où aller ni d’appeler ceux qui sont en tête et ont continué seuls. Nous rebroussons chemin et revenons à notre point de départ. Quelque temps plus tard le groupe de tête nous rejoint. Nouveau départ, mais nous sommes maintenant en retard sur l’horaire prévu.

À l’aube nous traversons à gué une rivière puis plusieurs ruisseaux en passant sur des arbres abattus tandis que la clarté se fait plus grande. Les arbres sont toujours très hauts peut-être d’une cinquantaine de mètres mais beaucoup plus espacés. Nous avançons en silence le doigt sur la gâchette. Guettant le moindre craquement. Je sens mes muscles contractés, le souffle court, comme retenu par l’effort fourni pour poser ma botte à terre à chaque pas sans bruit. Un morceau de ciel bleu apparaît entre les frondaisons. Du sommet d’arbres gigantesques pendent des lianes qui retiennent dans leur enchevêtrement des grappes de verdure, mousses et lichens mêlés.

Derrière le rideau de hautes herbes que La lumière transperce d’une couleur vert tendre, nous devinons une clairière. Des voix résonnent dans la fraîcheur du matin. Nous voulions les surprendre dans le sommeil mais il est maintenant trop tard pour les encercler. Le ton des voix semble endormi. Sans doute l’une des sentinelles que nous ne pouvons voir prépare-t-elle le repas du matin car une petite fumée blanche s’élève au centre de la clairière. Nous nous disposons en arc de cercle et, au signal de Couke, nous bondissons. Les Fal crachent leurs rafales. Des détonations secouent l’air paisible et raisonnent en écho dans la forêt. Penché au-dessus du feu un Simba s’écroule dans la cendre. Un autre couché sous un auvent est fauché en se relevant. Un troisième qui a saisi sa mitraillette russe est projeté à terre par une rafale. Nous nous précipitons vers une seconde petite clairière qui fait suite. Tandis que trois rebelles s’enfuient en sautant dans les herbes à éléphant deux autres lèvent les bras pour se rendre. Nous inspectons rapidement les quatre petites huttes constituées d’un simple toit de feuilles posé sur des piliers. Couke donne des ordres brefs : on récupère la mitraillette à chargeur incurvé sur le cadavre d’un lieutenant, on détruit tout et on se replie avec les deux prisonniers. Un volontaire et moi poussons chacun le nôtre en le tenant par le col à bout de bras devant nous. Ils dégagent une odeur fauve tellement forte que nous avons du mal à respirer et diminuons notre prise. Tout à coup, l’un d’eux saute dans les matiti et disparaît. Une rafale troue le silence et fauche les herbes derrière lui.

Au passage nous ramenons avec nous les villageois qui veulent venir à Buta et nous devons demander au camion qui nous attendait d’accomplir deux voyages pour la circonstance.

Nous n’avons toujours pas retrouvé les soeurs et les autres otages. Nos patrouilles se font plus fréquentes. Nous faisons parfois deux sorties dans la même journée et les hommes deviennent fatigues et nerveux. Deux jours plus tard nous repartons sur la foi d’un renseignement, accompagné du jeune prêtre belge. Celui-ci est en tête avec Karl et un soldat katangais. Le sergent Schauterdern et moi sommes en arrière-garde. Des détonations retentissent. Le Katangais a tiré sur un Noir vêtu de blanc apparu à l’embranchement où le sentier s’élargit. Les coups de feu ont sans doute donné l’alerte. Après avoir donné à Schauterdern et moi l’ordre de rester là en protection, Karl, le prêtre et le reste du groupe foncent en avant vers le village. Dans la petite clairière le sergent wallon et moi-même nous mettons en position, tous les deux couchés à terre de part et d’autre du sentier. Le corps à moitié dans les herbes, le blessé, inanimé, git à côté de Schauterdern Tout à coup, rompant le silence une plainte retentit :
– « Jésus, Maria…Jésus, Maria…  »
Le sergent wallon se tourne vers le corps :
–  » Vas-tu te taire, une fois! On va se faire repérer!  »
L’homme à terre continue à psalmodier :
– « Jésus, Maria…Jésus, Maria… Jésus, Maria… »
Schauterdern se lève et, se saisissant d’un morceau de gros bambou, frappe le mourant qui continue à geindre.
– Jésus, Maria… Jésus, Maria ….
– Mais tu vas te taire, nom de Dieu !  » Je suis saisi de stupeur, ma voix s’étrangle :
– « Arrête ! Arrête!  »
Et il refrappe de toutes ses forces à la tête le blessé agonisant qui expire dans un souffle.

Le ventre noué, je me cramponne à mon arme et je reste prostré, la bouche sèche un goût de cendre aux lèvres. Un silence de mort s’est depuis longtemps abattu sur la clairière. Lorsque le reste du commando nous rejoint. Il n’y a plus rien à faire pour ce Congolais qui venait en ami. Même le prêtre arrive trop tard pour lui donner l’extrême onction…

Le lendemain samedi 26 juin, la patrouille de Bruni délivre 16 soeurs européennes, une Belge, Madame Legros, avec ses deux petites filles d’une dizaine d’années et une Anglaise. Monsieur Legros, qui a échappé par miracle à ses bourreaux alors que sa femme et ses filles étaient emmenées, est là pour les accueillir dans ses bras. Les nonnes et les Européennes ont été violées. Lorsque je les prends en photo autour de Bob Denard, elles ont un pauvre sourire qui, derrière le remerciement qu’elles nous adressent, laisse entrevoir l’horreur qu’elles ont supportée pendant de longues semaines.

Après chaque opération nous revenons rouges de terre. Sur la piste, les flaques d’eau alternent avec la latérite séchée et la poussière soulevée par les Jeeps colle à notre visage mouillé. Nous revenons fourbus et, entre chaque  » opé « , il faut monter la garde et nettoyer nos armes. J’écris de longues lettres à mon père et mes frères et le soir crevé je m’écroule sur mon lit.

Au matin, une colonne descend ver Banalia pour établir la jonction avec un autre convoi parti de Stanleyville. A deux kilomètres de cette bourgade, une embuscade rebelle fait deux blessés. L’adjudant Mouchet un Français arrivé en même temps que moi, reçoit une balle dans la jambe et un Suisse débarqué il y à huit jours, deux balles dans le bras. Prévenu par radio, le commandant Denard décide à 18 h de rejoindre, avec deux Jeeps et deux camions, la colonne partie le matin. A une centaine de kilomètres, le camion sur lequel je me trouve avec Baetens, un volontaire belge, et une dizaine de soldats congolais, tombe en panne sur la piste. A la nuit tombée, Denard nous laisse et continue avec les autres véhicules. Sur un côté de  » route « , le terrain dégage de broussailles forme une clairière entourée de très hauts arbres. Je dispose en protection les soldats en cercle tous les cinq mètres en profitant des replis du terrain et de termitières solides comme le roc. Il fait maintenant une nuit noire et un froid intense. Des profondeurs de la forêt retentissent des hurlements à nous glacer le sang, des sons stridents de voix humaines qui nous paralysent d’effroi : les singes hurleurs sautent de branches en branches les faisant craquer sous leur poids. Leurs cris perçants résonnent du haut des arbres et je devine peu à peu la frayeur des soldat congolais. Lorsque je vais inspecter la sentinelle la plus proche, je m’aperçois avec stupeur qu’ils ont tous quitté leur poste pour se blottir, terrorises les uns contre les autres. Je les répartis de nouveau. Peine perdue : cinq minutes plus tard ils sont de nouveau ensemble, tremblant de froid et d’épouvante. Enfin au milieu de là nuits des lueurs naissent au loin sur la piste, le ronflement des moteurs retentit et la lumière jaune des phares troue l’oppressante obscurité. Denard revient nous prendre et nous regagnons Buta en remorque, soulagés d’avoir échappé à la férocité des Simbas et aux esprits de la forêt…

Un jour suivant, nous partons en opération avec quelques véhicules dont le Scania. Je suis encore à la mitrailleuse de gauche et Schauterdern à celle de droite, Léon le Katangais est toujours là-haut accroché à ses deux Vickers entre lesquelles le phare ressemble à un gros oeil de Cyclope. Avec nous : Baeli deux autres mercenaires et l’adjudant Biaunie. Ce dernier est allongé sur le dos au fond de la baignoire suédoise, vert de frousse. C’est le seul qui a mis un casque et d’une main il le maintient sur la tête de crainte qu’il ne glisse. Il me dégoûte. Je repense au sourire qu’il avait en racontant à Buta comment il avait exécuté un Simba. Biaunie nous avait dit en ricanant, sans qu’on lui ait demandé quoique ce soit, qu’il avait emmené son prisonnier au cimetière et que celui-ci s’était mis à genoux le visage déformé par la peur, en le suppliant de l’épargner. Biaunie l’avait froidement abattu et l’histoire lui paraissait drôle. Maintenant il est tapi blanc de trouille, au fond du Scania. .. Baeli essaie de m’expliquer qu’il faut excuser son ami car c’était un type courageux avant d’avoir reçus, lors d’une mission de renseignements, plusieurs balles dans le ventre qui l’ont traumatisé à tout jamais. J’ai néanmoins du mal à le plaindre

Rusé, il a quand même réalisé quelques coups d’éclats : officier de renseignements, l’adjudant René Biaunie a réussi à faire rallier un chef rebelle, le major Wagi. Il l’accompagne à Stan pour le faire prononcer à la radio un message qui le  » mouille  » en demandant aux mulélistes de déposer les armes et de nous rejoindre. Biaunie obtiendra ainsi le ralliement de plusieurs dizaines de Simbas. Cette « manipe  » est à tous coups plus efficace que les efforts de propagande du gouvernement de Léo. Ils viennent de diffuser des affiches à mourir d’un rire jaune. L’une représente Moïse Tschombé, allias  » Monsieur Tiroir-caisse «  à genoux caressant avec un grand sourire un lion ensommeillé. Une autre la montre brandissant a bout de bras une sacoche en cuir, accompagnée de la légende  » Il a ramené le Portefeuille! «  faisant allusion aux participations de l’ancien état du Congo dans les sociétés minières dont Tschombé vient d’obtenir du gouvernement belge le rapatriement. Mais la dernière est la plus saisissante. Elle représente une vieille Noire au visage impérieux et fripé, en haillons, la tête surmontée d’une calotte en peau de léopard, des breloques et des amulettes autour du cou les bras chargés de fétiches et de peaux d’animaux sauvages, une lance sur les genoux. L’affiche proclame :

« REBELLES, DEPOSEZ VOS ARMES ! Je viens de donner toute ma puissance au gouvernement central.
LA REBELLION EST MORTE ! Les rebelles qui ne déposent pas leurs armes sont des hommes finis.

Et elle est signée : MAMA ONEGA, Sorcière du Général OLENCA.

Le ler juillet, en récompense de la prise de Buta et de la libération des otages, Robert Denard est promu major, grade intermédiaire dans l’armée belge entre ceux de commandant et de lieutenant-colonel. Pour les hommes du 1er Choc, c’est un honneur bien mérité qui rejaillit sur nous tous. Mais l’état-major attend maintenant de nous que nous prenions Akéti et fassions la jonction avec Bumba, ville située à 330 km – d’ici sur le fleuve Congo.

Couke reste à Buta dont Bertrand de Tribouille prend le commandement. C’est un gros officier au nom chargé d’Histoire fraîchement arrivé. Mais bien peu savent ce que ce nom représente et il a un certain mal à se faire respecter. A tel point qu’un après-midi, quelques mauvais plaisants lui tendent une embuscade en tirant au-dessus de sa tête.

Quant à moi, je reçois l’ordre de rejoindre à sa demande le lieutenant Jean-Pierre Vibert qui commande un groupe composé de huit Blancs et d’une vingtaine de Katangais. C’est l’officier que connaissait mon instructeur parachutiste Raymond Garcelon, grâce à qui j’ai pu m’engager. Sorti de l’école de l’air de Salon de Provence, il a fait partie des commandos de l’air en Algérie avant d’être interné à Fresnes pour faits de résistance au bradage algérien. Son père était général je suis content d’être affecté à son groupe.

Je vais aussitôt me mettre à sa disposition. C’est un garçon pas beaucoup plus vieux que moi, à l’air sympathique mais soucieux. Il paraît préoccupé par les préparatifs de départ du lendemain et me dit rapidement que je serai en voltige sur un camion. Ses hommes seront rassemblés sur ce véhicule car son groupe est chargé d’occuper Bunduki lorsque la colonne aura pris Akéti. Il s’agit d’un village situé à 70 km de la ville qui est l’objectif du 1er choc. Il était jusqu’il y a un mois et demi encore occupé par des mercenaires qui, assaillis, avaient eu cinq blessés. L’hélicoptère charge de rapatrier ces derniers s’étant écrase au décollage, les volontaires avaient été obligés de décrocher et de se replier sur Bumba. L’adjoint de Vibert l’adjudant flamand Jansens, sera sur la Jeep-canon de 75. Notre section sera répartie dans la colonne en fonction des caractéristiques des véhicules.

Le dimanche 4 juillet à 2 heures du matin, nous formons la colonne pour attaquer Akéti. C’est un gros morceau à avaler car les mulélistes s’y sont retranchés depuis la prise de Buta. C’est la dernière  » ville  » importante tenue par les rebelles dans le Haut-Uélé, l’ancienne Province Orientale presque aussi grande que la France.

Avec sa Jeep Vibert prend la tête de la colonne, Jansens suit un peu plus loin et le camion de voltige démarre presque en fin de colonne pour protéger l’arrière, juste avant l’ambulance. Le camion est conçu pour recevoir au centre les bagages et les munitions. Les voltigeurs sont assis sur les côtés, face à chaque bord de la piste les pieds appuyés sur une barre. Crevé par la dernière  » opé « , je somnole en tenant sur les jambes la mitrailleuse en bandoulière que j’ai récupérée sur le Scania, une bande de cartouches autour du cou. Dans un tournant, déséquilibre par le poids de la bande, un cahot me pousse en avant et Patrick me rattrape de justesse en gueulant pour me réveiller! Il s’agit d’ouvrir l’oeil car le tam-tam, mieux que le téléphone arabe, a sûrement prévenu les Simbas de notre départ. Effectivement, dès l’aube nous essuyons quelques coups de feu avant le carrefour de Doulia. Nous nous arrêtons pour riposter au 75 puis fonçons sur la piste en direction du village. Tout à coup, une mitrailleuse russe arrose la piste et cueille de plein fouet la Jeep de tête.

Le lieutenant Vibert est tué sur le coup, touché au ventre. Le Katangais, à coté de lui, est blessé. Les autres volontaires sur la Jeep indemnes, ripostent mais lorsque le feu s’arrête il est déjà bien trop tard. Sa mort nous remplit de stupeur. C’était mon second chef et je n’ai même pas eu le temps de le connaître vraiment. Suffisamment cependant pour me rendre compte que c’était un chic type, courageux quelqu’un de bien. Son corps est enroulé dans une couverture et installé dans un camion. Le coup est rude pour moi, mais il semble déjà que je suis protégé d’une carapace que les émotions ne peuvent plus transpercer. Afin de garder calme et lucidité, me barricade inconsciemment contre tous les assauts du coeur, aussi dangereux pour moi que ceux de l’ennemi.

La colonne est à peine repartie que notre camion tombe en panne. Le chauffeur du véhicule qui nous précède installe une barre de traction au nôtre et nous continuons ainsi remorqués lorsqu’une nouvelle embuscade se déchaîne. Un blindicide explose sur la barre entre les deux camions tandis qu’un autre éclate sur notre arrière. Les détonations claquent de tous côtés. Le camion freine brusquement et nous sautons tous sur les côtés de la piste. Chacun commence à tirer mais plaqués à terre nous ne voyons rien. Je grimpe sur le camion, monte au sommet des bagages et j’arrose, la Mag à la hanche et la bandes de cartouches sur les épaules les hautes herbes qui nous entourent. Guttierez qui ne veut pas être de reste, a grimpé à côté de moi et tire de courtes rafales de son Fal. Les balles sifflent à nos oreilles et je réalise que nous sommes la cible de types planqués dans des arbres. Encore quelques rafales dans les hauteurs puis ma mitrailleuse s’enraye. Nous sautons à terre en riant, un peu crispés quand même…

Prévenue par radio, l’aviation vient nous appuyer. Un T6 et deux B28 commencent à strafer et à bombarder la brousse avec des roquettes. Les explosions déchirent l’air et nous remontent le moral. Les Simbas qui en ont une peur bleue, finissent par lâcher le terrain. Nous pouvons reprendre la progression et à 16 heures nous entrons sans un coup de feu dans Akéti. Les rebelles comme à Buta ont fait évacuer la ville. Elle est entièrement vide et paraît propre et coquette. Nous prenons position, installons des sentinelles puis exténués, nous nous écroulons dans les villas vides pour prendre un peu de repos. Pas pour longtemps car Denard, qui pense que les rebelles n’attaqueront pas de nuits, décide de repartir pour Bumba à 2 heures du matin après avoir laissé un détachement sur place.

Nous repartons à fond de train. Dans la Jeep de tête, six mercenaires : à l’avant, le chauffeur flamand Vandenbrook et à côté de lui un mitrailleur français, à l’arrière quatre voltigeurs : le légionnaire hongrois Nagy, le Flamand Vounx, le Français Royant – qui vient juste d’arriver – et un autre volontaire. Nous avons à peine fait une trentaine de kilomètres qu’une explosion retentit. Devant moi, la nuit est trouée par une grande flamme orange. Un coup de blindicide vient de toucher la Jeep de tête traversant l’arrière et tuant net Nagy et Vounx tandis que Royant a la jambe arrachée, le côté et les bras bourrés d’éclats. Le quatrième voltigeur, éjecté, a le bras cassé. A l’avant le chauffeur Vandenbrook a reçu des éclats dans le dos. Quant au mitrailleur, il a été lui aussi jeté à terre où il gît à moitié sourd. Royant, resté dans la Jeep, a le courage et la force de se saisir de la mitrailleuse et de tirer. Le lieutenant Bruni accouru fait preuve de décision : il prend le volant, fait marche arrière pour dégager la Jeep, roule sur Vounx et mitraille les assaillant. Des explosions et des détonations continuent à secouer l’air. Les balles traçantes zèbrent la nuit. Accouru avec le médecin je ramène le chauffeur blessé à l’ambulance puisse refonce à l’avant pour porter le brancard. Royant est allonge le moignon sanguinolent, l’os à l’air. Sa jambe sectionnée est posée sur la civière déjà pleine de sang. Le Français, complètement conscients montre un courage exceptionnel. Nous avançons dans l’obscurité le long des véhicules, de temps en temps éclairés par la lueur d’une explosion allongeant des ombres étranges sur les côtés de la piste. Je dépose le brancard à terre près de l’ambulance et le médecin fait à Royant une piqûre de morphine. Jusque là il ne s’est pas plaint une seule fois.

Je tiens en l’air le flacon de sérum physiologique qui tente de maintenir en vie mon camarade et nous attendons le jour. Au matin nous constatons que le cadavre de Vounx qui a reçu le blindicide dans le ventre, est en telle charpie qu’il est intransportable. Avant de repartir nous l’enterrons au bord de la piste tandis que le corps de Nagy est mis dans un camion.

Quelques véhicules dont notre camion repartent en direction d’Akéti pour évacuer les blessés. Quelques kilomètres plus loin nous tombons dans une nouvelle embuscade : une même balle traverse la fesse et la jambe d’un volontaire. Le tir est nourri et, comme le ciel enfin dégagé permet un appui aérien pour continuer vers Bumba notre petite troupe rebrousse chemin, avec les blessés, pour rejoindre le gros de la colonne. Encore une embuscade : Descharmes un Français est blessé et un Katangais tué d’une balle en plein coeur. Une fois la colonne rejointe, l’avance redevient difficile. La piste est droite et dégagée sur plusieurs kilomètres et, à découvert, nous sommes sous le feu des rebelles. De nouveau un Katangais est blessé. Lorsque nous arrivons à Bunduki, il n’est plus question d’y laisser la section Vibert, dont l’adjudant Jansens a pris le commandement, et toute la colonne continue vers Bumba.

Mort de fatigue, la tête vide, le cops balançant vers la piste, je tiens à peine sur le camion lorsque nous atteignons Bumba à la nuit tombée. Chacun cherche un coin où dormir mais poussé par la faim je rejoins dans une baraque un groupe qui s’apprête à casser la croûte. Au plafond une ampoule éclaire la pièce d’une lumière crue. Une dizaine d’hommes sont là, le visage livide mangé par une barbe de plusieurs jours, affalés sur des chaises. Une boîte de 5 kg de compote, sortie d’un réfrigérateur, passe de l’un à l’autre. Sa fraîcheur me rend un peu d’énergie et j’engloutis une bonne partie de la boîte. Lorsque le Colonel Mulamba, Chef d’état-major de I’AN.C., entre dans la pièce pour nous féliciter, pas un volontaire ne sourcille, aucun ne fait mine de bouger. Rond et chaleureux, il est venu nous exprimer sa sympathie et nous apporte une bouteille de gin. Je suis le seul à le remercier et nous buvons un verre ensemble en silence. Puis je sors rejoindre ma section, fais quelques mètres à l’extérieur et, pris de nausée, je vomis. Je regagne en titubant la véranda où les hommes de ma section sommeillent et m’écroule sur le sol endormi.

Le lendemain, Denard demande deux hommes pour aller enterrer Nagy et le Katangais tué d’une balle au coeur. Mathieu et moi sommes désignés et nous partons avec quelques Noirs. Le petit cimetière est entouré de murs bas et blancs. Assis sur un muret je me laisse aller à rêver pendant que les soldats congolais creusent les tombes. Plus loin Mathieu, qui ne passe pourtant pas pour un sentimental, erre à travers les sépultures blanches, la tête basse. Bientôt les fosses sont prêtes. Nous nous dirigeons d’un pas lourds vers le camion. Au fond, dans la pénombre de la bâche, les couvertures militaires qui ont été jetées sur les civières forment une masse sombre. Les bosses qui soulèvent la laine kaki laissent deviner la forme des corps. Lorsque nous descendons maladroitement la civière où repose le Hongrois, une manche d’uniforme vert terni par la poussière glisse et son bras tombe au sol. Des gouttes de sang perlent du brancard imprégné et forment dans la poussière de petites taches brunes. Les soldats noirs descendent le corps du Katangais. Il fait déjà une chaleur suffocante et un relent de charnier imprègne l’air.

Attirées par l’odeur, des mouches bourdonnent autour des deux cadavres. Tout à coup, je suis hypnotisé par le poing fermé et blême de Nagy qui dépasse de la couverture et pend à l’extérieur du brancard. Comme une réminiscence je revois une sanguine de Durer représentant des mains jointes. Au milieu de ce décor poussiéreux écrasé de soleil, il émane de cette main une splendeur sublime et farouche. Une bande de cuir brun luit autour du poignet et tranche sur la blancheur livide de la chair parcourue de veines plombées. Ce bracelet de force est le symbole des gladiateurs morts dans l’arène pour un combat sans dessein. Et, en l’espace d’un, ce poing incarne pour moi un idéal perdu dans ce pays incohérent. Avec des cordes nous descendons maladroitement la civière dans la profondeur de la fosse et des pelletées de terre ocre recourent le corps du légionnaire.

Ainsi finissent les héros pour qui l’Europe est trop étroite, perdus dans le grand chaos congolais. Aucun service n’a accompagné sa mort, les honneurs n’ont pas été rendus. Personne ne saura pourquoi il était mort, ni où son corps repose en paix.Les Congolais comblent la tombe. Denard arrive et salue.

Bumba, au confluent du Congo et de l’Itimbiri, offre le spectacle insolite d’une ville-poubelle régnant sur une immensité d’eau. Le fleuve, parsemé d’îles innombrables, arrache aux rives séparées de plusieurs kilomètres d’énormes mottes de terre qui partent à la dérive au milieu des jacinthes d’eau. Captivé par cette scène grandiose, je me laisserais bien aller à dire – paraphrasant Mac Mahon –  » Maï…, Maï… Maï… » mais mes compagnons n’en comprendraient pas l’ironie et je suis trop conscient du ridicule. Congo, ton nom magique a bercé les rêves d’aventure des grands enfants qui sont ici. Tu es l’artère nourricière de ce gigantesque pays. Ton cours coule, lent et puissant, vers les rivages atlantiques et sur tes flots boueux et gras glissent les antiques bateaux qui relient ton lit à Léo, la grande cité putassiere.

Nous restons une journée dans cette ville qui nous permet d’obtenir l’armement dont nous avons besoin, en particulier cinq petits blindés Ferret. Ils seront chargés de mener des  » reconnaissances par le feu  » : tirer sur tout ce qui pourrait receler un piège. Le lendemain, 7 juillet 1965 nous repartons vers Akéti avec en tête trois Ferret armées de Point 30 et en arrière-garde deux autres de ces automitrailleuses anglaises. J’embarque sur la Jeep-canon de l’adjudant Jansens qui commande désormais notre section. Nous sommes derrière les Ferrets qui ouvrent la route en tonnant et les trois Jeeps mitrailleuses qui straffent à chaque tournant. Bientôt la piste devient droite et les Ferrets nous distancent. Ayant perdu le contact, nous fonçons à vive allure pour les rejoindre. Les arbres au-dessus de nous se rejoignent en une voûte vert vif que transpercent des rayons de soleil éclatants. Debout à l’arrière de la Jeep, le visage fouetté par le vent je me sens bien dans ma peau et les fatigues des jours passés se sont entièrement dissipées. Je me laisse griser par l’air, la lumière la vitesse et éprouve un bonheur intense. Plus rien maintenant n’est important pour moi, si ce n’est ce sentiment d’orgueil d’appartenir à un petit groupe de desperados au milieu de l’immensité. Dans une joie violente et romantique je sens que nous sommes les derniers condottieri d’un vieux pays agonisant et dans ma tête résonne le son des charges des chevaliers de ma patrie.

Arrivés à Bunduki, nous nous installons au centre du village pour y passer la nuit. Courte nuit car à minuit des obtus de mortier explosent au milieu de la place, créant un moment de panique. Chacun essaie de regagner son poste tandis que des tirs de mitrailleuses claquent au loin. Au matin, après quelques kilomètres, une nouvelle embuscade fait un blessé katangais mais le tir des petits blindés oblige les mulélistes à lâcher aussitôt le terrain. Puis c’est un Ferret qui verse sur la piste, blessant encore un Katangais. Enfin, nous arrivons à l’endroit où nous avons enterré Vounx trois jours plus tôt. La scène est effrayante. Les restes de son corps sont étalés au bord de la tombe béante : les Simbas ont déterré notre camarade et lui ont coupé les cuisses et les testicules pour les manger. Mus par un sentiment d’horreur, Patrick et moi commençons à brûler les cases environnantes lorsque Denard accourt et nous donne l’ordre s’arrêter. Il a raison. Ce n’est pas ainsi que nous ferons revenir dans les villages les paysans cachés dans la brousse mais nous avons du mal à réfréner notre colère. Malgré l’odeur repoussante nous chargeons sur un camion les restes de Vounx et arrivons sans plus d’encombre à Akéti.

Bilan de six jours de combat : 4 morts et 9 blessés (dont 1 mort et 4 blessés seulement pour les Katangais). Comme après une embuscade nous n’allons jamais dans la brousse compter les pertes de l’adversaire nous ne savons les évaluer.

Mais un Européen prisonnier des Simbas que nous avons libéré à Buta, nous a dit les avoir vu revenir d’une attaque avec 62 blessés. Le fait de risquer sa peau donne encore plus de prix a une vie qui de terne devient magnifique, mais le prix bien cher payé… D’autant plus qu’après un premier virement, certains d’entre nous n’ont rien reçu depuis quatre mois.

Denard est reparti avec le reste de la colonne pour Buta, laissant au  » 1er lieutenant  » français Le Maout la charge de défendre Akéti avec moins de trente mercenaires et deux cents soldats noirs. Le Maout est un officier sympathique et un vrai militaire, ce qui est un bon présage pour la tenue de ce point stratégique sur la route de Bumba. La section de l’adjudant Jansens a été mise en  » position avancée « , chargée de protéger un terrain de football qui pourrait servir de terrain d’atterrissage à un hélicoptère. Sur un cote se dresse bientôt, à côté du drapeau congolais, le fanion du 1er Choc : un drapeau bleu foncé avec en son centre un triangle jaune dans lequel s’inscrivent les lignes rouges d’une tête de diable stylisée. Dans ce poste assez à l’écart du  » centre  » de la ville nous sommes huit Européens : quatre Français et quatre Flamands dont un seul parle français. Cette Proportion est extraordinaire au 1er Choc qui est avant tout un commando francophone et français. Nous avons avec nous cinq Katangais et quatre sections de Congolais soit une centaine de soldats commandés par leurs gradés.

Jansens est le fils d’un rexiste condamné à mort et qui s’était  » réfugié  » à la Légion. Il est grand, les cheveux blonds rasés, avec une moustache et de fines lunettes à monture métallique. Sympathique et compréhensif il parle très bien le français. Lorsqu’il est absent ou a une crise de paludisme – qui peut le bloquer pour deux jours – il me confie le commandement de la position ou son intérim aux briefings réunissant les officiers de la place. Les trois autres Flamands sont plus jeunes que la moyenne des mercenaires et nous sommes quatre Français du même âge : Patrick, Moutarde qui est l’humoriste de notre groupe, Simon et moi. Nous formons une bonne équipe et l’ambiance est excellente. Nous nous sommes installés à un des angles du terrain dans une villa vide avec une petite terrasse à laquelle on accède par quelques marches. Nous l’avons divisée en deux et avons donné l’aube moitié à nos Katangais. Cela a rendu jaloux les autres soldats congolais qui campent à la belle étoile aux trois autres angles du quadrilatère. Nous avons confortablement aménagé notre villa et y passons des moments agréables. A la tombée de la nuit je dors comme je ne l’ai jamais fait, immédiatement et d’un sommeil de plomb jusqu’au moment de la garde. Assez souvent il y a une fausse alerte à la suite de quelques coups de feu tirés par les sentinelles noires et je me réveille en sursaut frais et dispos: pour bondir à mon poste.

Akéti est une bourgade déserte qui a l’apparence d’une ville-fantôme du Far West, mais au milieu de la forêt équatoriale. Le  » centre  » est constitué d’une route bordée d’un côté par des maisons basses à minces colonnes de bois en façade. On accède à leur véranda en montant deux ou trois marches à partir de la rue. C’est dans l’une d’elle que le 1er lieutenant Le Maout a installé son Q.G. Son  » état-major  » a organisé à côté un bar ou trône un squelette en uniforme accoudé à une table devant un verre.

Ici, tout eu fresque appartenait à une grande société cotonnière, la Vicicongo, et on se rend compte quelle était la richesse du pays avant la rébellion et à combien de décennies en arrière la révolte des mulélistes a fait régresser le pays.

C’est un spectacle hallucinant que de se promener dans cette ville vide de ses habitants. Nous avons l’illusion d’en être les maîtres absolus, de tout pouvoir faire et même d’avoir le droit, si nous le souhaitions, de tout prendre. Nous sommes parcourus par un sentiment d’émerveillement et de puissance. A la gare, tout est à l’abandon : de la locomotive ultramoderne aux chariots élévateurs. D’énormes hangars sont déserts, d’autres à moitié plein de coton et de café. Des magasins gigantesques sont remplis d’objet utilitaires : par centaines des scies, marteaux, clous, rouleaux de fil électrique, ampoules, pelles, pièces détachées etc. C’est fanatique! Nous nous servons à volonté en fonction de nos besoins.

En découvrant la bibliothèque  » municipale  » je crois plonger dans une caverne d’Ali Baba. Elle est immense! Des centaines de livres ont été jetés à terre. Mais des milliers sont restés sur leur rayonnage, ranges en bon ordre. C’est extraordinaire, il suffit de se servir ! Je trouve mon bonheur en mettant la main sur des bouquins que je souhaitais lire depuis des années : La corrida de Michel Déon, et deux livres extraordinaires d’auteurs allemands de l’entre-deux-guerres. Les Reprouves, d’Ernest Von Salomon, est le récit épique des combats menés après la défaite de 1918 sur les marches baltes de l’Empire allemand par les Corps francs. Destin allemand, de Kasimir Edschmid est un livre qui correspond tout à fait à notre situation : il relate l’histoire d’officiers qui, à la fin de la Grande guerre, vont se mettre au service de généraux sud-américains.

Ces lectures réveillent en moi le romantisme qui s’était assoupi. Sur la terrasse la nuit, sous un ciel scintillant d’étoiles, nos voix trouent le silence en écho pour évoquer un vieux songe. Mercenaires des nations d’Occident, creuset de la nouvelle Europe, nous nous imaginons marteler d’un pas lourd et cadencé les pavés des Champs-Elysées. Les fifres et les tambours résonnent et nous remontons l’avenue sous les acclamations des foules…

Si la ville est assez agréable, le paysage est tristement plat. Et comme Akéti est prisonnière de la forêt qui dresse un mur d’arbres autour d’elle, on ne jouit d’aucune perspective. Seuls les bords du fleuve, où nous allons chaque jour chercher de l’eau ont un certain charme mais laque recouvre tout. C’est en effet la saison des pluies qui va continuer jusqu’en novembre et la gadoue, le potopoto se répand partout.

Nous sommes à peine arrivés depuis cinq jours que nous partons en  » opé » à 4 heures du matin attaquer un camp rebelle situé à 8 kilomètres de nos positions. Nous sommes une dizaine d’Européens et une vingtaine de Congolais sous le commandement du lieutenant Le Maout. Toujours inquiet de ne pas avoir assez de munitions, je pars chargé d’un véritable arsenal : en plus de mon Fal, huit chargeurs, soit 160 cartouches, une grenade offensive, un grenade défensive Mills, une blindicide Energa et ma baïonnette-poignard. Tout cela pèse lourd.

La patrouille s’enfonce à pied dans la brousse. Au début la jungle n’est pas très haute mais cependant très dense : des broussailles de deux à trois mètres et des arbustes très épais. Au-dessus de ce fouillis, des palmiers assez espacés et, de temps à autre, des arbres d’une vingtaine de mètres. Le taillis est tellement touffu que l’on ne voit rien à plus de cinquante centimètres sur les côtés du sentier taillé dans la végétation. En s’enfonçant dans la brousse, la forêt se densifie et les arbres deviennent de plus en plus nombreux. Les pluies ont détrempé le terrain et, partout, une boue grasse rend la progression difficile. Par endroits, le potopoto fait place à un sol spongieux dans lequel les bottes s’enfoncent en émettant des gargouillis, L’air moite est poisseux d’humidité et le sous-bois imprégné d’une odeur écoeurante de végétaux pourris.

A l’aube, nous traversons à gué une petite rivière. Une lumière douce commence à filtrer à travers la voûte des arbres, baignant l’air d’une pâleur verdâtre. Un premier rayon éclaire l’eau limpide qui glisse sur le gravier doré. Une petite plage de sable blanc apparaît au milieu de la boue. Des fleurs aquatiques dessinent des taches blanches dans la pénombre du cours d’eau. Pas un bruît pas un souffle d’air. Une atmosphère de paix profonde imprègne les alentours. Bientôt nous avons de l’eau jusqu’à mi-cuisse et, pataugeant, je la sens chatouiller mes pieds dans les godillots. Elle est fraîche et claire et je pense à celle de Papali, le petit moulin près de Ribérac, en Dordogne, où j’allais pêcher enfant. Le lieu est bucolique mais on ne peut trouver mieux pour tendre une embuscade! Nous restons pourtant  » relaxes  » car nous sommes encore à deux ou trois kilomètres du village que nous voulons surprendre : sur les longues distances, on risque de se claquer les nerfs à être constamment sur ses gardes. D’ailleurs une embuscade est presque impossible à déceler lorsque l’on est dans les matiti. Elles se referment derrière vous et vous encerclent de tous côtés. Ce qu’il faut, c’est réagir très vite. Dès le premier coup de feu adverse, tirer à sort tour, se baisser et se mettre en position défensive. Nous progressons en file indienne derrière Le Maout qui ouvre la marche. Bientôt le sentier débouche sur une clairière où les indigènes cultivent le maïs non loin de leurs cases. La tête de la patrouille entre dans le village désert. Tout à coup, un feu d’enfer s’abat sur les hommes de tête. Le crépitement rapide et saccadé des rafales d’armes chinoises brise le silence. Le lieutenant est touché à la jambe et les premiers volontaires battent en retraite précipitamment en le portant. Les Simbas nous ont entendu arriver et nous ont tendu un piège. Tandis que les nôtres se mettent en positon et ripostent, un vétéran coupe des branches et fait un brancard de fortune. Le Maout a reçu une balle dans la cuisse. Avant qu’on ait pu lui faire un garrot avec une ceinture, il a déjà perdu beaucoup de sang. Il fait preuve d’un courage incroyable, alors qu’il a la jambe pour ainsi dire éclatée. Nous nous relayons pour porter la civière. J’avance sans sentir le poids en courant presque sur le sentier. La boue nous fait glisser trébucher mais nous savons qu’il faut faire vite. De temps à autre nous nous arrêtons pour reprendre souffle et desserrer le garrot. Le lieutenant est blême et il se mord les lèvres. La chaleur commence à être lourde mais je ne sens pas la fatigue. Nous continuons à nous relayer pour aller plus vite. Par trois fois je reprends la civière, ahanant et fléchissant sous le fardeau. Il n’y a plus rien d’idyllique sous nos yeux, seulement de la boue et du sang, et notre chef qui commence à perdre connaissance. La progression est ralentie par la rivière et les ruisseaux boueux. Les hommes de tête sont partis en éclaireurs annoncer la nouvelle au Q.G. et prévenir le médecin mercenaire espagnol. Lorsque nous arrivons, Buta a déjà été avertie par radio. Mais en notre absence Akéti a été attaquée par les rebelles. Quelqu’un les aurait-il prévenus de l’opération? A 16 h, un hélicoptère se pose sur le terrain de foot pour repartir avec Le Maout. Nous avons bon espoir, il va s’en sortir. Je confie mes lettres à l’hélico.

A la rotation suivante, l’hélicoptère nous apporte du courrier. Mon frère cadet m’envoie des dessins qui font l’envie de mes camarades et sa prose est chargée d’affection et d’admiration. Une lettre de mon père m’est également distribuée. Comme d’habitude, il juge les événements avec coeur et lucidité :

 » Mon cher Pierre,

Le récit de la marche sur Bumba et du retour magique m’a ému profondément. La mort de Vibert, la blessure de Le Maout, me montrent que cette guerre est beaucoup plus meurtrière que ne voulait bien le dire Berthoumeau et que vos pertes sont sévères. Tu as du voir des choses terribles et je suis heureux que tu te montres courageux. Tes lettres sont extrêmement vivantes et elles pourront te servir plus tard… Je les conserve soigneusement! (…) J’ai été très impressionné par le récit de la blessure de ton camarade Royat et par le courage exceptionnel qu’il a montré. Cela prouve qu’il y a encore des types bien en France. Mais je trouve le bilan extrêmement lourd pour une opération qui en somme a été un échec. J’ai l’impression que la guerre au Congo ressemble beaucoup à celle du Viêt-Nam, et que les Blancs, comme au Viêt-Nam les Américains, vont commencer à supposer tout le poids des opérations. Déjà, en Indochine, les mines faisaient des dégâts terribles. La tactique des Simas, qui consiste à tendre des embuscades et ensuite à s’enfuir dans la brousse, est évidemment excellente et on se demande comment vous pourrez en venir à bout. Tant qu’ils auront la population pou eux, la victoire sera difficile. Vous ne pourrez tenir que dans des points fortifies, en laissant à l’armée nationale, comme au Viêt-Nam, la charge de  » pacifier  » le pays, chose qui ne peut se faire si on n’a pas la population avec soi. Que vaut l’année nationale? Tout est là. C’est absolument comme au Viêt-Nam. Mais je ne veux pas te dire des choses qui te donneraient mauvais moral puisque d’ailleurs je vois que votre armement a augmenté. L’aide de l’aviation n’est pas négligeable et de petits blindés de reconnaissance vous serviront beaucoup. Mon cher fils, sois courageux et ne te dégonfle jamais. A la guerre, ce sont souvent les dégonflés qui se font tuer. (…) Je t’embrasse de tout mon coeur. Sois digne du nom que tu portes. Je ne t’en dis pas plus. Mais il me tarde que tu reviennes. Toute la famille se joint à moi pour te dire toute notre affection.

L-M. Chassin « 

Le 1er lieutenant Karl Couke vient de Buta remplacer Le Maout. Dix jours après l’embuscade au cours de laquelle notre lieutenant a été blessé, il décide d’attaquer un village muléliste assez important. Une patrouille motorisée fait un mouvement tournant pour couper la fuite aux rebelles tandis que notre commando progresse par la brousse Après une longue marche dans la forêt et le franchissement de plusieurs rivières nous attaquons le village et faisons plusieurs morts et des prisonniers. Puis nous investissons un groupe de huttes. Brusquement j’entends des détonations et un hurlement strident. Je reste paralyse sur le sentier tandis que je sens mon sang se figer dans mes veines. Le cri se répète plus haut, encore plus haut, et je suis parcouru d’un frisson. Jamais je n’ai entendu de cri aussi démentiel. Sur le sentier surgit le volontaire qui était en tête. C’est M., l’apprenti boucher, un gars massif et frustre que l’on soupçonne d’avoir été condamné pour une sale affaire concernant une petite fille. Hagard, il porte un enfant dans ses bras. Sur ses talons la mère continue à hurler. Il vien juste d’entrer dans une case, a sursaute en apercevant une forme dans la pénombre et a tiré une rafale. Le volontaire presse contre lui le petit corps de l’enfant et court vers la piste. Nous faisons un brancard et y allongeons avec des précautions infinies le petit garçon pendant que sa mère trépigne. Puis, à marche forcée pendant 16 kilomètres, nous rejoignons la patrouille motorisée et nous ramenons à Akéti la femme et son fils pour le faire soigner. Par bonheur, sa blessure est légère et le sentiment d’oppression qui m’étreint se dissipe.

Ces moments d’angoisse ne durent jamais longtemps car nous baignons continuellement dans une atmosphère d’irréalité et un climat ubuesque sans nom. Un jour nous entendons à la radio une nouvelle qui nous remplit d’hilarité :

– » Dans le cad’e de son p’og’amme con’e la faim, le gouve’nement cent’al vient de dist’ibuer aux populations de l’Uélé une dizaine de postes à t’ansisto’s. Gageons que nos concitoyens app’end’ons g’âce à eux à fai’e ‘eculer la famine ! « 

Les mulélistes sont de l’autre côté du fleuve et lorsque nous allons nous baigner nous sommes parfois surpris par des tirs isolés. Ils sont en train de se regrouper sur l’autre rive et nous nous attendons à une attaque imminente. Depuis notre départ de Buta, la ville a été attaquée deux fois. La première fois, les rebelles ont subi de lourdes pertes car ils ont attaqué des positions tenues ou commandées directement par des Européens. Mais la seconde fois, le 21 juillet ils ont donne l’assaut de nuit à celles défendues par les soldats congolais. Ceux-ci ont décroché et, dans la panique, ont eu deux morts et deux blessés. Les Simbas sont entrés dans les habitations des Noirs qui avaient regagné Buta et ont massacré à la machette hommes, femmes et enfants. Les volontaires européens, qui n’ont pas pu intervenir avant la tuerie, sont tout de même parvenus, après un corps à corps, à déloger les mulélistes des positions congolaises et à sauver la place.

Nous espérons qu’il n’en sera pas de même ici mais nous redoublons d’efforts pour fortifier nos positions avec des sacs de sable et d’énormes balles de coton.

Les soldats Congolais sont de grands enfants, mais depuis que nous sommes encerclés, ils sont devenus nerveux et irascibles. Autour de nous la forêt nous enserre et nous retient prisonniers. Le soir la jungle est remplie du sourd et lointain roulement des tam-tams mulélistes. Certaines nuits les Simbas vont jusqu’à s’approcher à portée de voix et les insultes fusent, bientôt suivies par des rafales d’armes automatises tirées par les soldats congolais. Ils sont de plus en plus agités. Pour un prétexte futile, leur officier vient se plaindre auprès de Jansens. Le ton monte et l’adjudant dresse, du perron de notre villa sa haute taille au-dessus de l’officier congolais. Le Noir s’excite et Jansens doit sortir son pistolet pour que le Congolais, maté, regagne son campement. Mais un incident peut arriver d’un moment à l’autre et des coups de feu être échangés.

Un sentiment de malaise s’installe dans le poste. C’est une impression confuse et oppressante de se trouver pris au piège. Ce sentiment devient surtout très fort pendant les gardes. La nuit tombe très rapidement et les biloulous attaquent immédiatement les chevilles, leurs piqûres sont exaspérantes. La claustrophobie me guette car je ne peux plus voir ces arbres, à quelques dizaines de mètres du fortin où j’ai installé ma Mag sans ressentir un besoin furieux de sortir, fût-ce au prix d’en découdre. Après les derniers incidents Couke, faisant violence à son tempéraments a décidé de rester enfermé dans la ville et plus aucune patrouille ne sort. Pourtant je n’ai qu’une envie c’est de m’évader de cette prison végétale qui m’est devenue insupportable. De tous côtés, la vue est bouchée par les arbres et les broussailles et mon regard se fatigue à scruter sans désemparer ce mur vert impénétrable. La vision des grands espaces, de l’horizon me devient indispensable. J’étouffe dans l’air saturé d’eau par une pluie incessante qui transforme mon fortin en cloaque infâme et putride. Et je me fais le serment que, si je sors de ce guêpier, je me mettrai à naviguer. Avec apaisement, j’imagine le sentiment de liberté que j’éprouverai sur un voilier pointant vers le large et je me mets à rêver au jour où je m’élancerai sur des flots bleus et infinis vers un horizon toujours neuf.

Lorsque le 29 juillet nous apprenons la mort à la suite du choc opératoire, du 1er lieutenant Le Maout, je suis saisi d’effroi. Vixit ! Il a vécu en officier exemplaire et c’est mon deuxième chef tué en trois semaines. Encore un officier qui avait cru en l’Algérie française et qui était venu continuer ici une carrière des armes que la honte de nos défaites empêchait de poursuivre pour son pays.

Dimanche 1er août vers 6 heures du matin les Simbas attaquent Akéti sur la route de Bumba. L’assaut est vite repoussé, mais Noël un Français, est blessé au front par des éclats de blindicide et Mathieu tué net d’une balle dans la tête. Il ne lui restait plus que 15 jours avant la fin de son contrat et je ne peux oublier l’air préoccupé qu’il avait lorsque nous enterrions ensemble Nagy le Hongrois, il y a moins d’un mois. Je suis certain qu’il avait vu sa mort prochaine.

Nos provisions commencent à s’épuiser. Nous sommes arrivés à la fin de nos rations : les boîtes de corned-beef, de pâté, de saucisses, de sardines et de haricots qui faisaient notre ordinaire avec les pâtes et le riz ont été englouties. Il ne nous reste plus que la nourriture locale. Mais comme il y a très peu de choses mangeables dans ce pays et que les rares cultures en jardins potagers ont été abandonnées, nous en sommes réduits à nous rabattre sur le manioc. Moutarde nous fait des frites de racines de manioc, des galettes de farine de manioc, de la salade de feuilles de manioc, des épinards de manioc. Par bonheur, il nous reste les pamplemousses et les bananes à profusion pour le dessert ! Par deux fois, un Dakota vient nous larguer des vivres. Des sacs sont balancés sans parachute par la porte de la carlingue : la première fois ils sont perdus dans la brousse et notre courrier avec, la seconde fois les conserves explosent et les sacs de farine de manioc éclatent au sol !

Bientôt, les Blancs comme les Noirs deviennent nerveux et querelleurs et cela tourne souvent à la tragi-comédie ou au western. Un jour le sergent espagnol Gutierrez vient nous rendre visite. C’est un ancien de la Légion extrêmement courageux qui a fait partie des derniers commandos O.A.S. en Algérie. Mais il fait un fâcheux complexe de son air poupin et de sa petite taille. Moutarde, dont le comique distrait nos journées, ne peut s’empêcher de le mettre en boîte et, ce jour la, a le malheur d’aborder le sujet délicat de la taille des guerriers. Gutierrez devient pourpre de colère et tire entre les deux jambes du pauvre Moutarde qui bien sûr les prend son cou… Puis l’Espagnol se saisit du premier outil qui lui tombe sous la main et se met à le poursuivre en hurlant :

–  » Yé vé té touer à coups dé pioche ! Yé vé té touer à coups dé pioche !  » Ecroulés de rire, nous voyons Moutarde déguerpir poursuivi par le fier Andalou. Mais nous nous promettons bien de venger l’affront fait à notre section. Guttierez commande une position sur le fleuve, deux grosses péniches arrimées à la berge, qui garde un des flancs d’Akéti contre les attaques venues de l’autre rive. Le lendemain, Jansens et moi partons avec la Jeep-canon suivis par une seconde Jeep de renfort. Caches dans les matiti près de l’eau, nous pointons notre 75 au milieu du fleuve et tirons un obus explosif à cinquante mètres de la péniche de Guttierez. Panique, alerte : croyant à une attaque des Simbas, Guttierez lance immédiatement le branle-bas de combat et ses gars arrosent furieusement la rive opposée. Devant le gâchis de munitions que représente sa riposte et alors qu’ils sont en train de mettre en position leurs mortiers pour arroser la rive ennemie nous rejoignons la péniche pour prévenir notre hidalgo qu’il s’agit d’une plaisanterie. Puis nous nous filons sans demander notre reste pour achever notre expédition punitive. Dans un hangar nous nous emparons d’un extincteur et passons en trombe devant le mes en l’aspergeant de neige carbonique. Deux types qui prenaient un verre bondissent dans une Jeep et nous prennent en chasse. Une course effrénée sur la piste s’ensuit jusqu’à notre positon où ils sont obligés d’abandonner la poursuite, non sans avoir envoyé une grenade lacrymogène. Mais ils ont mal apprécié le vent et battent en retraite, pleurant sous la fumée.

Souvent pourtant, l’ambiance est lourde et les tempéraments se heurtent. Le vocabulaire mercenaire sert d’exutoire au cafard des volontaires. Chacun s’apostrophe par des  » Une balle dans la gueule » ou  » Deux bastos dans la tienne  » quand ce n’est pas le sinistre  » Au fleuve ! « , par allusion aux exécutions capitales dans les eaux sombres qui engloutissent les cadavres. Un  » Alors fieux  » d’accent wallon a remplacé le « Mbote » 1ocal – bonjour en lingala – tandis que le  » Godverdumm » flamand demande à Dieu de nous damner.

Enfin le 12 août la colonne partie de Buta pour nous ravitailler arrive à Akéti. Pour faire 125 km, elle a mis 24 heures car la piste avait été coupée par seize barrages d’arbres qu’il a fallu dégager, souvent à la tronçonneuse. Denard et nos camarades du 1er choc arrivent avec un convoi de ravitaillement et de munitions, dont un camion de bière brassée au Congo, la  » Simba « . Trois Flamands et deux Français ont l’autorisation de quitter notre position pour aller fêter au  » bar  » du mess le retour de leurs camarades. Lorsqu’ils reviennent à la positon les Flamands sont complètement ivres. Ils se mettent à se battre comme des chiffonniers.

Comme ils ont toujours parlé entre eux en flamand depuis que nous sommes ici je ne m’étais pas rendu compte de l’ampleur de rancune qui s’était glissée entre ces hommes. Avec les vapeurs de l’alcool, la hargne les submerge. Ils tirent des coups de pistolet les uns sur les autres – en se ratant heureusement – et menacent de s’éventrer. Ecoeuré par ce gâchis, je demande à être reçu par Denard et, comme il cherche des candidats pour constituer un groupe parachutiste au sein du ter choc je me porte volontaire.

Un petit groupe de Français vient d’arriver. Dès le premier abord, il me semble de qualité. Ils sont six, tous anciens paras, et ceux-là ressemblent à des militaires : un vétéran, deux soldats expérimentés et trois jeunes qui viennent de terminer leur service. Le plus âgé s’appelle Daniel Larapidiee. Epaules carrées, corps tout en muscles. Une tête au large front forme un triangle accentué par des pommettes saillantes et un menton pointu et volontaire. Sa démarche, tête inclinée et front projeté en avant, lui donne constamment un air soucieux. Sergent infirmier dans les paras en Algérie, il est passé à I’OAS pendant la période la plus troublée. Il a été condamné à une lourde peine de prison et est sorti récemment de taule. Girradey est un grand blond, au visage en lame de couteau, qui s’est engagé dans les paras à peu près à la même époque. Il est accompagné de Negri, un ancien policier brun et costaud au visage rond assez flegmatique. Les jeunes sont Georges Seren-Rosso, Jean-Michel Desblé et Didier Ott. Seren-Rosso est venu ici par idéal. C’est un ancien scout resté convaincu de sa mission. Les deux autres sont venus au Congo par goût de l’aventure, mais Desblé, un ancien du Cerde Claude Barrès, a la trempe d’un vrai guerrier tandis que Ott fait plutôt jeunot.

Le Quartier Général de I’A.N.C. a en effet décidé de monter une opération aéroportée pour délivrer des otages dans une région inaccessible par d’autres moyens. Le nombre de candidats s’avère moins important que celui des grandes gueules lorsqu’on leur rappelle qu’à Buta les rebelles, qui s’attendaient à voir débarquer des parachutistes, avaient parsemé le terrain de pieux acérés enfoncés dans le sol.

Patrick Bordes, les Français nouveaux arrivés, quelques autres et moi-même sommes sélectionnés à Akéti et repartons avec Denard pour Buta. En chemin nous sommes à un moment bloqués par quelques tirs dont la provenance ne peut être identifiée. Notre Jeep est arrêtée sur la piste et nous nous apprêtons à riposter. Je suis accroupi près de la Jeep qui me fournit un peu d’abri. Bientôt Denard me rejoint en s’agenouillant à côté de mois. J’ai à coeur de montrer au major que je suis devenu un combattant aguerri, mais le chargeur de mon Fal est vide. Désespérément, j’essaie d’ouvrir de ma main gauche la poche accrochée à ma ceinture dans le dos, dans laquelle se trouve ma réserve de chargeurs. Le gros bouton-pression résiste et je m’énerve. Que va-t-il donc penser d’un type incapable de tirer? Finalement j’arrache la fermeture et claque un nouveau chargeur dans mon Fal juste au moment où il m’ordonne :  » On y va!  » Denard s’élance sur la piste avec moi à ses côtés. Il avance à petites foulées et tire posément quelques coups de Fal alternativement à gauche, à droite, comme s’il était à l’entrainement. Je fais de même avec application en économisant mes munitions. Ou bien sa vieille expérience lui dit qu’il n’y a rien à craindre, ou il pense vraiment avoir la baraka. Et en courant sur la piste vers les Ferret bloqués, je me demande où il a bien pu l’attraper : est-ce la baraka marocaine ou la baraka yéménite ? La piste s’étend devant nous étonnamment plane et claire il fait beau, pas encore chaud et la vie me semble belle…

 

BAROUD POUR UNE AUTRE VIE
Chapitre XI,Cobra du Katanga au Kivu.

 

Kamina (Katanga), le 1er septembre 1965.

Sous le soleil brûlant de midi, au milieu de la rue de terre battue, trois Congolaises trottinent de leur démarche chaloupée. Elles marchent en traînant les pieds légèrement en canard et en faisant rouler leurs hanches. Elles gazouillent entre elles en nous regardant à la dérobée. J’ai surnommé les filles du pays  » les spoutniks « . Leurs cheveux, peignés en petites tresses durcies par quelque onguent, se dressent au-dessus de leur tête comme de petites antennes. Cette coiffure n’a rien de particulièrement gracieux, mais leur dorme un air mutin.

Nous sommes arrivés à Kamina il y a une semaine, après être passés par Buta et Stan pour faire quelques sauts d’entraînement avant l’opération aéroportée qui doit permettre de délivrer des otages encore détenus par les rebelles.

Denard veut en faire une opération emblématique du 1er Choc et a sélectionné une petite  » élite  » parmi ses hommes. Quelques gradés et volontaires viendront cependant d’autres unités. A la quinzaine de mercenaires partis avec nous d’Akéti se sont joints ceux de Buta. C’est le lieutenant Roger Bruni qui en prend le commandement. Toujours tiré à quatre épingles il veut que nous fassions honneur au 1er Choc par une tenue impeccable qui puisse impressionner l’état-major de la 5e brigade mécanisée de Stanleyville. Nous touchons donc des tenues neuves qui sont recoupées par un tailleur : pantalon et chemise vert foncé aux boutons représentant une tête de lion rugissant écusson du 1er Choc à la tête de diable sur une épaule, badge  » Commando  » sur l’autre épaulette rouges avec la grenade d’or, béret amarante avec l’insigne des parachutistes français bottes paras. Plus rien à voir avec la bande de pirates hirsutes de Pauli !

Bruni a été rejoint par d’autres officiers : les lieutenants Henri Clément, Marc Goosens et Mahauden. J’ai la joie de retrouver Henri que je n’avais que brièvement aperçu lorsque, passé officier-payeur après sa convalescence il était venu nous régler la solde en francs congolais. Encore très traumatisé par sa blessure qui lui avait laissé des éclats de blindicide dans la tête il m’avait alors à peine reconnu. Ce sont maintenant de vraies retrouvailles et son sérieux, son courage et son calme sont des atouts de poids pour l’opération projetée. Marc Goosens est un Flamand très populaire parmi nous tous. C’est un colosse bon enfant qui pèse plus de cent kilos, un Porthos toujours prêt à rire, à boire une bière et à se battre. Vétéran de la sécession katangaise, il avait formé au début de l’année un groupe autonome de mercenaires belges qui a été intégré au 1er Choc de son ami Bob. Quant au lieu- tenant Mahauden, c’est un Belge né au Congo dont il parle couramment plusieurs dialectes.

Arrive à Stanleyville je vais m’incliner sur la tombe du lieu- tenant Vibert. Sa sépulcre n’aurait pu être plus sommaire : un simple tasse terre au-dessus duquel se dresse une croix de bois et ce dénuement est rendu encore plus poignant par les herbes folles alentour. Bientôt la forêt aura repris ses droits et les dernières traces de mon chef de section auront à tout jamais disparu. Dulce et decorum est pro patria mori, il est doux et beau de mourir pour la patrie, disait Horace, mais qu’il est triste et idiot de mourir pour le Congo…

A Stan nous passons sous le commandement du commandant belge Bottu qui doit diriger notre groupe sous le nom de code  » Force Cobra « . C’est un ancien de Corée, mais sa minceur et sa voix fluette jouent en sa défaveur et nous incitent à penser qu’il ne fait pas le poids. Nous sommes quarante-trois sous ses ordres transférés à Kamina, dans le Nord Katanga. Les Belges ont construit sur ce plateau en pleine savane une immense base à 1 200 mètres d’altitude. C’est ici qu’ont atterri l’année dernière les C130 américains en provenance d’Ascension avec les parachutistes belges qui ont sauté sur Stanleyville.

Notre  » stage  » de parachutisme va être dirigé par des moniteurs congolais supervisés par deux officiers israéliens. En effet, le général Mobutu est allé avec 200 autres militaires congolais effectuer un stage de parachutisme en Israël en 1963 et a obtenu depuis lors l’aide des Israéliens pour former des parachutistes congolais. Il songe à se constituer une garde prétorienne de pars sous les ordres du lieutenant-colonel Ikuku. Nous effectuons une dizaine de sauts a partir de Dakota de la Force Aérienne Congolaise avec tout notre équipement Nous avons touché de nouveaux fusils automatiques Fal à crosse pliable qui prennent moins de volume pour sauter. Je fais par contre des sauts avec une mitrailleuse et ses munitions dans le  » leg bag  » et me félicite d’être toujours aussi léger car l’air chaud porte beaucoup moins bien qu’en Europe. Plusieurs mercenaires ont de gaves accidents : l’un à la colonne vertébrale atteinte un autre reste impotent avec les jambes paralysées et trois autres sont blessés plus légèrement.

A ces accidents s’ajoutent les bagarres. Kamina est une grande ville où vivent encore de nombreux Européens. Les femmes blanches aiguisent notre convoitise et nous bénéficions du privilège de l’uniforme et de l’auréole des guerriers. Tout ceci ne plaît pas aux maris, en particulier aux Grecs d’autant plus que nous buvons sec. Un soir, une violente bagarre se déclenche et tourne vite au pugilat. Marc Goosens, qui a bu force bières fait tourner son énorme poing de bas en haut comme une masse d’arme et fonce dans la bataille avec son quintal de chair et de muscles. Alain, un colosse français, assomme les Grecs à coups de poing tandis que son acolyte Gerardini les envoie au tapis à coups de boule. Larapidie les frappe de crochets du droit au point de se casser les métacarpiens. Subitement le colonel congolais commandant la base et son adjoint interviennent. Ils ont le tort d’user de termes racistes pour essayer de nous calmer et sont immédiatement passés à tabac sous le regard indifférent des soldats de la police militaire katangaise. Ceux-ci n’osent intervenir. Qui plus est le  » colon  » n’est pas de leur ethnie et il a acquis une réputation d’emmerdeur !

Les Katangais sont en effet fiers d’appartenir à la province La plus riche du Congo. Ils restent toujours aussi sourcilleux de son autonomie, et cela d’autant plus que Moïse Schomberg, leur idole, est maintenant Premier ministre de la République démocratique du Congo.

Perché sur ses hauts plateaux le Katanga est un pays sauvage et magique. Goosens et Mahauden qui connaissent bien 1a région emmènent le commando s’entraîner sur les bords du lac de Kiloubi à une centaine de kilomètres de la base de Kamina. Le paysage est splendide et nous avons l’impression de faire du scoutisme en simulant une opération de débarquement en maillots de bain sur nos Zodiacs. Je dors à même le sol d’un sommeil d’enfant. Ce sont de grandes vacances et de mercenaires, nous nous sommes mués en boys scouts !

Finalement, nous sommes brevetés  » parachutistes congolais  » au moment où l’opération aéroportée est décommandée les rebelles ayant transféré leurs otages dans un autre endroit plus secret. Au bout de trois semaines notre effectif a d’ailleurs fondu à 17 mercenaires à la suite d’accidents, de démissions et des fins de contrat. Ce qui reste du commando est rebaptisé Groupe Cobra et envoyé au Kivu sous les ordres d’un seul officier, le commandant Bottu.

En effet, si dans le nord-est les rebelles ont subi des revers importants, ils sont au contrais très actifs dans l’est, au Kivu. Ravitaillés en armes à partir de leurs bases arrière de Tanzanie, ils ont reçu l’appui d’une centaine de militaires cubains noires partis secrètement de La Havane sous le commandement d’Ernesto Guevara. Le Che, qui s’ennuyait ferme à Cuba comme ministre de l’Industrie a convaincu Fidel Castro que les révolutionnaires marxistes devaient ouvrir un  » second front  » en Afrique pendant que les Américains combattent le communisme au Viêt-Nam.

Les rebelles sous la direction politique de Laurent-Désiré Kabila contrôlent la région montagneuse dite de  » Fizi Baraka  » (entre Bakara au nord et Fizi au sud) et ils sont très bien approvisionnés. Les armes sont transportées par des cargos chinois jusqu’à Zanzibar et de la gagnent Dar-es-Salaam puis sont acheminées par le chemin de fer de Tanzanie à Kigoma pour traverser en pirogues le lac Tanganyika. Les Sud-Africains, partis d’Albertville (encore plus au sud) et débarqués pour partie de bateaux, viennent de s’emparer du village de Fizi situe à l’intérieur des terres, à la hauteur de la grande presqu’île qui s’enfonce dans le lac. Le « Fifth codo » contrôle désormais un noeud routier important. Mais à l’extrémité nord du lac Tanganyika, Uvira, tenue par les forces gouvernementales, est pratiquement encerclée par les rebelles. Une colonne venue ravitailler les troupes de l’A.N.C. vient d’être sérieusement accrochée. Les maquisards sont maintenant à une quarantaine de kilomètres de Bukavu, chef-lieu de la province du Kivu, et menacent cette grande ville. Ils s’en étaient emparés en 1964 avant d’être refoulés par les guerriers Bashi qui leur auraient inflige des pertes importantes – on avance des chiffres situés entre 4 000 et 10 000 morts -. Notre mission consiste donc à rejoindre Bukavu puis à descendre vers Uvira pour nettoyer la région et faire la jonction avec les Sud-Africains venant du sud. Nous prendrons ainsi les rebelles en tenaille.

Nous sommes transportés en avion jusqu’à Goma à la frontière du Ruanda, au nord du lac Kivu, situé à 1 500 mètres d’altitude au sud du massif du Ruwenzori. De là nous traversons le lac Kivu en bateau puis faisons un crochet en territoire ruandais pour rejoindre Bukavu. Nous nous engageons au milieu de collines que l’on pourrait imaginer être en Suisse tant l’herbe y est verte et le climat tempéré. Seuls les superbes troupeaux de bétail à la robe sombre et aux immenses cornes dressées, et leurs pasteurs tutsis drapés dans leur longue couverture nous rappellent que nous sommes au coeur le plus profond de l’Afrique. Puis en regagnant le Congo nous rentrons dans le Kivu. Notre camp est près de Bukavu à quelques centaines de mètres de la frontière du Ruanda et à quelques dizaines de kilomètres de la petite ville ruandaise de Cyangugu.

Perchée sur des collines au-delà du lac, Bukavu est une ville splendide et verdoyante, la première vraie ville où il fait bon vivre. L’agglomération regroupe environ 150 000 habitants dont 1 500 Belges et ressemble à une cité balnéaire.

Le 7 octobre au milieu de la nuit nous partons  » ouvrir  » la route d’Uvira. Le groupe Cobra a obtenu de nombreux véhicules. Tous les mercenaires sont sur des Jeeps-mitrailleuses ou sur le Ferret. En tête l’automitrailleuse de reconnaissance avec au volant un Katangais et a la Point 30, Joseph. Ce Belge, à la stature athlétique, s’est fait une réputation de baroudeur que ses multiples tatouages tendent à conforter. Sur sa poitrine s’étale une immense pieuvre avec autour en lettres bleues :  » Ne pour souffrir  » et  » Face au danger ». Son avant- bras droit est couvert d’insignes tatoués tandis que le gauche proclame au-dessus d’une entrée de prison :  » Pas de chance *. Il connaît la région comme sa poche et va poser la nuit des mines antichars dans les passages où les hippopotames remontent du lac pour aller brouter l’herbe de la rive. Puis vient la Jeep de Daniel Larapidie, le plus ancien d’entre nous, avec à son bord Patrick Bordes. Pour ma part, je suis mitrailleur sur la deuxième Jeep, assis en hauteur derrière une imposante tourelle, avec à l’avant Desblé et Girardey. Suit la Jeep-radio de Bottu avec Delarue comme radio et Thorez en voltigeur. Enfin viennent les autres mercenaires : Norbiato, l’athlétique  » fasciste  » italien le para français Seren-Rosso, l’ancien policer Négri. le gros Germain, Nogeira l’Apollon portugais qui ne pense qu’à rentrer chez lui sur la frontière angolaise chercher les diamants tapis dans une courbe du Kasaï, Italo le petit teigneux qui a un avant- bras en forme d’arceau après avoir été mal plâtré par le médecin de Buta et qui ne peut regarder son bras sans avoir envie de tuer l’ Espagnol, et enfin Vanstelan le « Chinetoque « . Ce dernier, ancien de Corée, est le plus caricatural d’entre tous. Ses yeux plissés sous le soleil lui dorment un air de mandarin qu’il prend plaisir à cultiver en gardant les moustaches pendantes et un petit bouc en pointe. Toujours bardé de munitions et de grenades, le pistolet et le poignard à la ceinture, il se promène rarement sans son casque et une mitraillette chinoise à chargeur en banane. C’est lui qui un jour, alors qu’il état mitrailleur du Ferret, dans une crise d’épilepsie alcoolique, se mit à tirer n’importe où. À part ça, c’est un brave gars! À ceux-ci s’ajoutent, commandés par Leleu, un Belge grand et mince, deux ou trois Européens venus du Codoki – Commando du Kivu -. Ce sont des anciens du commando fondé par le légionnaire Kowalski et composé d’anciens colons de la région. Suivent enfin dans des camions les soldats noirs, katangais et paras congolais.

Nous allons intervenir dans une région en effervescence depuis 1962, date à laquelle les Belges, sous la pression de l’O.N.U., ont donné l’indépendance aux territoires du Ruanda-Urundi. Administrés par la Belgique sous mandat de la S.D.N. depuis la Première Guerre mondiale, ces territoires sont peuplés de Tutsis, de Hutus et de Twa. Les Tutsis éleveurs-guerriers filiformes aux traits remarquablement fins, sont descendus des hauts plateaux d’Abyssinie entre le XVème et le XVIIIème siècle. Les Hutus sont les agriculteurs bantous qui avaient eux-mêmes supplanté les pygmées – devenus les Twas – . Après la proclamation de la République du Ruanda les Hutus se sont révoltés contre leurs féodaux tutsis et se sont empressés de leur couper les jambes à la scie égoïne pour les ramener à l’égalité démocratique. Ces troubles insurrectionnels poussent les Hutus du Royaume du Burundi voisin à contester l’autorité du souverain tutsi…

Nous faisons une partie du chemin en passant en territoire ruandais puis nous traversons la Ruzizi pour revenir au Kivu. Nos véhicules se dirigent vers le sud et prennent la route qui longe cette rivière, frontière naturelle entre le Congo et le Ruanda puis le Burundi. La plaine de la Ruzizi est une région très plate sur laquelle ne poussent à perte de vue que des herbes à éléphant et des euphorbes candélabres dont les branches dressées vers le ciel font ressembler aux cactus du Nouveau-Mexique. De-ci de-là un arbre et sous le premier que nous rencontrons, la carcasse d’un avion aux armes de l’O.N.U., vestige des combats que l’organisation internationale a menés, contre la sécession katangaise quelques années plus tôt. Nous arrivons bientôt à la raffinerie de calmes à sucre de Kiliba où la Sucraf exploitait un complexe sucrier. Nous y prenons en charge le 13e bataillon de l’A.N.C. que nous devons escorter jusqu’ à la « ville » d’Uvira et le  » port  » de Kalundu à la pointe nord du lac Tanganyika. En arrivant à Uvira nous apprenons que les rebelles ont attaqué lier la ville. Ils se sont approchés l’avant-veille à la tombée de la nuit sont restés tapis dans les matiti à trente mètres des lignes gouvernementales jusqu’au petit jour et ont attaqué à l’aube. Par chance les soldats de l’A.N.C. de garde ne dormaient pas. Les rebelles ont été durement repoussés et ont eu 27 morts. Avec Négri je vais inspecter le terrain et nous découvrons des corps dans des uniformes vert olive qui gonflent déjà au soleil. L’un d’eux brandit vers le ciel un énorme sexe et Négri m’explique qu’il s’agit d’une réaction ‘ e au moment de la mort qu’ont généralement les pendus. L’odeur est insoutenable et je rentre vers le camp en faisant savoir que le nombre d’ennemis tués qu’on nous a indiqué me semble exagéré. Leleu, qui est en pleine discussion avec les Congolais du poste dont il parle couramment la langue nous explique alors qu’il est normal que nous n’ayons pu dénombrer que 27 cadavres : les soldats en ont déjà mangé plusieurs avant qu’ils ne faisandent…

Lorsque nous arrivons à Kalundu le petit port est entière- ment dévasté et le spectacle est affligeant. C’est une position extrêmement difficile à défendre un entonnoir coincé entre le lac et la montagne et entouré de pentes très escarpées.

Nous nous préparons à faire une reconnaissance des lieux et formons une patrouille. En tête quelques Européens puis une dizaine de soldats noirs suivis par quelques mercenaires et enfin d’autres Congolais. Je mène le second groupe de volontaires juste derrière les soldats de l’A.N.C. Comme mon groupe traîne un peu, je m’arrête une dizaine de secondes pour attendre le volontaire qui me suit. Je vois les trois soldats qui me précèdent s’écarter du chemin pour examiner quelque chose. Ils n’ont pas fait deux mètres qu’une explosion effrayante retentit. Devant moi, dans une gerbe de poussière, trois corps sont projetés en l’air. Ils retombent au sol en hurlant. Je me précipite et suis saisi de stupeur : l’un a les deux jambes sectionnées à la hauteur des mollets. Le second un pied arraché et le troisième gît au sol défiguré un trou noir et sanglant à la place d’un oeil. Larapidie qui était infirmier dans les parachutistes en Algérie, accourt, met des garrots, administre de la morphine et les panse de son mieux. A défaut de civière, ils sont transportés chacun sur une tôle ondulée jusqu’à l’un des camions. Un des soldats est très jeune. Abruti par le choc il contemple d’un air absent son moignon recouvert de pansements sanglants. Plus jamais il ne pourra courir. Il ne sait pas que ses deux camarades et lui-même vont mourir avant la nuit. Ils ont sauté sur une mine posée par l’armée congolaise avant de déguerpir. Mais, sans plan de minage plus personne ne sait grand Dieu où !

En fin de matinée nous repartons pour Bukavu avec les blessés, laissant la garde de Kalundu au 13e bataillon congolais. Des le milieu de l’après-midi, les soldats de l’A.N.C. décrochent et rentrent à Uvira…

Deux jours plus tard nous partons en opération pour attaquer Lubarika lieu de marché important qui ravitaille la région de Fizi-Baraka. A Camagnola, nous quittons la route pour nous enfoncer dans la savane. Nous pénétrons lente ment dans de très hautes herbes à éléphant qui atteignent plus de trois mètres. Le silence est oppressant. Assis en hauteur sur mon siège, derrière le blindage de ma Mag qui me protège partiellement, je ne vois de tous côtés que le mur des herbes sèches et devine la présence muette de guerriers en embuscade. Pour première fois de ma vie, je sens la peur couler en moi. Un long frisson me paralyse et me parcourt de la tête aux pieds. Je sens le poil de mes avant-bras se hérisser et mes jambes se couvrir de chair de poule. Mon pouls s’accélère et j’ai du mal à respirer. Je fais un effort surhumain pour me raidir bien droit sur le siège et respirer à pleins poumons. Mon visage se durcit mes mâchoires se contractent et une douleur aiguë me parcourt la poitrine tandis que je peine pour remplir à toute force ma cage thoracique. Puis la peur disparaît comme elle était venue. Et je me rends compte que le courage ne commence vraiment qu’après avoir connu la peur.

Au loin la montagne ressemble aux djebels et ceux d’entre nous qui ont connu l’Algérie ou comme moi le Liban se retrouvent en terrain de connaissance avec une herbe sèche et rase sur les pentes, un soleil de plomb et les traquenards de l’adversaire. Mais par chance pour nous, les rebelles de l’Armée Populaire de Libération, bien qu’ils aient des instructeurs cubains – dont ils semblent suivre avec méfiance les conseils -, n’ont pas pour autant la valeur des moudjahidin de l’A.L.N. Dès l’approche de la montagne, des mitrailleuses nous tirent dessus de bien trop loin et se font repérer. La Point 30 du Ferret les arrose copieusement et met le feu avec ses balles traçantes aux herbes autour des servants rebelles. Nos Jeeps foncent vers le pied de la montagne puis freinent brusquement pour prendre position. Je vois au loin trois rebelles escalader la pente en courant presque. Ce sont de sombres lilliputiens vers lesquels ma mitrailleuse crache. De petits geysers de poussière les entourent ça et là. Ils trébuchent tombent, se relèvent et disparaissent à l’ abri de la crête. Un des camions nous rejoint et les soldats sautent à terre. Une explosion nous fait sursauter. Un des paras congolais vient de faire exploser son Energa en tombant au sol. Les minces éclats du blindicide ont blessé cinq Noirs et un mercenaire. Pendant que Larapidie les soigne nous contournons la montagne à pied et attaquons. A notre arrivée, le village est désert. Nous récupérons dans les cases des grenades et des roquettes de bazooka chinoises ainsi que des caisses de munitions pour mitraillettes chinoises et pour pistolets-mitrailleurs russes. Puis nous mettons le feu aux huttes en y jetant quelques grenades au phosphore. Des cartouches que nous n’avions pas découvertes se mettent à exploser de tous côtés en sifflant. C’est un vrai feu d’artifice que ponctuent des détonations comme pour accompagner notre joie destructrice. Mais celle-ci retombe vite lorsque nous constatons que le pont qui enjambe la rivière a été détruit et que cela nous oblige à arrêter notre avance et à rentrer à Kiliba.

Une mauvaise nouvelle nous y attend. L’un des membres du Codo du Kivu un jeune Belge, vient de tuer d’un coup de pistolet Van Hosto le cuissot mercenaire du camp, après une dispute avinée. Dessaoulé il pleure maintenant ce coup de folie, sachant qu’il va être renvoyé à Léo pour passer devant une cour martiale. C’est bien la fin la plus idiote que l’on puisse avoir a vingt ans. Mais nous n’éprouvons pour lui que mépris en ramenant le cadavre à Bukavu où les autorités congolaises et leurs conseillers européens ont organisé un service religieux. Une quinzaine d’hommes du Groupe Cobra assistent à la messe derrière le cercueil posé sur deux chaises. Un peu en retrait, j’aperçois avec stupeur une tâche rouge sombre en train de s’élargir lentement sous la bière. Le sang du mercenaire tombe goutte à goutte d’un angle du cercueil et je suis davantage saisi par l’incongruité de la scène que par la tristesse de mes compagnons. Nous finirons tous en ce magma visqueux, ou au mieux, comme dit l’Eglise le jour des Cendres, retournerons à la poussière. De toute façon, un mercenaire vit pour mourir plus tôt que le commun des mortels…

La pusillanimité de notre chef, réticent envers toute initiative mais parfois avec raison, nous oblige souvent à lui forcer il main pour organiser des coups. Les mercenaires le trouvent gentil mais sûrement pas un meneur d’hommes. En opération nous chantons :

Bottu tu l’auras voulu, tu seras pendu par la peau des fesses! Bottu tu l’auras voulu, tu seras pendu par la peau du cul! « 

Un soir nous décidons avec son accord de mener un coup de main dans la montagne sur un village d’une vallée reculée au-delà de l’endroit où nous avions été arrêtés par le pont détruit après Camagnola.

Allongés dans les herbes à la limite de la Sucraf, nous sommes une trentaine tapis dans l’ombre à attendre la nuit : neuf Européens – Leleu, Joseph  » la pieuvre  » Girardey, Desblé, Seren-Rosso, Thorez, Delarue, Italo et moi -, trois Katangais de Leleu et une vingtaine de porteurs réquisitionnés à Kiliba. Nous avons avec nous un mortier de 80 mm et une douzaine d’obus de petits mortiers de campagne et leurs munitions, des blindicides, un bazooka, deux mitrailleuses et des caisses de bandes de cartouches. Nous partons à pied sous un ciel légèrement couver. La nuit n’est pas trop noire et nous progressons sans bruit en essayant d’éviter les zones sans doute minées. Après quelques heures de marche à la file indienne, nous escaladons bientôt les flancs de la montagne jusqu’au pont en partie détruit par les rebelles. Le tablier a été brûlé et il nous faut traverser en équilibre sur une poutrelle, accrochés aux arceaux d’acier. Sous nos pieds la rivière, réduite à un petit cours d’eau, brille lorsqu’un trou dans les nuages laisse passer les rayons de la lune.

Une lumière bleutée dorme aux roches un relief doucement contrasté. Nous continuons en suivant les crêtes sachant que les rebelles tiennent les vallées. La marche est dure mais un spectacle insolite et grandiose nous attend à l’aube au sommet du piton. Au loin l’horizon est d’un gris légèrement bleuté et sur les hauteurs l’air est étonnamment frais. L’autre versant est très à pic et avec les premières lueurs autour nous apercevons au fond de la vallée le village que nous avons décidé de détruire. Nous nous allongeons sur la crête et examinons aux jumelles des huttes au toit conique pressées les unes contre les auges et entourées de bananiers. Un peu plus loin des champs de manioc à flanc de coteau donnent un petit air riche au village tandis que l’aube naissante révèle lentement ses couleurs brune et vert tendre. De ce petit paradis niché au creux de la cuvette émane une atmosphère douce et paisible.

Nous sommes exténués par cette marche forcée mais nos porteurs, plus entraînés à la marche que nous ne semblent pas fatigués et nous devons faire vite. Pas de temps pour la rêverie, mais j’ai une brève pensée pour ceux qui se reposent tranquillement là-bas. Nous installons sans attendre mortiers et mitrailleuses. Les soldats armés d’Energas, tapis derrière l’arête, un genou au sol, les mettent au bout de leur Fal dont ils enfoncent la crosse en terre à hauteur de la hanche droite. Couché sur un méplat, j’arme la Mag tandis qu’à côté de ma mitrailleuse un servant congolais tient la boîte à bandes.

Chacun retient son souffle. Au signal de Leleu c’est un déluge de feu. Des explosions secouent le fond du vallon, le tir saccadé des mitrailleuses fracasse l’air calme du matin et les parois des versants opposés nous renvoient ce tumulte en écho. Les obus montent dans le ciel en sifflant pour s’écraser sur les cases qui commencent à prendre feu. Au loin tels de petits insectes noirs, les rebelles courent se cacher dans les bananiers suivis par le tir des Fals et l’explosion d’une roquette de bazooka. Du haut de la crête le départ des petits tubes des mortiers siffle dans l’air puis l’on aperçoit la fumée du point d’impact. Excités par ce tir de foire, les soldats noirs vident chargeur sur chargeur sous le regard envieux des porteurs. Enfin le calme revient. La vallée n’est plus qu’un champ de ruines. Ca et la des buffles errent à l’abandon. Nous donnons l’ordre de repli. Mais les porteurs ne veulent rien savoir. Ils veulent absolument que nous descendions au village pour prendre le bétail et nous sommes obligés de faire mine de partir sans eux pour qu’ils consentent à nous suivre. Il nous faut en effet regagner notre base très rapidement afin d’éviter que les rebelles cachés dans les talwegs n’essaient de nous couper la route. Assoiffés, morts de fatigue mais radieux, nous rentrons à Kiliba en vainqueurs.

Mais nous avons tort d’être fiers car la précédente équipée nocturne de deux d’entre nous a fait des vagues. Leleu, Joseph et quelques hommes à eux ont franchi la semaine dernière la frontière burundaise pour détruire un village hutu qui ravitaillait les rebelles de ce côté-ci de la frontière. Le massacre qu’ils ont fait a provoqué un incident diplomatique et nous en attendons les retombees. Aussi quel n’est pas notre étonnement d’apprendre le lendemain qu’une révolution a éclaté dans la nuit à Usumbura (ancien nom de Bujumbura), capitale du Burundi située à quelques kilomètres de la Sucraf. Le mwami Mwambusta IV, roi tutsi issu de la race des seigneurs d’origine nilotique, s’est réfugié dans notre camp en compagnie de quelques conseillers et d’une blondasse que nous soupçonnons d’être sa maitresse. Il demande au commandant Bottu d’intervenir du côté de ses partisans et à 13 heures nous nous étançons vers le Burundi sur nos Jeeps et le Ferret suivis de nos soldats congolais. Mais lorsque ceux-ci apprennent que nous nous apprêtons à passer la frontière, ils décident de s’arrêter à la limite du territoire congolais.

A vingt, nous fonçons |nos Jeeps et faisons sauter la barrière qui symboliquement marque la frontière. Usumbura n’est qu’à quelques kilomètres sur le lac et nous y sommes en dix minutes. La ville est déserte ses habitants cloîtrés chez eux.

Nous fonçons dans de belles avenues ombragées par les arbres et faisons le tour de la ville en faisant vrombir nos moteurs. Puis nous freinons devant l’ambassade d’U.R.S.S. Derrière les fenêtres nous devinons des silhouettes qui s’agitent. Ce sont ces diplomates communistes qui ne cessent de fomenter des troubles contre les pouvoirs favorables aux Occidentaux. J’imagine leur affolement alors qu’ils croient que nous risquons de prendre d’assaut l’ambassade! Nous nous disposons devant le bâtiment et son drapeau rouge et je prends une photo de Botta au milieu des hommes du Groupe Cobra.

Puis nous redémarrons dans un crissement de pneus et filons rejoindre l’état-major des forces loyalistes. De grands militaires tutsis, aux traits réguliers et fins, fiers héritiers des races qui sont descendues du Nil vers les Grands Lacs voici quatre siècles nous accueillent à bras ouverts et nous apprennent que la révolte est en train d’échouer. Les gendarmes hutus insurgés qui se sont emparés de la base pendant la nuit ont tué onze personnes. Ils se sont réfugies dans l’Athénée, le lycée fondé par les Belges. Nous proposons aux officiers tutsis de prendre l’immeuble d’assaut mais il nous est répondu qu’il a été donne 12 heures aux mutins pour se rendre.

Nous rentrons donc au Congo pour aller chercher un message que le Mwami est en train d’enregistrer sur un magnétophone à Kiliba. A la tombée de la nuit, des Jeeps repartent à Usumbura apporter la bande enregistrée. Peu de temps après le Ferret part à leur suite. Il pleut à torrents et l’automitrailleuse verse dans un canal d’irrigation. Quand les Jeeps rentent d’Usumbura deux heures plus tard leurs chauffeurs découvrent le Ferret les roues en l’air et la tourelle dans la vase. Joseph est mort noyé mais le conducteur katangais râle toujours à l’intérieur. Lorsqu’à deux heures du matin nous arrivons enfin à redresser le véhicule, il est trop tard et le Katangais a péri. Quant aux Burundais révoltés, tandis que leurs chefs continuaient le palabre pour endormir la vigilance de leurs assiégeants, ils se sont échappés pendant la nuit de l’Athénée…

La date de fin de mon contrat approchant, mon séjour s’achève sur cette révolution d’opérette qui aurait pu finir en massacre. Je quitte le Kivu et regagne Stan début novembre Le commandant Bottu quant à lui est rappelé à Leo et condamné par une cour martiale à six mois d’internement à la prison de Mutila pour être intervenu au Burundi sans en avoir reçu l’ordre du gouvernement congolais.

A mon passage à Stan, je passe au rapport du colonel Lamouline qui me propose de revenir comme adjudant-chef au Congo. Après une permission à Paris qui me permet de revoir les copains et de dépenser largement, je rentre à Léopoldville pour apprendre que Tschombé a été destitué, Lamouline expulsé, Bottu gracié et expulsé lui aussi. Le général Mobutu a pris le pouvoir le 24 novembre et les nominations décernées par Lamouline ne seront pas attribuées. Refusant de signer un nouveau contrat à d’autres conditions que celles qui m’avaient été proposées, je décide de quitter la pétaudière du Congo et de gagner l’Afrique du Sud, avec à la fois regret et soulagement.

La guerre est bien finie
Et qu’elle était jolie,
Mais quelle boue infâme,
Quand on y perd son âme!

Et c’est avec mélancolie que je laisserai derrière moi Leo et ses mercenaires, mes amis.

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

OPS