OPS katanga

Les gendarmes katangais


Lorsque le Boeing d’UTA se pose en douceur sur la piste de Brazzaville, je n’ai pas la moindre idée de ce qui m’attend. Ce que j’espère, c’est que la recommandation de Charles Delarue me permettra d’obtenir une place dans la police du roi du Kasaï, Albert Kalonji. Je sors de l’avion dans une chaleur moite. Le ciel est chargé de nuages, la piste luit d’une pluie tombée il y a peu et il fait au moins trente degrés. La soeur du colonel Battesti et son mari m’accueillent comme si je faisais partie de la famille.

Industriel boulanger, le beau-frère de Battesti compte parmi sa clientèle l’entourage du président, l’abbé Fulbert Youlou. Peu après mon installation chez lui, mon hôte me conduit à la Présidence et me présente au commissaire Augustin, chargé de la sécurité du président. Celui-ci parcourt la lettre que Delarue m’a remise pour le roi Kalonji.C’est très bien, cher monsieur Denard, de vouloir aider ces gens-là. Ils en ont vraiment besoin.

Et il m’annonce qu’afin de me faciliter les choses il va me faire établir un passeport diplomatique. Je ne suis pas encore revenu de ma surprise que Fulbert Youlou survient, dans un épais froufroutement de soie. Ne sachant trop quelle contenance adopter, je le regarde s’approcher, dans son élégante soutane portant la griffe de quelque grand couturier parisien. Le président sourit et me tend la main : N’oubliez pas, cher monsieur, que je me considérerai toujours comme le fils spirituel du général de Gaulle. Ayant donné son accord pour le passeport diplomatique, il me félicite à son tour de vouloir rejoindre Albert Kalonji au Kasaï et me laisse aux mains de l’un de ses conseillers, qui semble très intéressé par mon projet. Lorsque je quitte la Présidence, quasiment investi d’une mission officielle, j’ai hâte de rejoindre le Kasaï, mais la sœur de Battesti et sa fille Nicole tiennent à me faire les honneurs de Brazzaville.

Je traîne volontiers au bord du fleuve Congo, à regarder filer sur l’eau les longues pirogues à moteur chargées de baluchons. Quelques pêcheurs se dressent tels des funambules sur d’étroites embarcations taillées d’une seule pièce dans des troncs d’arbres. D’un beau geste ample, ils lancent un large épervier plombé pour capturer des petits poissons d’argent, puis s’accroupissent pour démailler leur filet avec patience avant de l’étendre à nouveau d’un geste identique au précédent, au millimètre près. Il faut l’insistance de Nicole pour m’arracher à ce spectacle. Lorsque la jeune fille m’entraîne vers sa voiture, je me retourne une dernière fois pour admirer les silhouettes des pêcheurs découpées en ombres chinoises par les feux orangés du soleil couchant. Après avoir visité Brazzaville de fond en comble, et de nuit comme de jour, je prends un billet d’avion pour Elisabethville la capitale du Katanga.

Averti de mon arrivée, le chef d’escale de l’Union aérienne de transport Bernard Cazenave, tient à me réceptionner lui-même. Cet homme chaleureux à l’accent du Sud-ouest, est sang nul doute un « honorable correspondant ».

– Bienvenue à E’ville ! me lance-t-il. Je vous ai réservé une chambre au Léo II.

L’hôtel Léopold II est un établissement luxueux de deux étages, où, apparemment, rien n’a changé depuis l’indépendance. Des boys stylés, silencieux et souriants, vont et viennent à pas feutrés parmi des groupes de Belges buvant de la bière ou du whisky. Des journalistes du monde entier y ont pris leurs quartiers. Ils attendent la mise au pas du Katanga par les forces de l’ONU.

Je m’aperçois vite que je fais l’objet d’une surveillance insistante de la part de quelques Belges qui n’ont vraiment pas des allures de touristes. Cazenave, à qui je me plains de cette curiosité agaçante, la trouve, lui, toute naturelle.

– Ce n’est pas grave, me rassure-l-il. Ils vous prennent simplement pour un sous-marin du colonel Trinquier.

Le colonel qui n’a pas répondu à ma demande d’enrôlement à, lui aussi, ses habitudes au Leo II. Je sympathise très vite avec son chauffeur et garde du corps, Michel Rey, un ancien parachutiste du 3 RPIMa d’Algérie.

Cazenave connaît mieux que quiconque les meurs d’Elisabethville. Grâce à l’un de ses amis, il réussit à m’obtenir un rendez-vous avec Godefroi Munongo, le ministre de l’intérieur du Katanga. L’homme fort du gouvernement de Moïse Tshombé a trente-cinq ans, une certaine corpulence et une tête d’intellectuel. Héritier du roi Misiri, qui fut maitre du Katanga et grand trafiquant d’esclaves à la fin du siècle dernier, il a fondé, en février 1957, la Conakat (Confédération des associations katangaises) avec Moïse Tshombé. Aujourd’hui, Munongo pousse Tshombé à tenir tête au gouvernement central du Congo, aux forces de I’ONU, et au monde entier s’il le faut.

Craignant que le ministre ne se méprenne sur les raisons de ma démarche, je lui explique que je suis venu en Afrique pour participer à la mise en route de son pays en tant que policier.

– La police ? s’exclame mon hôte. Mais ce n’est pas possible, cher monsieur Denard. Vous oubliez que, malgré notre sécession, nous sommes toujours, de fait, sous la tutelle des Belges. Déjà ils ont vu d’un mauvais oeil l’intrusion des officiers français que nous a amenés le colonel Trinquier. Ils ne toléreront jamais un Français dans notre administration.

Sans reprendre son souffle, le ministre m’explique qu’il ne me faut plus compter aller au Kasai. Selon lui, le roi Albert Kalonji va succomber sous peu à la pression des troupes de l’armée nationale. D’ailleurs, me précise-t-il, Kalonji a déjà recruté quelques militaires français.

Je songe que c’en est déjà fini de mes rêves de coopération lorsque, souriant, Godefroi Munongo m’annonce qu’il me serait en revanche possible de contracter un engagement au titre de volontaire étranger dans la gendarmerie katangaise. Le ministre n’a pas prononcé le mot de mercenaire. J’apprécie la nuance. De policier à gendarme, me dis-je, il n’y a qu’un petit pas. J’accepte donc la proposition. Munongo me brosse un tableau précis du Katanga dont le nord est contrôlé par des tribus Balubas qu’il tient à amener au plus vite à coopérer avec Tshombé et lui.

Sur ce, le ministre me remet un mot de recommandation pour Joseph Yav, son homologue au poste de la Défense qu’il m’encourage à rencontrer le plus rapidement possible.

C’est le 15 février juste après notre entrevue, que Munonjo annonce la mort de Lumumba. Selon le ministre de l’Intérieur, l’ancien chef du gouvernement est décédé huit jours plus tôt, alors qu’il tentait de s’évader de la prison de Thysville, au Katanga, où il aurait été transféré. Mais la réalité, nous l’apprendrons par la suite grâce à des « fuites », est tout autre : Lumumba, Maurice M’Polo, son ministre de la Défense, et Joseph Okito, qui présidait le Sénat, ont été extraits de leur prison un mois auparavant, sur ordre des dirigeants du Katanga, et suppliciés avant d’être froidement exécutés. Une fois la dépouille de Lumumba retrouvée et le mensonge de Munongo éventé, le Conseil de sécurité des Nations-Unies saisie la balle au bond : il décidera, le 21 février, d’autoriser les casques bleus à lancer des opérations destinées à mettre un terme à la sécession katangaise.

Les véritables circonstances de la mort de Lumumba me sont encore inconnues lorsque je me présente à Joseph Yav. Le ministre de la Défense me reçoit en souriant, prend connaissance de mon accréditation de Brazzaville, lit la recommandation de Munongo, réclame quelques précisions sur mes états de service et, enfin satisfait, m’annonce qu’il sera heureux de d’attribuer un poste. Je dois me présenter le lendemain au QG de la gendarmerie katangaise.

L’officier recruteur qui m’accueille est encore un Belge. Il me dévisage longuement. Sans doute n’a-l-il pas l’habitude de recevoir des candidats aussi chaudement recommandés. Il est même un peu nerveux lorsqu’il me demande de décliner mes états de service. Je lâche tout d’un bloc : les arpètes, l’Indochine, le Maroc, et l’Algérie.

– Quel était votre dernier grade dans l’armée ? me demande-t-il après avoir noirci un formulaire.

Me souvenant de l’examen passé à Philadelphie, je réplique :

– Officier-marinier de deuxième classe.

Le major lève la tête, fronce les sourcils.

– C’est quoi, un Officier-marinier ? Je lui explique que ce terme désigne tout cadre de la marine nationale française à partir du grade de second-maître. Le Belge réfléchit un instant en tapotant sur son bureau avec son stylo à bille. Puis il lâche :

– C’est bon ça ! Chez nous, vous serez sous-lieutenant.

Décidément, la chance est avec moi. J’hésite un court instant à expliquer au major que je n’étais pas officier mais, sans doute impressionné par la recommandation personnelle du ministre de la Défense, il ne m’en laisse pas le temps.

– Bonne chance ! me lance-l-il en me serrant la main.

Me voilà donc promu officier.

Conduit au camp Massart, le QG de la gendarmerie, je me retrouve en tenue de commando avec un béret vert, une vareuse camouflée, un pantalon kaki et des rangers. Je pensais entrer dans un corps de troupe chargé de maintenir l’ordre et de faire respecter les lois, et me voici embrigadé dans une unité de combat. Cela n’est pas pour me déplaire.

On m’amène ensuite au bureau de l’officier belge qui commande les groupes mobiles de la gendarmerie katangaise. Le major Janssens me reçoit en ami et m’explique qu’il me destine au groupe mobile « C », placé, encore tout récemment, sous les ordres du capitaine Baltus.

Cet officier a été gravement blessé à Kongole lors d’une attaque lancée par une tribu de Balubas ivres d’alcool de palme. Le lieutenant Cuvelier le remplace. En attendant de rejoindre votre unité, je vous laisse une jeep de service pour vos déplacements dans E’ville.

Lorsque je rentre à l’hôtel, Michel Rey m’annonce qu’il retourne en France avec son patron. Trinquier selon lui, ne s’entend plus avec les gens d’ici, mais laisse à Elisabethville le commandant Faulques, le capitaine de La Bourdonnaye et le capitaine Egé. Le garde du corps m’offre son équipement de baroudeur dont il n’aura plus l’usage. Je coiffe le béret rouge de para, et complète mon sac en achetant une tenue de sortie. Comme je dois attendre mon ordre de mission au moins huit jours, je vais me promener en ville avec Bernard Cazenave.

Personne, durant nos virées, ne s’étonne de me voir arborer l’insigne de parachutiste que je n’ai pas retiré de la tenue camouflée de Michel Rey. Afin de ne pas continuer à tricher, je décide de me faire breveter à la première occasion.

Un matin, alors que je roule vers le Léopold II, j’aperçois un Européen qui se dirige à pied dans la même direction. Je reconnais la silhouette raide et élancée du commandant Faulques. Je sais la légende de ce baroudeur, officier de la Légion plusieurs fois blessé en Indochine, qui a quitté l’armée parce que la façon de mener la guerre en Algérie – un jour le bâton, un autre la carotte – ne lui convenait plus. Stoppant à sa hauteur, je l’invite à monter dans ma jeep. Il me dévisage. Son regard s’attarde sur mon uniforme aux plis nets. Enfin il me lance, d’un ton sec :

– Merci, je préfère marcher! Pressant le pas, il se mêle à la foule des Noirs qui s’écarte devant lui.

Si cet homme que j’admire m’a snobé, je sympathise en revanche avec quelques autres officiers, avec le lieutenant Dufranes surtout, un ancien du bataillon belge de Corée. Il me parle de Tony de Saint-Paul qui, 1ui aussi, sert dans la gendarmerie katangaise, mais il ne sait trop où.

Pris dans la spirale des événements qui m’ont conduit a E’ville, je ne me suis pas soucié des conditions financières de mon engagement. Le contrat de six mois renouvelable que j’ai signé le 6 mars me garantit treize mille francs belges par mois, ce qui correspond environ à mille trois cents francs français. C’est beaucoup moins que ce que je gagnais en vendant les a appareils ménagers de M. Roux, Malgré tout, je ne songe pas à regretter quoi que ce soit, d’autant que mon contrat prévoit d’importantes indemnités de décès et d’invalidité : un million de francs belges en cas de mort et les trois quarts de cette somme pour la perte d’un bras. S’il m’arrivait malheur, mon petit Philippe et sa mère seraient pour un bout de temps à l’abri du besoin, et c’est là l’essentiel.

Mon ordre de mission se fait attendre et je tue le temps en faisant des longueurs de piscine. Je partage quelques-unes de mes soirées avec une jeune coiffeuse européenne qui tient boutique en face du Léo Il et passe les autres avec de belles Noires rencontrées à l’Oxy, une boîte en vogue, et qui m’initient à l’amour africain.

14 – Les Bahembas de Kongolo

En débarquant à Kongolo, je cherche en vain la tour de contrôle. L’aéroport se limite à quelques baraquements de style militaire et des cabanes bordées de buissons de cactus éparpillas sous des palmiers et des manguiers.

Des femmes en boubou cheminent le long de la piste sans se soucier de l’arrivée du DC3. Un énorme baluchon est posé en équilibre sur leur tête et elles portent des seaux en plastique à bout de bras. Quelques gosses en haillons sont venus assister au spectacle de l’arrivée de l’avion.

Un homme en tenue camouflée vient vers moi. Il me salue très raide me demande si je suis le sous-lieutenant Denard puis se présente, avec un fort accent belge :

– Volontaire Wallendorf. J’ai reçu l’ordre de vous conduire au major Dehucorne.

Je dépose mon barda dans une jeep et m’assois à ses côtés. Mon chauffeur qui porte au ceinturon un pistolet dans un étui en cuir n’est pas bavard. Une fois sorti de la bourgade européenne, il slalome au ras de cases à toits de paille et de palmes en se frayant à grand coups de klaxon un étroit chemin parmi une pagaille serrée de bicyclettes et de charrettes à bras ou tirées par des ânes. Happant dans notre sillage une ribambelle de gosses quémandant des friandises, nous parvenons à un camp bâti à l’écart du village.

Au premier coup d’oeil la base des gendarmes ne manque pas de confort. Les bâtiments s’alignent le long de larges allées et j’entrevois une piscine à l’orée d’un petit bois. Wallendorf me conduit vers la villa où sont logés les officiers. Après avoir déposé mon barda sur un lit tendu d’une moustiquaire, je vais me présenter au major Dehucorne.

Comme la plupart des officiers belges que j’ai eu l’occasion de rencontrer le major arbore de superbes moustaches en crocs. Il porte une chemise kaki parfaitement repassée. Un long short et de hautes chaussettes de laine à grosses côtes achèvent de lui donner l’allure guindée d’un officier de l’armée des Indes. Il me reçoit de manière très protocolaire. Après un laïus de bienvenue, il me confirme mon affectation au groupe « C », sous les ordres du lieutenant Cuvelier. – Vous allez rejoindre votre unité au-delà de Lengwe, m’explique-t-il sans se soucier de savoir si je connais la région dont il me parle.

Wallendorf m’embarque à nouveau dans sa jeep. Pendant des heures, nous roulons bon train entre forêt et savane, sur une route défoncée cou- verte de poussière de latérite. Mon chauffeur, qui a gardé à portée de main un fusil d’assaut, est à peine plus bavard qu’à Kongolo. Lorsque je le questionne sur les villages dévastés que nous traversons, il me répond du bout des lèvres, qu’ils ont été détruits au cours des combats des derniers mois. Des graffitis ornent les pans de mur qui tiennent encore debout. Les uns vantent les mérites de Patrice Lumumba, les autres, ceux de Moïse Tshombé.

Saupoudré de latérite, je suis roux de la tête aux pieds lorsque nous rattrapons enfin le groupe Cuvelier. Remontant la colonne, je découvre mon chef. C’est un petit homme à fines moustaches dont le visage juvénile est mangé par une énorme paire de lunettes de soleil qu’il retire afin de me dévisager. Il est armé de deux pistolets, l’un au ceinturon l’autre en holster. Alors que les gendarmes katangais m’observent avec curiosité il me présente aux Européens de l’unité. Il m’annonce ensuite que je serai son second et que, parallèlement, j’aurai à assumer le commandement d’une section de voltige.

– Votre mission est simple, précise le petit officier. Vous roulerez en arrière-garde et, à la moindre alerte, vous déboîtiez de la colonne avec vos voltigeurs pour venir épauler l’élément pris en embuscades.

Je remarque alors que la plupart des véhicules de l’unité sont ornés d’un dessin représentant une sorcière chevauchant un balai. Un volontaire européen m’explique que c’est parce que le groupe s’appelle Kifakiyo, ce qui, en swahili signifie balayeur. Il a été choisi en souvenir des Balubas qui, persuadés par leurs sorciers que les balles les traverseraient sans dommages, ont été hachés, ivres de chanvre et de lutuku, un alcool de palme de fabrication locale, par des rafales de mitrailleuse tandis qu’ils criaient « mulé ! » Mai, la formule magique qui devait leur éviter la mort. .

Je n’ai aucune peine à repérer les bons soldats au cours des premières alertes, qui sont souvent le fait d’une poignée de réfugiés affolées par notre approche. L’adjudant Augustin Kabuita mon second, et le sergent François Lupwe sont parmi les meilleurs.

Kabuita pourrait être le père de Lupwe. Ce vétéran a combattu en Abyssinie durant la dernière guerre. Il a participé de mars à juillet 1941 aux terribles combats d’Assosa, de Gambella et de Saio qui ont permis aux Africains, encadrés par des Belges, de capturer neuf généraux italiens avec plus de trois cents de leurs officiers et deux mille cinq cents soldats.

Augustin Kabuita et François Lupwe sont si surs d’eux, ils ont tant d’ascendant sur leurs compagnons d’armes que je me propose au premier accrochage sérieux, de calquer mes réactions sur les leurs.

L’adjudant Kabuita me tutoie. Je n’y vois aucun inconvénient et, puisque telle est leur façon de parler, je laisse mes hommes faire de même. Ainsi traités d’égal à égal, les bahembas m’acceptent au point de m’inviter aux palabres qu’ils improvisent à chaque halte. Kabuita, le sage du groupe, mène les débats avec la dignité d’un président de tribunal. Je profite de l’ l’occasion pour enrichir mon vocabulaire swahili. Je sais maintenant que les préfixes des noms de tribus sont en ba ou wa au pluriel et en mu au singulier. On dit ainsi un Muluba, des Balubas et un Muhemba des bahembas.

Officier de fortune, j’ai pris la précaution de me munir de quelques manuels de tactique, que j’étudie entre dette missions de protection et trois patrouilles dans des villages. Cette activité solitaire me permet d’échapper aux querelles intestines et aux petites tracasseries de préséance qui se multiplient alors que notre mission traîne en longueur…

Les cent gendarmes de Cuvelier sont encadrés par une vingtaine de Belges. Les Wallons me rappellent les Méridionaux de chez nous, dont ils ont le bagout et l’exagération faciles, tandis que les Flamands, eux, sont beaucoup moins loquaces. Ils peuvent rester des heures au repos sous un arbre, l’arme à portée de la main à écouter les bruits de la forêt en lissant entre le pouce et l’index les extrémités de leurs longues moustaches. Quant aux Bruxellois, ils usent volontiers d’une gouaille comparable à celle des titis parisiens. Ces Belges, qui ont chacun quelque compte à régler avec les Congolais, considèrent le Français et l’Italien qui complètent l’encadrement comme quantité négligeable…

L’Italien c’est Gino, un petit rondouillard qui se met en colère lorsque quelqu’un ose mettre en doute la qualité d’officier de bersaglieri dont il se prévaut Gradé ou pas, Gino est un as du ravitaillement. Comme il connaît bien les moeurs des Katangais, il partage avec eux le riz, le manioc et le poisson séché dont ils raffolent, et nous distribue en abondance les boîtes de corned-beef et les biscuits de guerre dont ils n’ont que faire. Il nous fournit aussi des légumes, salades, tomates, haricots verts et patates douces, âprement marchandés auprès des rares villageois qui ne s’enfuient pas à notre approche.

Ayant pris l’habitude, en Indochine et au Maroc, de manger selon les habitudes locales, je rôde souvent autour de mes hommes au moment des repas. Leurs plats épicés odorants, m’attirent bien plus que nos fades ratas de boeuf en boîte frit avec des oignons. Le protocole étant ce qu’il est, je me retiens de me faire inviter.

Il ne m’aura fallu que quinze jours en brousse pour me faire à mon nouveau métier et aux hommes que je commande. Visiblement les Bahembas m’ont adopté.

Lorsque Cuvalier nous annonce notre retour à Kongolo, ils improvisent une chanson en mon honneur, me décrivant comme  » un grand lieutenant à la belle lance, venu de France, qui mangera les Balubas pour la gloire du Katanga ».

A leur arrivée au camp, mes hommes, du moins les célibataires se transforment en gravures de mode. Riant à l’avance aux éclats, ils passent une chemise blanche, des pantalons à bas étroits, des chaussures vernies et, affublés de lunettes de soleil criardes, dansent durant des heures au son d’un pick-up dans des bars ouverts à tous vents. Les officiers ne fréquentent généralement pas ce genre d’endroit. Je m’y risque pourtant avec quelques volontaires belges. Du coup, mes voltigeurs m’accordent encore un peu plus de considération. L’un d’eux me propose même de danser avec une pulpeuse jeune fille qu’il me présente comme sa soeur. Même si je sais danser, je suis loin d’égaler les Bahembas qui, anticipant d’une fraction de seconde sur la mesure des cha-cha-cha et des rumbas vivent littéralement la musique. Faisant de mon mieux, je chaloupe comme jamais. Ma cavalière semble ravie de ma prestation, mais ne songe pas pour autant à me garder pour elle seule. Elle m’abandonne en riant aux bras potelés d’une autre danseuse dont je lorgnais, mine de rien, depuis quelques minutes les déhanchements lascifs et la frimousse appétissante. Ma nouvelle cavalière se colle contre moi. Elle n’a pas dix-huit ans mais semble déjà délurée. Elle s’appelle Scholastique, qu’elle prononce Chocolastic.

Tandis que Chocolastic m’aguiche ostensiblement mes voltigeurs m’observent du coin de l’oeil. Je devine qu’ils ne seraient pas fâchés de me voir quitter le bal au bras de cette jeune fille peu farouche. C’est donc ce que je fais sans me soucier des coups de sifflet et des remarques égrillardes qui accompagnent ma retraite. Dès le lendemain ma chanson est agrémentée d’un couplet supplémentaire. Je suis maintenant  » le grand lieutenant venu de France avec sa belle lance pour croquer les ndumbas, les demoiselles, pour le plus grand bien du Katanga ».

Au bout de quelques jours, nous retournons en brousse. A dire vrai, je ne suis pas fâché d’échapper à la frénésie amoureuse de Chocolastic, qui, pour les Bahembas, est devenue la femme du chef et qui, a ce titre, à droit à des égards.

Nous subissons plusieurs tirs de flèches empoisonnées jaillies de nulle part et qui ne touchent personne. Après chacune de ces alertes la forêt résonne de rafales tirées à l’aveuglette suivant les ordres de Cuveler. Je trouve qu’il serait bon de mettre fin à ce gaspillage de munitions et m’en ouvre à Kabuita qui, avec un large sourire m’avoue qu’il est depuis longtemps de cet avis, mais que c’est Cuvelier le patron, et lui seul.

Rongeant mon frein en attendant de prendre du galon, je m’efforce simplement de limiter le feu de mes hommes. Cuvelier s’en rend compte et vient m’en faire la remarque. Le ton monte tout de suite. Je ne me laisse pas impressionner. C’est lui qui plie. Tandis qu’il regagne la tête de la colonne, je songe que me voila, une fois de plus, en délicatesse avec la hiérarchie.

Je craignais au moins un rappel à l’ordre en rentrant à Kongolo, mais rien ne se passe. Le traintrain de la vie en brousse continue sans que Cuvelier ne me tienne rigueur de ma sortie.

Mais l’algarade qui m’a opposé à mon chef n’a pas échappé à mes voltigeurs. Mon aura grandit. Elle augmente encore lorsque, me souvenant que je suis un ancien mécanicien de la Marine, je remets en état en quelles minutes deux moteurs de jeeps tombées en panne.

À la différence de mon supérieur, je me sens moins enclin à faire la guerre à outrance aux Balubas qu’à entreprendre des actions de pacification. Décidé à jouer cette carte à fond, j’ai la bonne surprise d’être promu lieutenant. J’hérite dans la foulée du commandement du groupe alors que Cuvelier, élevé au grade de capitaine, est appelé à de plus hautes fonctions : il est vrai qu’il est fils de général…

Des lors, je choisis une nouvelle tactique. Plus question de faire donner toutes nos armes, a fortiori lorsque nous approchons d’un campement muluba. Après avoir pris l’élémentaire précaution de poster des mitrailleuses en couverture, mes voltigeurs progressent sans tirer vers les cases à contrôler. Le résultat ne se fait pas attendre. Des Balubas qui, jusque-là refusaient de réintégrer leurs villages, acceptent d’y revenir.

J’attelle mes hommes au défrichage d’une portion de savane afin d’en faire une piste d’atterrissage. Achevée en quelques jours seulement cette aire permet aux petits avions de nous ravitailler. C’en est fini de voir s’engloutir dans les termitières géantes une bonne partie des vivres et des munitions qu’on nous larguait sans parachute.

Retrouvant les vieilles habitudes de la Royale je fais exécuter chaque matin et chaque soir un appel en règle par Kabuita. Mes hommes, me voyant toujours impeccable, finissent par m’imiter. Ainsi, petit à petit, ma troupe se forme à mon image.

15 – La magie guerrière des Balubas

Tandis que j’entraîne de plus en plus souvent mes hommes à l’écart de la route de Nyunzu, l’adjudant Kabuita qui semble avoir deviné mon envie d’en découdre, ne me quitte pas du regard. Il a beau être un vieux soldat revenu de tout, il est d’abord un Muhemba et, même si je ne comprends pas ses coutumes, je les respecte. Je lui ai donc obéi lorsqu’il a insisté pour que je porte le grigri, un bracelet en poils d’éléphants que m’a donné Chocolastic.

Au fond, il n’y a pas grande différence entre les manifestations de superstition de mes hommes et les miennes. Je trouve en effet naturel qu’un paysan du midi ne passe pas sous une échelle, n’ouvre jamais un parapluie sous son toit, s’empresse de remettre dans le bon sens un pain déposé à l’envers sur une table. Dès lors, pourquoi refuserais-je à mes africains le droit d’écouter leurs sorciers qui savent parler aux arbres et trouvent les clés de l’avenir dans les tripes fumantes des animaux sacrifiés ?

Un matin, nous quittons peu après 6 heures le campement de Lengwe.

Ayant, comme d’habitude, confié le reste de ma troupe à mes gradés belges, je suis le seul Blanc avec les voltigeurs de Kabuita. J’ai articulé ma progression en trois colonnes d’une vingtaine d’hommes chacune.

Afin de parer à toute surprise de taille, j’ai doté mon arrière-garde d’une pièce de mortier léger.

À quelques kilomètres de la mission de Mazamba, souvent attaquée et dont les pères et les soeurs sont aujourd’hui morts ou réfugiés sous des cieux plus cléments, je décide de quitter la route. Un peu plus tard, j’ordonne à Kabuita de marcher en pointe avec son groupe. L’adjudant, d’habitude sûr de lui et si prompt à appliquer mes ordres, me paraît mal à l’aise. Avant de s’éloigner comme à regret du ruban de latérite, il m’explique que le secteur que je propose de reconnaitre est un sanctuaire des Ballubas-Yamaïs, des pêcheurs de la rivière Lukuga qui sont, depuis des siècles, ennemis jurés des Balhembas.

– Non seulement je sais qu’ils sont là, mais j’espère bien les rencontrer dis-je à Kabuita. Je veux les rassurer quant à nos intentions, et tenter de les rallier au gouvernement de Moïse Tshombé.

Notre progression est, comme toujours. Accompagnée par les roucoulements obsédants de tourterelles invisibles et les cris métalliques des perroquets. Nous avançons parmi des matitis, des herbes à éléphant si hautes et si drues que mes voltigeurs de pointe sont obligés d’utiliser comme une faux leur machette à lame large pour y tailler leur chemin.

Lorsque nous nous extirpons enfin des matitis, nous nous engageons dans une forêt dont la voûte nous masque le ciel. Le sol est encore gorgé des derniers orages de la saison des pluies. Chacun de nos pas lui arrache des effluves putrides. Plus nous nous éloignons de la route plus mes gendarmes ruisselants de sueur sont inquiets.

J’en dépasse quelques-uns pour rejoindre Kabuita qui, de plus en plus nerveux lui aussi, sursaute chaque fois qu’une meute de singes hurleurs s’arrache aux arbres, ou que des craquements de branches brisées suivis d’épais claquements d’ailes, annoncent l’essor d’un couple de calaos cuirassés d’un casque de cuir.

Nous marchons depuis plus d’une heure. Nous foulons maintenant un sol de latérite marqué de traces de pas nus. Mes hommes sont plus que jamais sur leurs gardes et entreprennent la fouille de quelques bouquets d’épineux. Ils s’immobilisent à deux cents mètres d’un village de paillotes. Je l’inspecte à la jumelle : il me paraît désert.

Je m’apprête à relancer l’avance lorsqu’un roulement de tam-tams fait taire les tourterelles, les singes et les perroquets. Kabuita me demande l’autorisation d’ouvrir le feu. Je refuse net. Je regarde mes voltigeurs. Tous ont armé leur fusil ou leur mitraillette.

Les battements de tam-tams s’intensifient. Je redoute autour de nous le déploiement d’une tribu. Afin d’échapper à l’encerclement je fais investir le village, plaçant mes groupes en défense derrière des murets de terre.

Au bout de quelques minutes, un groupe de Balubas apparaît à l’orée de la forêt. Vêtus d’un pagne, coiffés de feuilles tressées, ils sont à l’orée de lances, de petits arcs à longues flèches et de casse-tête de bois cloutés terminés par un fléau confectionné avec une chaîne de vélo. Les plus grands mesurent à peine un mètre cinquante-cinq. Trois d’entre eux épaulent un fusil presque aussi long qu’eux, un poupou, antique pétoire arrivée en Afrique après avoir servi en Amérique durant la guerre de sécession D’autres Balubas sortent de la pénombre de la forêt. Je fais signe à Kabuita de me rejoindre, et il jaillit de son abri avec l’agilité d’une panthère.

Je suis bien décidé à éviter un carnage inutile qui creuserait un peu plus le fossé entre les tribus indécises et le gouvernement de Tshombé, et je réitère l’interdiction de tirer tant que nous ne sommes pas pris pour cibles. Il se retourne vers les voltigeurs invisibles et, d’un geste, leur fait abaisser leurs armes.

Les Balubas, sans doute encouragés par notre passivité, sont de plus en plus nombreux. Ils n’ont pas l’air ivre de lutuku, il est peut-être possible de palabrer avec eux.

Kabuita se charge du premier contact en les hélant en swahili. Aussitôt, les tam-tams redonnent de la voix. Les guerriers-pêcheurs aux trois quarts nus commencent à se balancer d’un pied sur l’autre en psalmodiant une sourde mélopée qui, peu à peu, prend de l’ampleur.

Le silence retombe sur le village lorsque le petit homme qui me semble être leur chef, dont les muscles saillants sont soulignés par des tatouages rituels et des peintures de guerre, se décide à répondre à mon adjudant. La discussion ne s’engage pas aussi bien que je l’avais espéré. Mes hommes et les Balubas échangent en effet des insultes rituelles que je ne comprends pas, mais qui ont pour effet de les mettre, les uns comme les autres, en transe.

La frénésie des Balubas augmente de minute en minute. Je m’aperçois que je n’existe plus aux yeux de mes gendarmes, transfigurés par l’ancestrale liturgie du défi tribal. Lorsque je crie pour tenter de ramener Kabuita à la réalité, le vieux soldat tourne vers moi des yeux exorbités.

– T’en fais pas, mon lieutenant, lâche-t-il entre deux bordées d’injures. Ne t’occupe plus de rien. C’est une affaire entre Balubas et Bahembas. Ça ne te regarde plus !

Mis à l’écart, je me contente d’observer ma petite troupe. Déjà quelques gendarmes ont déposé leur arme et se défont de leur uniforme.

Puisant de l’eau dans une mare croupissante, ils confectionnent avec de la latérite une boue dont ils s’enduisent de la tête aux pieds sans cesser d’invectiver l’ennemi. Puis, sans que je songe à les en empêcher, ils vident quelques calebasses de vin de palme dénichées dans les cases et, comme les Balubas, se lancent dans une danse guerrière.

Kabuita, grisé de lutuku et nu comme un ver, revient vers moi. Il m’annonce que l’affaire va se régler à la machette, puis se dirige vers les hommes en pagne. La plupart de mes gendarmes, aussi nus que lui, le suivent en brandissant leurs coupe-coupe et en hurlant comme mille diables. Les cris des deux camps se mêlent en un concert entêtant. Les tam-tams redoublent de violence pour accompagner le martèlement des pieds sur la terre dure.

La transe me gagne malgré moi. Dans un état second je retire ma veste de treillis et poussé par quelque instinct venu de la nuit des temps, me barbouille la poitrine de boue.

Mes hommes semblent ne plus me voir. Répétant un geste qu’ils ont appris à 1′ âge de la puberté, ils ramènent leur sexe entre leurs cuisses afin de le protéger des lames des Balubas. Des cris plus aigus que les autres viennent ajouter encore à la folie ambiante. Ce sont des femmes attirées par le tintamarre qui encouragent leurs hommes au massacre.

Il y a maintenant devant nous plus de trois cents Balubas. J’ai à peine fini de dénombrer leurs groupes compacts que les insultes soudain cessent de jaillir des deux camps. C’est l’instant de vérité. J’hésite à retirer mes rangers, mais je ne suis pas assez gagné par la folie ambiante pour me risquer nu-pieds sur les épineux qui jonchent 1′ arène informelle. Je garde donc mes chaussures et suis sur le point de rejoindre Kabuita lorsque, dans un éclair de lucidité je me rends compte que nous courons au-devant d’une mort certaine.

Déjà, quelques machettes s’entrechoquent. Je dégaine mon pistolet, l’arme et tire plusieurs coups en 1’air. Les détonations figent les combattants. Retrouvant le ton du commandement que je j’aurais jamais dû perdre, j’ordonne à Kabuita de ramener les hommes au village.

Mes coups de feu, s’ils ont produit l’effet apaisant que j’espérais, semblent avoir profondément choqué mon adjudant. Il me reproche d’avoir faussé le jeu. J’ai l’impression de vivre un rêve éveillé lorsque le chef des Balubas vient se plaindre à son tour que je n’aie pas respecté la coutume. Dégrisés mes voltigeurs se rhabillent, ré empoignent leurs armes et se remettent en position défensive. Les petits hommes nus refluent dans la forêt après un dernier palabre, pacifique celui-là.

Estimant tout danger écarté je ramène ma troupe sur la route de Nyunzu. Kabuita, redevenu lui-même, me dit que le chef des Balubas lui a reproché de m’avoir conduit à son village.

Il t’a pris pour un sorcier venu d’ailleurs, m’explique-l-il. Avant toi, jamais un Blanc ne s’était aventuré aussi profondément sur ses terres.

Je ne suis pas mécontent de m’être frotté aux traditions ancestrales des Bahembas. Même si je me suis repris au dernier moment, j’ai accepté au début de combattre les Balubas selon la coutume. Je suis donc devenu, aux yeux de mes hommes un peu africain. J’en acquiers la certitude lorsque quelques voltigeurs m’offrent pour la première fois de partager avec eux une épaisse tambouille de python accompagnée d’une bouillie de manioc et d’ignames, le tout diaboliquement relevé avec une sauce épicée dont ils possèdent seuls, le secret.

16 – Pacification à Kongolo

Au fil des semaines, je deviens un chef obéi au combat comme au campement. Fidèle aux principes acquis à l’école des arpètes de Saint- Mandrier, j’ai décidé que, désormais, c’en était fini des uniformes sales et des armes mal graissées. Je prends parfois la place de Kabuita lors des appels matinaux à Kongolo. Sous le regard connaisseur des conseillers techniques de l’armée belge, je fais manoeuvrer mes sections aussi bien qu’un officier sorti de Saint Cyr.

J’ai si souvent souffert des tracasseries de petits chefs qui cachaient derrière leurs galons une grande faiblesse de caractère que je n’abuse jamais de mon pouvoir. Je donne des ordres, bien sur, et veille à ce qu’ils soient toujours exécutés, mais fais en sorte de ne jamais brimer mes subordonnés. Je me doute bien qu’en haut lieu, où des rapports sur ma façon de commander et de considérer les Africains ont déjà dû arriver, mes manières en scandalisent plus d’un mais n’en ai cure.

Une fois sorti du camp, je me comporte ainsi que le faisaient à Philadelphie les officiers de la Navy. Je considère mes homme, qu’ils soient noirs ou blancs, comme de bons compagnons. Eux, de leur côté, n’hésitent jamais à me demander conseil et à me confier leurs tracas quotidiens.

– Odjali tata ma mama ba ngai ! Me lance même un soir l’un de mes voltigeurs à qui je viens de conseiller de ne pas dépenser la totalité de sa solde, mais d’en confier une partie à son épouse afin d’assurer l’entretien de sa famille.

Je connais maintenant suffisamment de mots en swahili pour comprendre que, désormais je suis le père et la mère de ce garçon. D’autres me baptisent Monganga, le sorcier qui soigne les âmes. Les gendarmes ne sont d’ailleurs pas les seuls à chanter mes louanges. Après que j’aie organisé le ravitaillement de quelques centaines de riverains de la Luluaba réduits à la famine par les combats, des couplets en mon honneur courent les villages proches de Kongolo.

Si mes hommes m’ont choisi pour confident, moi je n’ai personne avec qui partager les mauvaises nouvelles qui, de temps en temps, me parviennent au sujet de l’Algérie. L’armée française, privée de ses meilleurs chefs compromis dans le putsch raté d’avril 1961, est désormais divisée. J’imagine qu’elle ne pourra pas longtemps conserver ses avantages acquis sur le terrain. Les Belges me brocardent parfois sans trop de charité. Ils m’assurent que l’Algérie deviendra vite le même bordel que leur Congo.

Lorsque les mauvaises nouvelles s’accumulent je m’efforce de les oublier en parcourant la brousse avec mes jeunes Bahembas qui mettent à profit le calme revenu pour piéger des Animaux. Ils récoltent aussi le miel qui ruisselle de ruches nichées dans les troncs creux. C’est l’oiseau indicateur, une sorte de gros moineau au plumage terne qui les guide vers les essaims en sautillant de branche en branche et en distillant un signal de trois notes brèves, trois logues et cinq courtes qui finissent en trille. Cette coopération millénaire permet à l’oiseau malin de se saouler de sucre poisseux sans risquer de mourir sous les dards des abeilles. Une fois chassées de leur tronc par une flambée d’herbes sèches, les abeilles dérangées s’en vont ailleurs reconstituer un nouveau trésor. Après l’avoir repéré, l’oiseau indicateur, leur infatigable ennemi, se poste en guet en attendant les chasseurs qu’il guide vers elles, parfois sur des kilomètres. Mes hommes tendent aussi dans des marigots de grossières lignes de fond munies de gros hameçons sans appâts, sur lesquels des poissons-chats viennent se planter le ventre en fouissant le sable à la recherche de leur provende de vers et de minuscules mollusques.

Troublant ce quotidien paisible, des rumeurs inquiétantes nous parviennent d’Elisabethville. Elles nous mettent en gade contre une possible attaque des bataillons de I’ONU. Si c’était le cas, me dis-je, nous ne tiendrions pas le coup bien longtemps. La Gendarmerie katangaise, la GDKAT, fer de lange de l’armée de Tsbombé, ne compte en effet en tout et pour tout qu’un peu plus de cinq mille hommes dont près de milles cinq cents sont des supplétifs mal entraînés qui se débanderont dès les premiers engagements. C’est peu contre plus de dix mille hommes bien armés et en principe, parfaitement rodés à des missions. En outre, l’ ONU disposera sans doute d’ une importante flotte d’ avions d’ appui au sol, de transport et de bombardement, alors que Moïse Strombe ne pourrait engager contre elle que trois Fouga-Magister, des appareils d’entraînement cédés en secret par la France, transformés en chasseurs et pilotés par des aviateurs mercenaires. Pour compléter l’inventaire peu réjouissant des forces katangaises, nous ne pourrons jamais compter sur l’appui de chars lourds, mais seulement sur une demi-douzaine d’auto- mitrailleuses hors d’âge.

Les menaces ne pesant pas directement sur mon secteur. Je me contente de poursuivre la mission qui m’a été confiée. Travaillant en liaison avec l’Etat-major de la 5e brigade, dont l’officier opérationnel est le major Liégeois, je veille sur ma portion de route et noue des liens de plus on plus étroits avec les Balubas, pourtant loin de se montrer toujours d’humeur coopérative.

Parfois, ils creusent sur la route des trappes qu’ils recouvrent de feuillages saupoudrés d’une fine couche de latérite. C’est ainsi qu’autrefois ils piégeaient les éléphants. Lorsque la jeep de tête de ma colonne disparaît dans l’une de ces chausse-trapes indécelables à l’oeil, il faut beaucoup de temps à mes hommes pour l’en extirper. De plus, les guetteurs qui surveillent l’opération craignent de recevoir à tout moment une flèche empoisonnée ou une épaisse décharge de poupou.

Les Balubas mettent aussi le feu aux tabliers en bois des ponts. Chaque fois que nous apercevons une colonne de fumée, donne l’ordre de rouler à toute vitesse vers l’incendie. Parvenu à bonne distance du sabotage, je fais stopper la progression afin de ne pas tomber dans un traquenard et tente, toujours en vain, de rattraper les saboteurs.

Un matin, on approchant d’un pont nous tombons sur un groupe d’incendiaire qui n’ont pas achevé leur besogne. Des qu’ils les aperçoivent, mes voltigeurs, au mépris de mes consignes, ouvrent un feu nourri. Je hurle un ordre de cessez-le-feu. Tandis que quelques-uns de mes hommes se mettent en peine de réparer les dégâts de l’ouvrage, j’inspecte la route à la jumelle.

Les Balubas se sont arrêtés en haut d’un raidillon. J’entraîne une patrouille vers eux. Parvenu à cinq cents mètres des robustes hommes nus, je me replace en observation. Les saboteurs courent su la même distance et, eux aussi, se remettent à épier nos mouvements. Ce manège agaçant se répète à trois ou quatre reprises. Estimant que le petit jeu a assez duré, je fais stopper ma patrouille, et dépose ostensiblement mon fusil d’assaut au milieu de la route. Tandis que Kabuita se tient à mes côtés prêts à tirer, j’invite les Balubas au palabre en criant dans mes mains réunies en porte-voix.

Au moment où je cesse de m’égosiller, l’un des saboteurs dépose son arc et ses flèches sur la latérite. D’autres limitent. Laissant mon fusil à la garde de Kabuita j’avance d’une vingtaine de mètres en ouvrant largement ma veste afin de prouver que je ne suis pas armé.

Mon adjudant me crie de revenir, mais même si la tuerie rituelle évitée de justesse me revient en mémoire, j’hésite à rebrousser chacun. C’est alors qu’un Muluba se risque vers moi. J’avance encore de dix mètres.

Vus de plus près, les hommes de la brousse sont d’une maigreur pitoyable. La faim qui les mine est peut-être une belle occasion de les amener à discuter enfin. Je leur fais signe de ne pas bouger, me retourne vers Kabuita au risque de recevoir une flèche empoisonnée dans le dos, et lui demande d’aller chercher de la nourriture dans les véhicules.

L’adjudant revient au bout de quelques instants avec deux gendarmes chargés de sacs de riz et de farine, de plaques de chocolat et de boules de pain, qu’ils déposent au milieu de la route. Puis je fais signe à mes hommes de s’éloigner et crie aux Balubas de venir prendre ce que je leur offre en gage d’amitié. Ils restent immobiles. Feignant de ne pas voir quelques guerriers nus qui juchés sur des arbres, me tiennent sous la menace de leurs arcs depuis le début du palabre, je recule d’une vingtaine de mètres.

Trois Balubas désarmés se risquent enfin près des vivres. Ils les tâtent du bout de leurs pieds nus, échangent quelques mots et s’en retournent vers leurs compagnons. Résolu à vaincre leur méfiance, je reviens vers les sacs, prends une boule de pain en arrache un morceau et le mange ostensiblement. Après avoir exprimé ma satisfaction par quelques gestes et mimiques de contentement, je reviens vers Kabuita.

Un petit groupe d’affamés s’emparent alors de nos cadeaux. Ceux qui étaient postés dans les arbres les rejoignent. Une joyeuse cacophonie monte de la route avant que mes invités ne disparaissent à nouveau dans la forêt.

Lorsque le ponceau est réparé et que toute ma colonne l’a franchi sans dommages, j’entends un ou deux volontaires regretter à voix haute le bon vieux temps où ils pouvaient incendier les villages et tirer sur tout ce qui bougeait. Oui mais les temps ont changé. Je fais mine de rien et relance l’avance.

Au bout de quelques kilomètres, nous arrivons en vue d’un gros village de paillotes. C’est surement de la que sont partis les saboteurs affamés. Je fais stopper la progression. Kabuita renâcle lorsque je lui annonce que nous allons bivouaquer à proximité des cases. Je lui tiens tête en souriant et, tandis que mes hommes commencent à casser la croûte sous la protection d’armes automatiques, lui donne l’ordre de ne pas prêter trop d’attention au village et d’exhorter ses compagnons a afficher le plus grand calme. Quelques minutes s’écoulent qui me paraissent interminables. Une poignée de Balubas sans armes approche alors à pas comptés. Mes Bahembas s’enhardissent a entamer la discussion. Je fais distribuer de nouvelles rations de riz. Les villageois les emportent au village d’où ils reviennent avec des bananes qui, je l’imagine, constituaient leurs dernières réserves. Après cet échange de présents, le climat se détend. Des rires jaillissent bientôt des groupes de Balubas et de Bahembas. Le chef du village accepte de venir discuter avec moi sous un bouquet de palmiers.

Nous nous mettons à bavarder avec Kabuita pour interprète. Le sorcier de la tribu se tient à l’écart du palabre dont il ne perd pas une miette.

Coiffé d’un casque de coquillages reliés par des tresses de cuir, il m’épie sans aménité. Son torse tatoué disparaît presque sous un accoutrement d’oripeaux passés les uns sur les autres et de grigris de toutes sortes, dents de lion, nattes de laine colorée, plaques de métal et morceaux d’os.

Ses jambes cagneuses et courtes sont à demi recouvertes par une large jupe de grosse toile raidie par la crasse et un pan de peau de panthère aux ocelles mités. Tout en veillant à ce que le vin de palme ne coule pas trop, j’écoute mon hôte exposer ses problèmes. Je lui explique que tout s’arrangerait pour sa tribu si, au lieu de perdre leur temps à mettre le feu aux ponts et à creuser des trous sur la route, ses hommes acceptaient une fois pour toutes de travailler pour Moïse Tshombé. Je lui promets qu’ils seraient payés pour leur peine et qu’ainsi ils ne risqueraient plus de mourir de faim.

Le chef jette un coup d’oeil au sorcier. Celui-ci, la lippe remontée en signe de dédain, agite de plus en plus nerveusement son chasse-mouches. Sans tenir compte de son opposition, mon interlocuteur hoche la tête durant quelques secondes puis, dévoilant dans un sourire la dentition inégale de sa mâchoire étroite, il accepte de présenter ma proposition au conseil des anciens. Après ce palabre encourageant, je ramène ma troupe à Lengwe. Pour une fois, j’ai le sentiment d’avoir fait un grand pas vers la pacification de mon secteur.

17 – Le défilé de l’indépendance katangaise

Si le calme règne à Kongolo, il en va autrement sur le terrain de la diplomatie internationale. Le président Tshombé continue de batailler ferme pour que le Katanga demeure séparé du reste du Congo. Je suis, dans les colonnes de l’Echo du Katanga que nous recevons par avion, les efforts qu’il déploie afin de faire annuler la résolution des Nations- Unies du 21 février 1961, autorisant les casques bleus à intervenir pour mettre un terme à la sécession.

Ses ennemis congolais ne ménagent pas Tshombé. Ils l’ont d’ailleurs, avec la bénédiction de l’ONU, arrêté le 26 avril 1961, puis ramené sous bonne escorte à Léopoldville, leur capitale. Son incarcération ne l’empêche pas de proclamer que le Katanga existera toujours avec ou sans 1ui. Il a même imaginé de grandes festivités pour célébrer avec éclat, le 11, le premier anniversaire de la sécession.

Par son caractère et son attitude, Moïse Tschombé m’inspire de la sympathie. De sa prison, il tient tête aux intelligentsias européennes qui le qualifient de pantin de la toute-puissante Union minière, cette entreprise belge qui exploite les immenses richesses du sous-sol du Katanga. A ceux qui lui reprochent d’utiliser des mercenaires pour asseoir son autorité.

Il déclame avec emphase un proverbe bantou qui dit que lorsqu’un homme est tombé dans un puits, il se raccroche à n’importe quoi pour ne pas se noyer, y compris à la lame d’un sabre.

L’homme en qui j’ai mis ma confiance est toujours derrière les barreaux lorsque je reçois l’ordre de rejointe Shinkolobwe, où le commandant Faulques, devenu major dans l’armée katangaise, dirige un camp d’entrainement de commandos. Me souvenant de la froideur avec laquelle l’ancien officier de la Légion m’a traité à Elisabethville, je me présente à lui avec circonspection. Il s’est certainement renseigné sur la manière dont, devenu officier par la seule volonté d’un major bien peu au fait des gardes français, je me suis jusque la acquitté des taches que l’on m’a confiées.

Ce qu’on a dit de moi a dû lui convenir car sans se départir de sa raideur due mur une bonne part à ses anciennes blessures il me paraît plus ouvert.

Au cours des trois semaines que je passe au camp d’entrainement, j’apprends énormément sur le métier des armes. Mes hommes suent à grosses gouttes en défilant au pas cadencé. Faulques finit par estimer qu’ils sont dignes de parader devant Tshombé, libéré le 26 juin par la volonté du colonel Mobutu. Celui-ci est devenu chef des armées du Congo et Tshombé, fin politique, lui a promis que les forces katangaises réintégreraient bientôt l’armée nationale congolaise dans le cadre d’une coopération qui reste encore à définir. Nous ne faisons pas seulement de l’ordre serré sous la férule de Faulques. Les plus Jeunes aidant les plus âgés à franchir les obstacles imaginés par le maitre des lieux. Mes Bahembas, Kabuita en tête, subissent un véritable stage commando. Même si je ne songe pas un seul instant à couper à ce dur entraînement je fais une demande de mutation au bataillon de paras-commandos mis sur pied par Faulques et quelques vétérans des combats de la Libération. En attendant le résultat de ma démarche, je regagne Elisabethville avec mes cent hommes parfaitement entrainés.

Le 11 juillet 196, la population d’Elisabethville est rameutée pour applaudir le défilé de la sécession. Elle s’égosille en brandissant des drapeaux couleurs du Katanga, triangle rouge en haut et a gauche, sépare par une bande verte d’un second triangle blanc et piqueté de trois croix de Saint-André dorées Tshombé, amaigri par ses deux mois de prison, s’offre aux vivats de la foule, debout dans une voiture américaine aux chromes étincelants. A ses côtés, très raide, en chapeau de brousse et veste camouflée, se pavane le général Muke, un ancien sergent de la force publique belge dont il à fait son chef d’état-major.

Le président, flanqué de son fidèle allie Albert Kalonji, passe les troupes en revue puis il rejoint sur une tribune d’honneur ses ministres et son état-major, placés sous la protection d’un maigre peloton de gardes à cheval dont les tuniques et les casques de cuivre rappellent ceux de la garde républicaine française. Les montures de ces gardes sont les dernières survivantes d’une cavalerie achetée en Rhodésie et qui n’a pas supportée le climat katangais.

Tout ce beau monde lève la tête lorsque passent deux Fouga-Magister français repeints aux couleurs du Katanga, puis la foule hurle des slogans patriotiques appris par coeur pour accompagner le défilé de quelques centaines d’écolières et d’écoliers. Elle explose véritablement lorsque s’annoncent les premières unités de fantassins.

Coiffé d’un chapeau de brousse, vêtu d’une vente camouflée de commando anglais et d’un pantalon kaki, chausse de rangers transformées en miroirs par mon ordonnance, je marche raide en tête de l’une de mes sections. Parvenu à la hauteur de la tribune officielles je salue en tournant la tète sur la gauche pour honorer le président Tshombé. Je lis de la stupeur sur les visages des blancs, officiers supérieurs ou patron d’industrie qui entourent le président. Dans le brouhaha qui accompagne la souple progression de mes Bahembas, je devine les commentaires désapprobateurs que certains d’entre eux, l’air pincé, se soufflent à l’oreille.

Il faut dire qu’ils ne sont pas habitués à pareil spectacle ! A la différence des autres unités, qui ont séparé, comme au temps de la colonisation, les volontaires blancs des soldats noirs, j’ai ordonne ma troupe en trois sections de quarante hommes en intercalant un gradé blanc et un noir. L’adjudant Kabuita défile ainsi parallèlement à son homologue blanc Charles Mazy. La foule hurle de joie lorsqu’elle découvre mes Africains et mes Européens mêlés dans la plus parfaite égalité. Quant à Moïse Tshombé, il rayonne en applaudissant ma troupe.

La parade achevée, un planton m’avertit que je dois me rendre à la réception donnée par le président. Je sens peser sur moi des regards lourds lorsque, emboitant le pas à un aide de camp du major Janssens qui doit me présenter au président, je fends la masse compacte et caquetante des personnalités. Tshombé est en habit, le torse paré du grand cordon vert et rouge de l’ordre du mérite katangais. Il me serre longuement la main en me félicitant pour la belle allure de mes Bahembas et, surtout pour avoir donné l’exemple de ce que le Katanga devrait être : un pays ou la différence de couleur ne compterait plus. Bien que je ne le montre pas, je suis ému.

Le major Janssens me prend alors à part. Il me félicite à son tour, mais sans évoquer la mixité de mes sections. Ensuite il m’explique pourquoi il n’a pas donné suite à ma demande de mutation pour les paras-commandos, alors qu’il a agréée celle de Bob Noddyn, l’un de mes volontaires belges.

Il me flatte en me disant avoir grand besoin d’hommes de ma trempe pour continuer à encadrer la gendarmerie katangaise. J’apprends ainsi qu’après quelques jours de repos, j’irai relever à Niemba, à mi-chemin entre Nyunzu et Albertville, l’une de ses unités qui, depuis trop long- temps à son gré, est tenue sous la menace d’une force de I’ONU.

Tout à l’apprentissage de mon métier d’officier, je n’ai pu me tenir au courant des mouvements des troupes des Nations-Unies. Je profite du raout présidentiel pour puiser mes informations aux meilleures sources.

Il y a maintenant près de quinze mille casques bleus au Katanga, commandés par un Indien, le général Raja. Cette armée est composée de Suédois, d’Irlandais, de Tunisiens, de Ghanéens et de Gurkhas du Népal qui ont la réputation d’être les meilleurs soldats du monde.

La représentation civile des Nations-unies, jusque-là dirigée par le Français Georges Dumontet, est passée sous la direction de l’Irlandais Cruise Connor O’Brien. En quelques semaines seulement, ce dernier s’est révélé un farouche ennemi du Katanga alors que le Français, lui, était à juste titre suspecté d’une trop grande complaisance envers Moïse Tshombé.

En fréquentant la petite colonie française d’E’ville pendant les quelques jours de repos qui me sont accordes, je fais la connaissance de Mado. Cette femme élancée, d’une trentaine d’années a une classe qui me subjugue et des yeux noirs qui me font chaud au coeur. Séparée de son colon de mari, elle est aussi libre que moi. Malgré son assurance, je devine, à des petits riens, qu’elle se sent un peu perdue. Nous rapprochons nos solitudes et, chaque fois que son poste de secrétaire médicale à l’hôpital le lui permet, passons ensemble des moments de plus en plus passionnés.

Malgré Mado, je suis vite lassé du farniente au bord de la piscine et de la fréquentation assidue des bars et des boîtes de nuit où il est bien vu de se montrer. Il m’arrive de traîner avec mes nouveaux compagnons aux abords d’un camp de réfugiés ouvert par les Nations-unies.

Des baraquements devenus bidonvilles sont squattes sans contrôle par des milliers de déracinés en majorité des Balubas du Kasaï et du Katanga. Ces parias faméliques, qui vivent sous l’autorité du major Arne Forslund, sont ravitaillés par des équipes de l’ONU protégées par des blindés.

Le major Forslund n’a en fait d’autre autorité que son titre de commissaire du camp. Les Balubas ont leurs lois, dictées par leurs chefs coutumiers. Ils doivent les respecter sous la menace de bandes de jeunes politisés à outrance qui se réclament encore de Patrice Lumumba. Parmi ces chefs, le sorcier Manfetu, qui impose sa terreur grâce à une garde prétorienne armée de coupe-coupe, de lances et de casse-tête. De folles rumeurs d’horreurs cannibales circulent dans E’ville.

Lorsque je demande à mes compagnons pourquoi on a laissé se développer une telle enclave de violence et de misère si près de la capitale ils me répondent que seule l’ONU doit posséder la réponse. Je ne la connais toujours pas lorsque je reçois l’ordre de partir avec mes hommes pour Albertville.

Parvenu à destination, j’installe mes gendarmes dans des baraquements proches du lac Tanganyika puis vais aux nouvelles au quartier général des forces katangaises. Le capitaine Cuvelier, que je retrouve sans déplaisir, me fait les honneurs de l’endroit. Il m’assure qu’il veillera à ce que ma relève se déroule dans les meilleures conditions. D’après lui, il me faudra déployer des trésors de diplomatie pour franchir le pont de la Lukuga, le seul passage permettant d’arriver à Niemba et qui est tenu par les casques bleus.

Pressé d’en savoir plus, je propose de partir immédiatement en reconnaissance. Cuvelier refuse en m’expliquant que le pont est gardé par des Gurkhas qui, après avoir essuyé quelques coups de feu tirés par des Katangais ont décidé de ne plus laisser passer personne.

– A chaque jour suffit sa peine, me dit-il, amical, en m’entraînant vers le mess de garnison afin de me présenter aux autres officiers.

18 – Face aux Gurkhas de l’ ONU

Malgré la beauté du lac Tanganyika, si large qu’on n’aperçoit pas, même par temps clair, la rive tanzanienne et le sable fin de ses plages, je ne tiens pas à m’éterniser à Albertville. A l’aube du 7 aout 1961, ma, troupe prend le départ. Deux heures plus tard, un officier indien de l’ONU m’interdit le passage de la Lukuga.

Grand et maigre, il use d’un anglais châtié, sans doute appris à Oxford, et dont j’ai bien de la peine à saisir les nuances. Comme j’ai reçu l’ordre de ne pas tomber dans le piège de la provocation, je tente de le convaincre d’écarter ses chevaux de frise. Derrière moi, mes hommes s’énervent. Quelques culasses de fusil claquent ostensiblement. Craignant le pire, je décide d’interrompre un instant la négociation, reviens vers ma troupe et ordonne à Kabuita de calmer les gendarmes.

Le marchandage crispant reprend. Je finis par m’énerver moi aussi tant l’Indien est arrogant avec son stick sous le bras, son turban bien ajusté et son sourire éclatant. Lorsqu’il me répète, pour la vingtième fois au moins, que nous ne passerons pas, je ne puis n’empêcher de lui faire sèchement remarquer que je suis un officier de l’armée régulière du Katanga et qu’a ce titre, je n’ai de consignes à recevoir que de mes chefs.

Sans se défaire de son sourire, le capitaine trace un demi-cercle dans l’air avec son stick pour me montrer le dispositif serré de ses hommes qui, leurs armes braquées sur les miens, sont de toute évidence prêts â tirer.

Voyant qu’il ne sera pas possible de passer en force, je laisse encore un peu trainer la discussion, afin de ne pas perdre la face devant mes Bahembas. Puis, après avoir promis à l’Indien d’un ton lourd de menaces que nous nous reverrons bientôt je fais faire demi-tour à ma colonne.

D’autres Officiers de gendarmerie sont bloqués, comme moi, à Albertville. Profitant du contretemps imposé par les Gurkhas, je fraternise avec Freddy Thielemans, un jeune lieutenant de réserve belge qui attend le bon vouloir des Onusiens pour aller relever un autre groupe mobile à Nyunzu. Né au Katanga, Thielemans, parles avec une aisance que je lui envie, le swahili, le lingala et quelques idiomes tribaux. Je découvre avec lui une autre facette de la vie africaine, celle des colons qui aiment si sincèrement l’Afrique qu’ils n’envisagent pas de la quitter.

Quelques jours s’écoulent, partagés entre le farniente au bord du lac Tanganyika et des visites au campement. Mes hommes comprennent de moins en moins pourquoi nous n’employons pas la force. Leur excitation devient telle que je ne suis pas mécontent de voir passer les Onusiens qui tenaient le pont de la Lukuga. Ce sont des Ghanéens qui ont relevé les hommes de l’intraitable capitaine au turban de rajah. Après quelques échanges de messages avec E’ville, j’obtiens enfin l’ordre de rejoindre Niemba. Comme la ligne de chemin de fer vient d’être rouverte après de longues discussions avec I’ONU c’est en train que nous franchissons la Lukuga.

La gare de Niemba ressemble à celle d’une petite ville du Sud de la France. Mes hommes déposent leur barda et s’alignent en bon ordre sur le quai. Un officier ghanéen de I’ONU m’expose le protocole de la relève. Mes Bahembas qui, à leur grand étonnement ont voyagé sans armes prendront celles que les gendarmer du groupe « B » laisseront sur la position.

Je souhaite bonne chance à Freddy Thielemans qui poursuit le voyage Jusqu’à Nyunzu et la relève commence. Elle s’effectue homme pour homme, sous le regard des ghanéens. Mon prédécesseur, un lieutenant belge, est si pressé de quitter les lieux qu’il ne perd pas de temps pour me transmettre les consignes. Selon lui, tout est en ordre dans l’hôpital désaffecté que je dois occuper en haut d’une colline, dominant la gare surplombée par un campement occupé par quatre cents casques bleus.

Il me fait faire un rapide tour du propriétaire. Il me montre la bourgade de Niemba étalée au long de la rivière et à la frange de la brousse. Profitant de ce que le capitaine ghanéen s’est un peu éloigné, il me donne des détails sur l’implantation des pièces de l’ONU.

Une fois seul, j’inspecte à nouveau mon domaine. J’estime que nous sommes vraiment trop mal placés pour espérer offrir une résistance convenable à une attaque en force des casques bleus. Seule, peut-être la brousse toute proche nous permettrait de nous défiler sans trop de casse.

Ce n’est pas par pur pessimisme que j’imagine tout de suite le pire, mais parce que mon prédécesseur ne m’a pas caché avoir eu l’impression pression que les Onusiens préparaient a quatre contre un, une attaque de la position. Bien décidé à ne pas me laisser piéger, je scinde mon unité en trois sections de quarante hommes. La première étant placée en veille, je commence avec les deux autres à fortifier mes défenses qui, après deux jours d’efforts bien compris par mes gendarmes, prennent déjà meilleurs allure.

Appliquant à la lettre les leçons de Faulques, je fais travailler mes Bahembas comme des légionnaires. En chantant des mélopées séculaires afin de se donner du coeur à l’ouvrage, ils creusent des tranchées destinées à abriter les fusils-mitrailleurs, les mitrailleuses et les lance- roquettes légués par les anciens occupants de la colline. Pour finir, ils dissimulent dans une casemate un canon de 75.

Pendant les travaux, je m’amuse à observer les réactions de mon homologue britannique. Posté à un angle de son camp, les yeux rivés à ses jumelles, il observe chacune de mes initiatives sans se douter que je l’épie. J’espère que mes défenses le font réfléchir aux dangers qu’il courrait s’il décidait de m’attaquer de front.

Une fois mes positions consolidées, je m’occupe de l’organisation matérielle de ma garnison. Soucieux d’impressionner l’Anglais le plus possible, je fais sortir une patrouille de quelques hommes en tenue impeccable avec mission de nouer des contacts au sein de la population de Niemba.

Moins d’une demi-heure après le départ du groupe, son chef vient m’annoncer que les casques bleus l’ont empêché d’aller jusqu’au village. J’hésite un instant à envoyer du renfort, mais il n’est pas question d’offrir à l’Anglais une occasion de m’attaquer sous le prétexte que je n’aurais pas tenu mon engagement de demeurer sur la colline.

Puisque notre voisin nous impose une situation de quasi-prisonniers, et nous empêche d’aller à la rencontre de la population, il faut la faire venir à nous. Je décide d’improviser un dispensaire. Mon sergent infirmier étale ostensiblement sous une pancarte à croix rouge ses médicaments et son matériel de soins. Sans doute poussés par la curiosité plu- tôt que par la nécessité de faire soigner des bobos sans importance, quelques villageois se présentent à la porte du camp.

Considérant que j’ai marqué un premier point, je pousse mon avantage en ouvrant un embryon d’école. Mes Européens jouent le jeu. Certains d’entre eux s’improvisent instituteur pour faire la classe à une nuée de gosses heureux d’ânonner à nouveau l’alphabet français.

Les villageois montent de plus en plus nombreux sur notre colline où résonne les voix cristallines des gosses chantant  » à la claire fontaine » ou « frère Jacques » avec mes baroudeurs. Je propose à Kabuita de recruter parmi eux des volontaires afin de former une milice et, surtout de prendre en charge une bonne part des corvées d’entretien de notre position.

Le capitaine anglais ne songe même plus à se dissimuler pour nous observer. Il ne peut rien trouver a redire à mes actions humanitaires mais resserre considérablement l’étau autour de l’ancien hôpital. Il fait compter et recompter les bouteilles de bière, les conserves et les boules de pain qui nous arrivent d’Albertville par le train. Devant ces mesquineries gratuites, Gino, toujours chargé du ravitaillement garde un calme méritoire. Irrité par 1′ attitude du patron des casques bleus, Je finis par descendre à la gare pour veiller à ce qu’il ne prive pas mes hommes d’une partie de ce qui leur revient.

Les denrées destinées aux casque bleus, je m’en rends vite compte, sont de bien meilleure qualité que celles allouées à mes gendarmes. Plutôt que d’en faire la remarque au Britannique qui, lui aussi, a pris l’habitude de venir surveiller le déchargement, je profite un jour de son absence pour lancer mes hommes et les villageois qui les aident à l’assaut du wagon destiné à son unité.

Fondant sur la marchandise comme des mouches sur la carcasse d’une antilope, mes Bahembas riant comme des gosses heureux de faire une farce s’empressent de ramener à l’hôpital le fruit de leur larcin. La cambuse de Gino résonne exclamations de joie tandis que s’empilent dans notre réserve des conserves de viande en sauce, des confitures de toutes sortes, du chocolat en poudre, des tubes de lait concentre et sucré dont ils raffolent et des sacs de the de première qualité.

L’inventaire de ce trésor est à peine achevé lorsqu’une sentinelle m’avertit que mon homologue de I’ONU me réclame à la porte du camp. Je laisse poireauter le visiteur durant quelques minutes et le rejoins sans me presser. Il est furieux. Les dix Ghanéens qui l’escortent me paraissent eux aussi, de bien méchante humeur. Ils ont leurs armes braquées sur moi, ce qui ne m’impressionne nullement : Kabuita et ses hommes sont à portée de voix, invisibles mais prêts à tirer.

– J’exige que vous me remettiez immédiatement les vivres que vos hommes ont volés à la gare ! m’ordonne le chef des casques bleus.

Je fais mine de ne pas avoir compris, juste pour le plaisir de l’entendre répéter sa phrase. Il insiste. Avec le peu d’anglais que je possède, teinte de l’accent yankee appris à Philadelphie et perfectionne au Maroc, Je me mets en peine d’expliquer que mes hommes n’ont rien volé : ils ont seulement chargé le ravitaillement qui leur était destiné.

Reconnaissant par la qu’il y a bien deux poids deux mesures pour les livraisons de vivres, le capitaine affirme que mes hommes n’ont pas ouvert le bon wagon mais celui de son bataillon et des civils de l’ONU qui campent chez lui.

Je lui réponds, faussement navré, que je voudrais bien lui rendre ce qu’il me réclame, mais que c’est impossible. Tout a déjà été partagé entre mes hommes et nos amis de Niemba. J’insiste délibérément sur le mot  » amis « , sachant que mon hôte est furieux de voir les gens de la rivière préférer la compagnie de mes Bahembas à celle de ses Ghanéens.

Le ton monte jusqu’au moment où le capitaine se rend compte que je suis prêt à tout. Il change alors de sujet et me demande de lui faire visiter mon domaine. Sachant que j’ai gagné la partie, je laisse ses Ghanéens sous la surveillance de quelques Bahembas et le guide vers ce que je veux bien lui montrer. Tout en s’efforçant de me parler sur un ton urbain, il lance des coups d’oeil d’expert sur mes tranchées et mes casemates.

Je me doute qu’il a saisi au bond le prétexte des vivres détournés pour venir évaluer mes défenses et ma puissance de feu.

Au terme de la visite, l’Anglais me félicite pour la qualité de mon campement tout en sirotant une bière fraîche. Il est à peine parti que je m’empresse de parfaire encore mon dispositif. On ne sait jamais…

19 – Les prisonniers de Kamina

La paix armée s’achève à Niemba au matin du 28 août 1961. Alerté par une de mes sentinelles je vois se déployer devant mes positions deux compagnies de Gurkhas arrivées la veille au soir pour renforcer les Ghanéens. Le mouvement des fantassins est appuyé par un peloton de blindés légers. Après avoir rappelé mes hommes à leurs postes de combats j’observe l’ennemi à la jumelle. Les casques bleus sont au moins cinq fois plus nombreux que nous.

Surtout préoccupé par la présence des blindés, je fais rapidement le point avec mes chefs de section. Les quotas imposés par l’ONU ayant été à peu de chose près, respectes nous ne disposons pas d’un stock de munitions suffisant pour contenir longtemps une attaque en règle. Je reste pourtant optimiste : quand il sera averti de notre situation, le QG d’Élisabethville dépêchera un ou deux avions pour nous dégager.

Mes cadres sont sur le point de rejoindre leurs hommes lorsque l’anglais de l’ONU demande à parlementer.

Sur de l’effet produit par sa démonstration de force, le capitaine, qui arbore cette fois le petit casque plat des tommies, ne perd pas son temps en vaines politesses.

– J’exige l’immédiate reddition des Européens de votre unité, et la vôtre aussi, bien entendu.

Sans me laisser le temps de réagir, il m’annonce que des opérations identiques se déroulent en ce moment même partout au Katanga. Dans la droite ligne de la résolution du 21 février 1961, le représentant des Nations-unies, Connor O’Brien, a lancé une vaste option baptisé Rumpunch – punch au rhum – visant à neutraliser les mercenaires.

Je suis sonné, mais ne tiens pas à le laisser voir à mon visiteur. Afin de gagner du temps, je lui annonce qu’il n’est pas question de prendre une décision sans en discuter d’abord avec mes hommes. L’Anglais consent à m’accorder un délai de quelques minutes.

Aucun de mes volontaires n’envisage de se rendre sans combattre. Je mets donc à profit le répit obtenu pour contacter par radio mes chefs d’Albertville. Au lieu des ordres de résistance que j’espérais, je reçois la consigne de déposer les armes et de me laisser conduire avec mes Européens à Kamina, où des dizaines d’autres volontaires capturés sont déjà regroupés en attendant d’être expulsés.

La consternation s’empare de mes cadres lorsque je leur explique la situation. Après un rapide conciliabule, leur porte-parole me lance d’une voix lugubre :

– Nous ferons ce que vous nous direz de faire.

Avant de baisser la garde, je recontacte le QG d’Albertville, et j’apprends que Moïse Tschombe, dans un discours radio diffusé s’est lui aussi prononcé pour l’expulsion de tous les militaires européens servant au Katanga. Puisque tout est joué, il va falloir rendre les armes. Je suis prêt à en donner l’ordre lorsque, pressés de conclure leur affaire quelques casques bleus commencent à insulter mes hommes.

– On ne va tout de même pas se laisser traiter comme des poules mouillées par ces emmanchés hurle l’un de mes chefs de groupe en armant son fusil d’assaut. Je vais tirer dans le tas et crever dans l’honneur ! D’autres volontaires me conseillent de tenter une sortie par la brousse qui, apparemment n’est pas bouclée.

– C’est bien le diable si nous n’arrivons pas à rejoindre Kongolo, plaide l’un d’eux en ayant l’air de croire a ce qu’il dit.

L’entreprise, je le sais, est vouée à l’échec. La rage au coeur, j’annonce à mes hommes que nous devons nous rendre et sors du camp pour négocier les modalités avec le capitaine anglais.

On ne me laisse même pas le temps de retourner à l’hôpital pour prendre mes affaires personnelles. Mes Européens et moi sommes poussés sans ménagement dans un camion qui nous emmène à Nyunzu où un avion nous attend. Freddy Thielemans est dans l’appareil. Lorsque je lui avoue que je regrette déjà de n’avoir pas engagé un baroud d’honneur, il me fait remarquer que les jeux étaient faits et que nous n’avions aucune chance de tenir tête à l’ONU.

On nous parque à Kamina sans distinction de grades. Une fois réunis, nous reprenons vite du poil de la bête et échafaudons des plans d’évasion.

En circulant de groupe en groupe afin de recueillir des informations, j’apprends que le commandant Faulques a échappé à l’ONU. Selon l’un de ses hommes qui, lui, s’est laissé surprendre, il aurait filé dans la forêt avec assez de volontaires pour tenir le maquis en attendant des renforts, et les ordres de Tshombé qui a joué la comédie en appelant à notre départ. Le major belge Lamouline me confirme la nouvelle.

– Rien n’est encore perdu, affirme-t-il. Une fois à Paris, vous n’aurez qu’à contacter Diur, le représentant permanent du Katanga. Des filières de retour sont delà prêtes à fonctionner.

Connor O’Brien paraît certain de nous avoir, une fois pour toutes, mis hors de combat. Il proclame sur les ondes la réussite de son coup de force, qui lui a permis d’arrêter deux cent soixante-treize d’entre nous. Il ne nous qualifie pas de mercenaires mais de « membres non congolais de la gendarmerie « . Il précise tout de même que cent quatre volontaires étrangers manquent encore à l’appel. Cela nous réconforte de les savoir en liberté, d’autant plus que nous ne doutons pas qu’ils organisent la résistance.

Nous croupissons durant dix jours à Kamina. Des fonctionnaires de l’ONU protégés par des Irlandais coiffés de casquettes plates nous contrôlent au moins deux fois par jour en se fiant à des listes facilement obtenues à Bruxelles. Nous sommes si mal nourris, si souvent insultés, que certains d’entre nous sont prêts à tenter la belle. Mais Faulques réussit à nous faire parvenir un message. Il nous conseille de nous laisser expulser sans faire d’histoires et de revenir rapidement au Katanga par des moyens détournes dont nous aurons connaissance à Bruxelles et à Paris.

Au fur et à mesure que notre départ se précise, les discussions vont bon train sous la garde de plus en plus nerveuse des geôliers irlandais. J’apprends que le secrétaire général de l’ONU a ordonné la mise en route de l’opération Rumpunch parce qu’il était soucieux de nous mettre hors de combat avant le 19 septembre 1961, date à laquelle s’ouvre, à New York, la nouvelle session de l’assemblée générale des Nations-unies. En embarquant, le 10 septembre, dans un avion pour Bruxelles, je me jure d’être de retour au Katanga avant cette échéance.

Une petite foule nous accueille à l’aérodrome de Bruxelles-Zaventen. Des applaudissements crépitent lorsque, toujours en uniforme de gendarmes katangais, nous descendons de l’avion. Sans argent, je me demande comment je vais regagner la France. Je suis vite rassuré. Les gens qui m’ont recruté à Elisabethville ne sont pas des lâcheurs : ils sont là, le juge Melot, les frères Hambursin et Bonsang, tous anciens paras-commandos de la Libération, qui m’accompagnent jusqu’à la gare du Midi et me mettent dans le train de Paris. En débarquant, je file rue François Ier, où la maigre délégation officielle du Katanga campe dans un immeuble cossu et me présente à Diur, le représentant de Tshombé.

Il me remet de l’argent afin que j’achète des vêtements civils et m’explique comment retourner au Katanga. De toute évidence, son plan est parfaitement au point.

Je prends juste le temps d’aller embrasser mon petit Philippe et me retrouve dans un avion d’UTA qui me dépose à Salisbury, en Rhodésie. Le 15 septembre 1961, je parviens à Ndola, à la frontière du Katanga muni de vrais-faux papiers. Je suis censé être un touriste amateur de chasse au crocodile, victime d’un grave accident de chasse. A la fois plâtré et transformé en momie à l’aide de bandes Velpeau, je monte à l’arrière d’une ambulance. Un Belge, conseiller de Moïse Tshombé, prend place près de moi.

Je ne m’allonge sur mon brancard fixe qu’à l’approche des postes de contrôle. Nous franchissons sans peine celui des douaniers rhodésiens, puisque sir Welensky, premier ministre de Rhodésie, accorde une aide financière et militaire à Tshombé. Nous passons évidemment sans encombres celui que tiennent les katangais. Presse de retrouver la liberté de mes mouvements, je m’estime au bout de mes peines lorsque nous approchons d’Elisabethville. Le conseiller de Tshombé me détrompe.

– E’ville, m’explique-t-il, est en insurrection permanente depuis que les casques bleus du général Radja ont donné l’assaut à la plupart des bâtiments officiels. Malgré la défense des gendarmes de Tshombé, ils ont eu le dessus et ont commis des crimes horribles. Espérons qu’ils nous laisseront passer.

Notre chauffeur stoppe l’ambulance devant un cheval de frise. Par la vitre opaque, j’entrevois deux casques bleus qui auscultent les documents tendus par l’infirmière qui m’escorte. Ils mettent tellement de temps à les étudier que je crains le pire. Enfin, la jeune femme reprend sa place dans la voiture. Le chauffeur embraie et met en route tout doucement afin de ne pas alerter les soldats de l’ONU.

Une fois débarrassé de mon plâtre et de mes bandelettes, j’ai l’excellente surprise de retrouver le commandant Faulques qui ne s’étonne même pas de me voir de retour.

– Les casques bleus sont en train de perdre la bataille, m’assure-t-il.

En leur échappant, Tshombé les a ridiculisés. Il est maintenant au sud de la ville, au camp de Kipushi, où il a entame des négociations. A la moins traîtrise, il pourra facilement passer en Rhodésie où Munongo a déjà tout prépare pour l’accueillir.

Selon mon ancien patron, les massacres perpétrés par leurs homologues Gurkhas ont écoeuré la plupart des casques bleus européens. Les Irlandais et les Suédois, surtout, ne semblent plus aussi sûrs de leur bon droit. Le visage dur de Faulques, marqué d’une cicatrice à la tempe droite, est rajeuni par un sourire fugace lorsqu’il m’explique comment, avec seulement une poignée d’hommes, le capitaine Michel de Clary tient à sa merci une compagnie de Suédois qui défend le QG de l’ONU à Jadotville. Il m’annonce aussi que le capitaine Ropagnol, un ancien du 9 RCP d’Algérie, s’est emparé dès le début de la bataille de l’émetteur de Radio-collège, au coeur d’E’ville, et qu’il le tient toujours.

Le lieutenant de Saint-Paul, conclut Faulques, épaule Ropagnol avec un groupe mixte de Katangais et d’Européens.

Ereinté par le voyage, je m’accorde quelques heures de repos dans une villa transformée en PC opérationnel, avant de rejoindre Tony de Saint-Paul, l’homme qui, sans le savoir, par un article de journal, a décidé de ma vocation.

20 – La bataille d’E’ville

Dans la capitale du Katanga, c’est l’anarchie. Des prisonniers de droit commun, évadés de la maison d’arrêt mal gardée, multiplient les pillages dans les quartiers périphériques. Les officiers katangais promus à la va- vite afin de pallier les expulsions des volontaires européens sont incapables de tenir leurs unités. En découvrant cette pagaille, je crains le pire pour mes Bahembas. Il ne me reste plus qu’à espérer que Kabuita a hérité de mon commandement.

Décidé à pousser plus loin les avantages de l’opération Rum punch le représentant de l’ONU Connor O’Brien en a déclenché une autre, baptisée Morthor ce qui signifie écrasement en hindoustani. Avec cette nouvelle manoeuvre d’envergure, O’Brien et son adjoint le Français Michel Tombelaine, espèrent bien sonner le glas des ambitions de Moïse Tshombé.

Le général Radja s’est vu confier la tâche de contrôler Elisabethville avec quatre bataillons de casques bleus. Le premier est formé de Gurkhas commandés par le colonel Maitra, le second de Dogras aux ordres du colonel Sing, le troisième des Irlandais du lieutenant-colonel MacNamee et le dernier de Suédois dirigés par le colonel Waem.

Du fait de son importance qui la rend manoeuvrable dans les combats de rue, cette troupe n’a pas réussi à venir à bout de mille gendarmes pourtant bien mal commandes. Les casques bleus, si prompts à tirer au hasard sur la foule de réfugiés balubas prise entre deux feux, ne par- viennent pas non plus à mettre hors de combat les groupes de francs- tireurs commandés par Faulques et ses officiers parachutistes, ainsi qu’une poignée d’autres volontaires en civil, qui leur mènent la vie dure depuis le 13 septembre.

Dans la bataille décisive qui s’annonce, chacun a, me semble-t-il de bonnes raisons de se venger de quelqu’un ou de quelque chose. O’Brien, qui est irlandais, tient à mettre au pas les quelques Anglais qui servent parmi les volontaires tshombistes. Le général Khiary, lui est tunisien. Retranché avec O’Brien derrière les hauts murs de la résidence  » Clair Manoir » transformée en bunker. Il vise les Français puisque de Gaulle vient de s’opposer par la force aux visées de Bourguiba sur les bases françaises de Bizerte.

Pris dans cette ambiance de haine, bien décidé à faire payer aux casques bleus l’humiliation que j’ai subie à Niemba, je rejoins Tony de Saint-Paul. Il m’amène à bord d’une jeep au PC qu’il a établi à la sortie de la ville dans une villa proche d’une boîte de nuit rouverte par les mercenaires pour narguer les Onusiens.

En dehors de quelques anicroches avec des patrouilles de blindés qui rebroussent chemin au premier coup de feu, il ne se passe pas grand- chose dans notre secteur. Pour sortir de la routine, Saint-Paul, le capitaine Ropagnol et moi décidons de rendre d’assaut une villa proche de notre campement que nous savons occupée par vingt-quatre casques bleus irlandais.

A la nuit tombée nous entraînons vers l’objectif une poignée de gendarmes katangais à qui nous avons donne pour consigne de courir autour de la villa en tiraillant. Abusés par le raffut, les Irlandais s’imaginent menacés par une grosse compagnie. Es ripostant timidement, puis leurs armes se taisent

Nos gendarmes cessent alors de tirer et Tony de Saint-Paul qui parle mieux l’anglais que moi, ordonne aux assiégés de se rendre. Quelques minutes s’écoulent. Nos Katangais, armes pointées vers les fenêtres de la villa, espèrent l’ordre de reprend le feu. Nous allons le leur donner lorsqu’un Irlandais vient vers nous, désarmé, les bras en l’air.

Après un court palabre avec Saint-Paul et Ropagnol, l’homme retourne vers ses compagnons. Quelques minutes plus tard, les Irlandais viennent les uns après les autres déposer leurs armes. Mains sur la nuque ils se laissent enfermer dans notre villa sans s’apercevoir qu’ils se sont rendus à une poignée d’hommes. Et même si les vivres se font rares, nous nous montrons bons pinces en partageant notre ordinaire avec les prisonniers.

Ce que nous entendons à nous encourage à tenir tête aux Onusiens. Le gouvernement du général de Gaulle a élevé des protestations centre contre les brutalités des casques bleus. Le président de l’ex-Congo français l’abbé Fulbert Youlou, attaque encore plus directement les Nations Unies. Il leur dénie une fois de plus le droit de réunifier au Congo le Katanga de son ami Tshombé.

Pendant qu’une partie de l’opinion internationale s’émeut enfin du sort du Katanga, les derniers diplomates d’Elisabethville plient bagage. Au Léopold II, les clients se font rares. La douzaine de téléphonistes râleurs qui officient habituellement à son standard des années 30 n’ont plus qu’à croiser les bras.

Les terrasses du vieux palace servent chaque nuit de plates-formes de tir à quelques mercenaires. Ils prennent pour cible des Gurkhas installes en face, dans le bâtiment de la Poste. Les Indiens ripostent à coups de longues rafales de mitrailleuses lourdes qui ajoutent à la terreur des habitants terrés dans leurs maisons. La garde prétorienne de Connor O’Brien constitue une autre cible de choix. Continuellement harcelées, les troupes du général Radja perdent du terrain. Des carcasses de blindés légers peints aux couleurs de l’ONU sont abandonnées par leurs équipages surpris par des embuscades.

Moïse Tshombé a fini par se réfugier en Rhodésie, où le consul britannique Dunnet lui sert d’intermédiaire dans ses tractations avec O’Brien. Deux jours avant l’ouverture de la session de l’ONU à New York, Dunnet annonce à O’Brien que Tshombé, sûr de lui depuis que nous semblons en position de prendre le dessus, exige que les casques bleus se retirent sur leurs bases arrière.

Tshombé propose aussi de rencontrer à Ndola, la capitale rhodésienne, le secrétaire général des Nations-Unies, qui se trouve justement au Congo.

Dag Hammarskjold hésite d’abord à se plier aux volontés de Tshombé. Puis il ordonne de préparer l’Albertina, le DC6 blanc qui lui a servi au cours de ses premiers déplacements, et gagne l’aéroport de Léopoldville. Escorte par le gratin des forces de l’ONU, le secrétaire général passe lentement en revue une escouade de Suédois avant d’embarquer.

Il est presque vingt-trois heures. Tshombé et quelques-uns de ses ministres font le pied de grue sur le tarmac de Ndola. Enfin, le pilote de l’Albertina signale sa position par radio et demande l’autorisation de se poser.

Les lumières de l’aéroport qui n’est plus qu’à deux mille cinq cents pieds d’altitude, se détachent distinctement sur le ciel clair lorsque, soudain, le DC6 change de cap et s’éloigne vers le nord.

Tshombé entre dans une rage folle quand un technicien de la tour de contrôle le rejoint pour lui annoncer que le passager de l’Albertina a changé d’avis. Tapant des pieds et brandissant le poing vers les étoiles, il maudit Dag Hammarkjöld qui le traite avec une telle désinvolture.

Le lendemain matin, nous apprenons que l’avion du secrétaire général des Nations-Unies s’est écrasé à une dizaine de kilomètres de Ndola. Des qu’ils ont vent de la nouvelle, les Katangais proclament que c’est l’un de leurs avions qui a provoqué le crash du DC6. Ils précisent même que l’auteur de cet exploit est le lieutenant Deulin, avec son Fouga basé à Kolwezi, à plus do quatre cents kilomètres au nord-ouest de Ndola.

Deulin a souvent attaqué l’aéroport d’Elisabethville, détruisant plu- sieurs appareils au sol. Il s’est aussi offert le luxe de mitrailler la résidence d’O’Brien. Mais il ne peut pas avoir abattu l’Albertina : même avec des réservoirs appoint, il lui aurait été impossible d’effectuer le trajet entre Kolwezi et Ndola.

Une fois la mort du secrétaire général des Nations-Unies confirmée par Olivier de Radigues, le pilote personnel de Tshombé, qui a retrouvé l’épave du DC6 au cours d’une reconnaissance à basse altitude, les deux camps semblent se figer. O’Brien cesse de multiplier sur les ondes ses appels à la reddition. De son côté, Moïse Tshombé ordonne, en vain, un cessez-le-feu.

Le 19 septembre 1961 au soir les combats reprennent de plus belle. Des Indiens quittent en camion l’hôtel Lido et s’engagent sur le boulevard Elisabeth. Sans doute décidés à se venger des tirs de harcèlement qu’ils ont subis les nuits précédentes, ils se mettent à tirailler sur les façades des maisons. Peu après, une unité tshombiste se lance à l’assaut des Gurkhas qui tiennent la Poste. Ces derniers ne cèdent pas un pouce de terrain malgré la débauche de mortiers, de roquettes et de rafales de mitrailleuses lourdes qui accompagnent le concert des armes légères dont, comme toujours les Katangais usent sans aucune modération.

Au matin du 20 septembre 1961, la presque totalité du millier de gendarmes katangais a gagné la brousse qui enserre la ville abandonnée aux Onusiens. Les casques bleus donnent alors l’assaut d’un poste de police. Ils abattent deux fonctionnaires et en blessent onze autres. Après avoir fait courir le bruit que le consulat français était devenu un repaire de mercenaires, ils tirent une vingtaine d’obus de mortiers sur la résidence du consul Lambroschini qui est blessé au thorax. Au même moment les mitrailleuses lourdes de la gendarmerie prennent pour cibles des appareils de l’ONU qui tentaient de se poser avec des renforts.

Une trêve informelle ramène un peu de calme, et Moïse Tshombé rentre dans sa capitale.

La, il organise une conférence de pesse au cours de laquelle il s’en prend directement à O’Brien. L’Irlandais, selon lui, est un type faux et ses soldats, des sauvages qui ont massacre nos policiers et leur ont coupe les organes « textuels… Entendant cela, un conseiller tire le président par la manche et lui chuchote quelques mots à l’oreille. Sans se démon- ter, le président du Katanga rectifie son lapsus et reprend le fil de son propos.

L’optimisme affiché par Tshombé et son entourage me parait de mise. De mon poste d’observation de la périphérie je vois en effet des avions débarquer des renforts malgré la menace de nos mitrailleuses. En outre, je sais qu’en ville, les positions indiennes de la Poste et du  » Clair Manoirs » n’ont toujours pas cédé. Elles ont même été fortement consolidées.

Les ministres de Tshombé, réinstallés en ville, se soucient bien peu de ces indices alarmants. Ils décrètent que, sous peine de graves sanctions, aucun commerçant ne devra dorénavant vendre quoi que ce soit aux gens de l’ONU. Tshombé se sent plus fort que jamais puisque, grâce à nous, il détient prisonniers plus de deux cents casques bleus. Il les utilise comme otages jusqu’â ce que, le 21 septembre 1961, il conclue enfin un cessez-le-feu.

Une fois cette trêve entrée en vigueur, l’ONU doit non seulement remettre en ordre ses positions malmenées, mais aussi assurer le ravitaillement des trente à quarante mille Balubas réfugiés dans les sinistres camps de la périphérie d’Elisabethville. Ces Balubas sont en effet menacés de mort par les Katangais, les Lundas surtout. Les bidonvilles sont le théâtre de drames quotidiens. A chaque distribution de vivres, les casques bleus contiennent la foule à l’aide de leurs baïonnettes. Des gosses, des femmes et des vieillards sont piétinés par d’autres affamés. Du haut de leurs miradors, des tireurs lâchent au ras des têtes des rafales de mitrailleuses pour ramener le calme.

L’ambiance délétère d’Elisabethville me pèse de plus en plus. Lorsque Faulques, qui vient d’être promu colonel, me demande de le suivre à Kolwezi où il doit créer une école destinée à former enfin une véritable armée katangaise, je ne me fais pas prier. Mon unique regret est d’abandonner Mado, qui a bravé le feu à maintes reprises pour venir passer quelques heures avec nous.

21 – Retour à Kongolo

À peine installé dans le camp d’entraînement de Kolwezi, je me consacre exclusivement à l’instruction voulue par Faulques. Il est à prévoir que l’ONU, dont les soldats de métier issus d’une dizaine de nations n’ont pas réussi à venir à bout d’une armée sans véritables chefs et de deux cents mercenaires, ne va pas rester sur le camouflet que nous lui avons inflige à Elisabethville. Nous devons donc nous préparer à sa riposte.

Entre deux marches en brousse à la tête d’une compagnie katangaise, je participe à des séances de propagande dans les faubourgs de Kolwezi. Nous enrôlons des centaines de volontaires dont le moral est chaque jour entretenu pas les déclarations enflammées des ministres d’Elisabethville, qui continuent de mêler dans l’insulte l’ONU, le président du Congo Joseph Kasavubu, et les Etats-Unis de Kennedy.

Je me donne tellement â la tache que, la fatigue aidant je fais une mauvaise chute lors d’un parcours de brousse et me casse la jambe. Comme je ne peux plus servir à grand-chose sur le terrain Faulques me réexpédie à Elisabethville, où, sans songer à m’accorder un jour de repos, je deviens officier de liaison à l’état-major au général Muke.

À Soucieux de découvrir une nouvelle facette de mon métier, je m’attelle aux tâches administratives dont dépendent le bien-être et parfois même la survie des soldats qui sont sur le terrain. Si mon travail est moins ingrat que je ne pouvais le craindre, j’ai bien des difficultés à supporter le climat de mesquinerie qui règne dans l’entourage du général Muké. Plusieurs officiers français, las de les subir, finissent par donner leur démission. C’est ainsi que s’en vont les capitaines Badaire et Tony de Saint-Paul, sans que Moïse Tshombé, qui leur doit tant, ne fasse un geste pour les retenir. Le capitaine Ropagnol part lui aussi, mais dans l’intention de recruter de nouveaux volontaires français. J’apprends bientôt que, trahi par on ne sait qui, il a été arrête et emprisonne à Toulouse.

Isole parmi des officiels belges, je me méfie de tout et de tous. Au bout d’un mois de paperasserie, je devine à des petits riens que la trêve ne va pas durer longtemps. Le nouveau secrétaire général des Nations- Unies, le Birman U Thant laisse en effet les forces de Léopoldville lancer des incursions vers le nord du pays.

Le 7 novembre 1961, la nouvelle parvient à l’état-major qu’une unité de l’Armée nationale congolaise a capturé et massacré treize pilotes italiens de l’ONU, qu’ils ont pris pour des mercenaires. Le bruit court que les malheureux Italiens ont été découpés vivants vendus comme viande de boucherie et dévores par une population excitée par ses sorciers et ses meneurs. On dit aussi qu’une compagnie de casques bleus malais basée à Kindu, une bourgade toute proche de la tuerie, n’a rien tenté pour sauver les pilotes. L’ONU est une nouvelle fois la cible de Tshombé, qui la vilipende sur les ondes en même temps que les troupes du gouvernement central de Léopoldville.

– La voilà 1’Armée nationale congolaise ! Éructe-t-il en s’adressant a O’brien. Et ce sont ces gens la qui prétendent vouloir nous libérer ! Les voilà, les sauvages que vous soutenez ! Chez moi, au Katanga, une telle horreur n’aurait jamais pu être commise !

Le drame de Kindu, succédant à des mitraillages d’hôpitaux et d’ambulances par les forces de l’ONU, ne sert pas la popularité d’O’Brien Tshombé le sait qui s’empresse de multiplier les conférences de presse virulentes devant les envoyés spéciaux venus du monde entier.

C’est alors que survient ce que je pressentais. Menacé par les forces de I’ANC, Kasongo-Niembo, l’empereur des Balubas frontaliers du Sud- Kasaï, appelle Tshombé au secours. Comme j’ai presque retrouvé l’usage de ma jambe, je me fais envoyer à Kaniama avec une dizaine de volontaires.

J’arrive en pleine bataille. Roger Bracco, un pilote mercenaire que j’ai déjà croisé à plusieurs reprises depuis que nous avons signe le même jour notre premier engagement, m’a précédé. Après avoir fait le point de l’avance de I’ANC, nous décidons de lancer une contre-attaque destinée à couper la route au premier des bataillons qui, ayant franchi par surprise la rivière frontière Lubilash, s’est infiltré en terre katangaise.

J’accompagne Bracco à bord de son avion, un Dove, transforme en bombardier léger grâce à des ouvertures pratiquées dans la carlingue. Nous ne possédons pas de bombes d’aviation et dégoupillons donc des grenades que nous engageons dans des verres. Lorsque ceux-ci se brisent au sol, ils libèrent la cuiller des grenades au milieu des bandes rebelles.

Les cadres de Kasongo-Niembo ont presque tous passé quelques semaines au camp de Kolwezi. Appliquant à la lettre les leçons de Faulques, ils ne se contentent pas de risquer les banderilles aussi désordonnées que téméraires auxquelles ils étaient habitues. Ils ont acquis des réflexes de vrais chefs, et savent maintenant contenir l’impatience de leurs hommes, qu’ils ne lâchent sur l’ennemi qu’après une solide préparation de mortiers et le bombardement artisanal de Bracco.

La bataille, bien engagée, ne dure pas longtemps. Les compagnies de l’ANC se débandent et repassent la Lubilash en semant derrière eux un important matériel. Afin d’empêcher le retour en force des troupes défaites, je m’attelle avec le commandant François Hetzlen, le second de Faulques, à la mise à bas du pont qui enjambe la rivière. Ses piles truffées de dynamite, l’ouvrage saute dans un tumulte apocalypse. Les Balubas de Kasongo-Niembo qui ont assisté à sa destruction improvisent alors une danse rituelle. Ils saluent ainsi la défaite de leur ennemi qui ne pourra plus emprunter la route de Mwen-Ditu, la première ville da Kasaï où Kalonji ne résiste hélas plus aux forces de Léopoldville.

Tout danger semblant pour l’instant écarte à la frontière du Sud-Kasaï, je donne durant quelques jours des leçons de tactique et de technique aux cadres balubas, avant d’obtenir de Faulques l’autorisation de rejoindre Kongolo. La, je retrouve Kabuita et mes Bahembas.

Le secteur est maintenant commandé par le major Kimwanga, un officier bahemba qui m’accueille avec chaleur. A peine suis-je installe dans mon ancienne villa qu’il tient à me faire visiter la zone. C’est sous une pluie diluvienne que je retrouve mes marques sur la route de Nyunzu.

Les Balubas ont réintégré leurs villages. Certains d’entre eux me reconnaissent. J’accepte leurs petits cadeaux, des grigris surtout et leur offre en échange des savonnettes, des cigarettes et du dentifrice dont j’ai pris la précaution de remplir un sac avant de quitter Kongolo.

Le major Kimwanga m’encourage à expliquer aux villageois ce qui s’est passé à E’ville. Mes phrases, qu’il traduit, sont ponctuées par des exclamations de joie. Après chaque petit discours, alors que je remonte dans la jeep du major pour aller porter plus loin les bonnes paroles, je suis heureux de constater que mon travail de pacification des mois passés a porté ses fruits.

Je regarde durant plusieurs jours vivre ces hommes si proches de la nature qui ont déposé les casse-tête à chaîne de vélo et les antiques poupous pour reprendre leur vie simple de chasseurs et de pêcheurs.

D’autres Balubas, chaque jour un peu plus nombreux, remontent du Sud pour rentrer au Kivu. J’éprouve de la compassion pour ces pauvres bougres en loques. Ils n’en finissent pas de regretter d’avoir succombé un jour aux mirages de la civilisation qui, au temps de la colonie, les ont fait sortir de leurs villages pour grossir la main-d’oeuvre mal payée des mines et des usines.

Le major Kimwanga m’avoue compatir lui aussi au sort peu enviable de ces errants qui, tenaillés par la faim, finissent parfois par s’entre-tuer. Je lui conseille de leur distribuer sans compter l’excédent de son ravitaillement. Ces gens-là ont d’abord perdu leur travail à l’indépendance. Ils ont été montés contre Tshombé par les agitateurs lumumbistes. Bien que maltraités dans les camps de regroupement de l’ONU, et malgré leur dénuement, ils représentent un réel danger. Les Katangais ont donc tout intérêt à s’en faire des alliés.

Tout en prenant bien garde de ne pas empiéter sur les prérogatives de Kimwanga, j’améliore un peu les défenses de la région. Freddy Thielemans et l’ancien légionnaire Thaddee Kowalski, qui fut mon adjoint lors de ma première mission, me prêtent main forte.

Le 29 novembre 1961, le dispositif est à peu près en place lorsqu’un radio essoufflé vient m’annoncer que l’ANC a franchi le pont de la Luika, violant la frontière du Katanga. Pendant que les gendarmes s’équipent, je jette un raide coup d’oeil sur ma carte de tourisme afin d’imaginer une parade. A la nuit, je monte dans une jeep pour prendre la tête du mouvement de contre-attaque.

Plus nous roulons vers le nord plus nous croisons des groupes de villageois chargés de baluchons. Ces gens apeurés nous indiquent, par signes, que l’ennemi est maintenant tout près.

Nous parcourons encore quelques kilomètres vers la frontière. Je m’apprête à sortir d’un village de paillotes avec ma Jeep lorsqu’une rafale de mitrailleuse jaillie de la forêt brise le silence. Des grenades explosent autour de nous. Dos ordres hurlés accompagnent le déchainement des armes. Je saute à terre mais ressens comme un coup de poignard au bras gauche. Tout en reculant vers mes hommes je constate avec satisfaction qu’ils ont parfaitement manoeuvre et tiennent l’embuscade sous leur feu idéalement ordonné.

Les embusqués sont plus nombreux que nous. Ils vont sûrement lancer un assaut dès que le reste des troupes arrivera. Cela ne va pas tarder ; entre deux explosions et deux rafales, j’entends déjà les grondements de leurs blindés légers. Sautant dans la jeep qui suivait la mienne je donne à Kowalski l’ordre de décrocher.

Je ne me soucie toujours pas de ma blessure lorsque nous rencontrons le premier peloton de gendarmes de Kongolo. Je m’attendais à trouver le major Kimwanga à sa tête, mais c’est à un capitaine tremblant de peur que j’ai affaire. Je lei remonte le moral et improvise une immédiate contre-offensive afin de surprendre l’ennemi, qui, après le succès de son embuscade, ne se tient sans doute pas sur ses gardes.

Pendant que le capitaine donne ses ordres, je me fais panser le bras par l’infirmier du groupe mobile. A la lueur d’un phare, il me rassure quant à la gravité de ma blessure. J’ai dû recevoir quelques petits éclats de grenades ou de blindage de ma jeep éraflée par une balle. Il me conseille néanmoins de rentrer pour passer une radio. Je refuse et prends la tête de la contre-offensive avec Kowalski. Quelques kilomètres plus loin, nous abandonnons les véhicules pour nous faufiler à pied vers la frontière. Nous progressons sans encombre durant une heure. Juste avant l’aube, nous nous retrouvons au village de l’embuscade. Ma jeep est toujours la criblée de balles. Abusés par notre fausse retraite, nos assaillants n’ont même pas pris le soin de démonter sa mitrailleuse légère. Silencieux, nous encerclons le village pendant que mes servants de mortiers mettent leurs pièces en batterie vers le pont de la Luika.

Les cases sont vides. Je pousse un peu plus loin ma progression. Dans la brume de l’aube, j’observe à la jumelle des groupes qui, sans aucun souci de se dissimuler, vont et viennent de notre côté de la rivière. De leurs bivouacs montent bien droit dans la brume de petites colonnes de fumée des feux sur lesquels ils font chauffer leur café.

Je prends le temps de jauger l’ennemi, puis donne l’ordre d’ouvrir le feu à mes mortiers. Les claquements ouatés des coups de départ n’alertent pas les envahisseurs, ni les froufroutements des ailettes des petits obus. Ce n’est que lorsque les premiers coups tombent à quelques mètres d’eux qu’ils sautent finalement sur leurs armes et se mettent à courir dans tout les sens. Mes mitrailleuses légères les poursuivent de rafales précises. Il faut au moins trois minutes pour que leurs chefs se rendent vraiment compte de ce qui se passe et ordonnent une riposte épaisse.

Le combat est indécis. Il n’y a aucune pagaille dans mon camp. Mes hommes manoeuvrent comme à l’exercice. Je suis sûr d’avoir réussi mon coup lorsque, soudain, Thadee Kowalski s’écroule à deux mètres devant moi. Il est touché au torse. Pressé de le faire évacuer, j’ordonne d’accélérer les tirs de mortier. Je sens que l’ennemi va céder. C’est ce qu’il fait. Il détale vers le nord lorsque des bruits de moteur annoncent l’arrivée des renforts de Kongolo.

Tandis que les véhicules de la colonne du capitaine katangais se postent à proximité de la Luika, je veille à ce que Kowalski soit chargé avec précaution dans une jeep. Je souffre moi-même de plus en plus et, une fois certain que l’ennemi ne reviendra plus, je me laisse à mon tour ramener à Kongolo. L’infirmier qui change mon pansement me force à prendre l’avion pour Kolwezi, d’où l’on m’expédie dare-dare à E’ ville.

Le docteur Peters, un médecin que je connais bien puisqu’il fait partie de la filière chargée du recrutement des volontaires étrangers, tend à bout de bras au-dessus de sa tête un cliché de radio. Il l’étudie en quelques secondes et m’annonce que j’ai un petit éclat planté dans l’os.

– Ce n’est pas bien grave, dit-il, mais, par prudence, il va tout de même falloir rentrer en Europe pour vous faire retirer cette saleté.

Je proteste, mais le docteur Peters insiste tant que je finis par me rendre à ses raisons. La rage au coeur, je remplis une demande de rapatriement. Pour ajouter encore à mon désarroi, des trombes d’eau s’abattent sur Elisabethville où Connor O’Brien, unanimement désavoué et considéré comme un obstacle à la paix, a été poussé à la démission et vient d’être remplacé par M. Urquahrt.

Alors que je m’apprête à regagner l’Europe, les escarmouches se multiplient à Elisabethville. Ne tenant pas à manquer la bataille qui s’annonce, je décrète que mon bras, pourtant douloureux au moindre effort, peut attendre, et déchire mes papiers de rapatriement.

22 – La deuxième bataille d’E’ville

L’ONU paraît décidée à employer les grands moyens. Elle a déployé de nouveaux renforts dans Elisabethville, des Ethiopiens surtout. Cette fois, ses casques bleus peuvent compter sur l’appui de nombreux blindés et avions.

Des lors, il ne faut surtout pas, si nous voulons vaincre, engager une partie de bras de fer qui nous serait, à coup sûr, fatale, mais harceler l’ennemi par des attaques furtives, nous retirer, reconstituer nos munitions et reprendre la bataille un peu plus loin.

En attendant l’arrivée de Faulques qui descend de Kolwezi, la promotion que je viens de recevoir et qui m’élève au grade de capitaine me facilite les choses. Je récupère un mortier sur une position tenue par la gendarmerie, rameute une poignée de volontaires européens désoeuvrés et, avec une douzaine de Katangais, me mêle à la bataille.

Nous comptions, sans trop y croire sur des appuis aériens. Nos espoirs s’envolent le 6 décembre 1961, lorsque des appareils de l’ONU bombardent les Fouga-Magister| de Tshombé sur leur base de Kolwezi. Cette mauvaise nouvelle vient à peine d’arriver qu’un Globmaster américain tente de se poser à E’ville. Toutes les mitrailleuses lourdes des gendarmes, des miliciens et des policiers tshombistes le prennent pour cible. Même si deux Sabre et deux Canberra rôdent au-dessus de la ville afin d’impressionner nos tireurs le pilote renonce à son dessein après deux tentatives d’approche. Cette dérobade fêtée comme une véritable victoire.

Des officiers katangais, bien peu soucieux d’humanitaire, proposent d’attaquer le principal camp de réfugiés afin de repousser les Balubas vers les positions de l’ONU proches de l’aéroport. L’annonce du retour de Moïse Tshombé enraie à temps ce projet machiavélique. Mais le président se fait attendre. Le gouvernement, conseillé par Philippe Le Tel- lier, un journaliste français devenu proche du président du Katanga, en appelle alors une nouvelle fois à l’intervention diplomatique des pays occidentaux. Il crie au racisme en reprochant aux Etats-Unis de fournir des appareils de combat à l’ONU dans le seul but de supprimer tous les Noirs du Katanga.

Entre deux matraquages des positions indiennes et éthiopiennes, j’écoute ce qui se dit autour de moi. Les chefs de tribu sont écoeurés par l’attitude des pays d’Europe. Bien qu’ils se proclament tous anticommunistes, ils menacent de faire appel au Russes si ces Etats ne condamnent pas immédiatement l’action des Nations-Unies.

Faulques nous a rejoints. Oubliant la raideur de sa jambe fracassée en Indochine, il va d’une positon a l’autre, les organise au mieux et lance des raids en ville.

Nyambo, le nouveau ministre de l’information lit a la radio un appel au combat « Tuez tous les Onusiens ! » conclut le texte incendiaire concocte par Philippe Le Tellier. Le résultat ne se fait pas attendre. Plusieurs prisonniers indiens sont massacres par des gendarmes. Quelques heures après cette tuerie qui a mis la population en transe, Globmaster, touché par les mitrailleuses katangaises, réussit néanmoins à se poser reposer et à débarquer de nouveaux casques bleus.

L’alcool coule à flots dans les campements de gendarmes katangais depuis qu’ils ont touché leur solde. Ils sont si excités qu’ils n’obéissent sans doute même pas a un ordre de cessez-le-feu donné par Tshlombé en personne. Le président rentre à Elisabethville le 8 décembre. Son retour ne rassure ni les ressortissants américains, ni la population européenne, qui choisissent l’exode vers la Rhodésie. Le consul des Etats-Unis s’émeut des exactions commises par les Gurkhas, les Malais et les Ethiopiens. Il finit par élever avec les autres diplomates une protestation officielle contre les crimes perpétrés par l’ONU mais cette notion ne soulève aucun écho.

Deux Canberra viennent mitrailler la Poste d’E’ville, isolant le Katanga du reste du monde. Les seules nouvelles qui filtrent de la capitale au bord de l’asphyxie passent par la Rhodésie. Il n’y a plus ni eau ni électricité dans le centre de la ville. Déjà échaudés au cours des précédents affrontements, nous avons pris le soin d’emplir à ras bord les baignoires des villas que nous occupons.

Un frisson d’espoir parcourt nos pistions lorsqu’on annonce qu’une colonne de cent cinquante hommes, commandée par le lieutenant Jean Schramme, va nous rejoindre.

Schramme est auréolé d’une réputation flatteuse. Cet ancien sous-officiers des paras-commandos belges, héritier d’une dynastie bourgeoise de Belges, a suivi l’école de Faulques au barrage du Marinel. IL n’a pas quitté le Katanga depuis son service militaire et a créé un immense domaine agricole au nord du pays.

A peine arrivé, Schramme met sa troupe de volontaires aux ordres de Faulques qui lui confie la responsabilité de la zone nord de la ville. Encouragé par ce renfort, je récupère de nouveaux mortiers, livres par la Rhodésie. Ils me permettent de devenir le principal élément d’appui des autres groupes commandés par des mercenaires qui dans une pagaille trompeuse, ont tissé une toile d’araignée serrée autour des positions de l’ONU. Je suis maintenant à la tête d’une trentaine d’hommes résolus, une dizaine d’Européens et vingt Katangais. Quand le besoin s’en fait sentir, je me repère sur un plan de la ville et règle le tir de mes pièces grâce à un réseau d’observateurs, certains postés sur les terrasses et d’autres qui usent des derniers téléphones fonctionnant encore. Je ne manque jamais de munitions car, suivant mes déplacements, les Katangais m’en amènent en noria incessante.

Matraqués par mes mortiers, mitraillés par les armes lourdes des gendarmes, tirés comme des lapins par les groupes d’assaut activés par Faulques, les calques bleus finissent par ne plus se risquer dans les larges avenues de la ville. Ils se contentent de lâcher des centaines d’obus et des milliers de balles de mitrailleuses au petit bonheur la chance sur les positions que nous avons évacuées dès les premiers coups de feu.

Non contents de riposter avec si peu de réussite à nos attaques, les troupes de l’ONU bombardent l’hôpital et les maisons tendues de draps blancs dans lesquelles se sont réfugiés des Européens qui n’ont pas eu le temps de gagner la Rhodésie.

Au fil des combats, la plupart des dépôts de carburants brûlent. Des colonnes de fumée noire se mêlent aux nuages bas qui écrasent la ville et l’atmosphère devient irrespirable.

Mes mortiers pilonnent bientôt le quartier-général de l’ONU. La victoire paraît à notre portée lorsque Radio-Brazzaville annonce que le concert de protestations condamnant l’action des casques bleus va grandissant. Je m’inquiète pourtant de voir les gendarmes katangais si peu enclins à laisser les Européens sortir de la zone des combats. Un de leurs officiers, naïf et sûr de lui, m’explique qu’il se sent plus en sécurité au milieu des Blancs : les sachant la, l’ONU n’osera jamais matraquer E’ville en force. Il faut l’intervention de Godefroi Munongo pour que ce plan de prise d’otages soit abandonné. A contrecoeur les gendarmes laissent enfin partir vers la Rhodésie une micheline bondée de réfugiés, en majorité des femmes et des enfants.

Malgré cette dernière maladresse des Katangais, j’ai toujours le sentiment de participer à un juste combat dont l’issue sera forcément victorieuse. Au soir du 10 décembre 1961, alors que l’ONU, persistant dans sa résolution annonce l’envoi de quatre Globmaster transportant des hommes frais et des munitions nous commençons à dresser un premier bilan de la bataille. Il est à peu près établi que douze Européens ont été tués en ville et qu’une centaine d’autres ont été blessés.

En représailles de l’arrivée des avions de renfort des Katangais tentent d’incendier les derniers entrepôts d’essence tandis que, poussés par la faim, des milliers d’Africains reviennent en ville dans l’espoir vain d’y reprendre le travail. Devant ce flot pressé, des volontaires de l’ONU perdent une nouvelle fois le contrôle de leurs nerfs. Ils molestent des Européens venus s’assurer que leurs entrepôts et leurs usines n’étaient pas pillés.

Alors que les combats sporadiques se prolongent, je me ronds bien compte que les unités katangaises perdent peu à peu de leur ardeur. Il est bientôt évident que seuls les volontaires étrangers empêchent encore les cinq mille Gurkhas rameutés autour de la ville de se lancer à la curée. Suivant la tactique prônée par Faulqucs, nous parcourons la ville par équipes de trois ou quatre clans des jeeps armées d’un mortier et d’une mitrailleuse. Nous prenons pour cible une position indienne, suédoise ou éthiopienne, la tenons sous notre feu durant deux à trois minutes puis disparaît en faisant crisser nos pneus sur l’asphalte.

Malgré l’ivresse qu’elles me procurent, je ne suis pas dupe de l’efficacité de ces expéditions. Si les casques bleus recevaient l’ordre de nous réduire coûte que coûte, ils nous écraseraient au prix d’une centaine de morts. Mais leurs chefs sont trop soucieux de l’opinion internationale pour risquer autant de vies humaines. Nous pouvons donc continuer à les harceler en toute impunité.

De jeunes étudiants européens, en rupture de cours, suivent la bataille avec fascination. L’un d’eux un adolescent blond qui transporte toujours un camarade en croule sur son scooter, sillonne la ville sans se soucier des mortiers et des mitrailleuses. J’ai fini par lui confier quelques missions de reconnaissance sans grand danger. Cela ne semble plus lui suffire. Il me réclame une arme pour se battre.

Ce gamin doit avoir seize ou dix-sept ans et ne mesure guère plus d’un mètre soixante. En le voyant si déterminé, je songe à un autre gosse égaré dans la guerre, celui qui courait les lèdes et les marais de la pointe de Grave avec un vieux Lebel en bandoulière. Je l’écoute donc avec amitié lorsqu’une volée de mortiers abrège notre conversation. Je donne l’ordre du repli. Le gosse, têtu, abandonne son scooter et me suit tandis que je dispose mes pièces derrière le mur d’un jardin.

– Il y a un blindé par là-bas annonce-l-il en prenant un air de défi.

Cette fois, je le prends au sérieux et lui réclame des précisions. Des obus explosent au-delà du mur, à quelques mètres. Le fracas retombe, le gamin tend la main vers une bâtisse à demi écroulée.

– Il est embusqué là-dedans ! Donnez-moi des grenades, je vais le faire sauter !

– Tu ne saurais même pas t’en servir.

Le gosse se raidit comme si je l’avais insulté.

– c’est pas difficile. Donnez, vous verrez bien !

Je défais deux grenades du ceinturon militaire que je porte au-dessus de mon pantalon civil et lui montre comment les dégoupiller. Il s’en empare, les soupèse et, avant même que j’ai pu faire un geste pour le retenir, file de l’autre côté du mur avec son compagnon, redresse son scooter et se dirige droit vers l’abri des casques bleus.

Une explosion plus forte que les autres m’annonce que le jeune homme a tenu parole. Des casques bleus s’éloignent en courant de leur engin en flammes. Le lanceur de grenades revient vers nous. Il est si fier de lui que j’ai l’impression qu’il a grandi.

– Alors ? demande-t-il

– Alors, je te garde…

Mon nouveau volontaire n’est pas bavard. C’est tout juste si, tandis que je regagne la villa qui me sert de PC, il me confie qu’il s’appelle Karl Couke.

Bien que le gros des troupes de l’ONU ne soit toujours pas entré dans la ville, les combats cessent le 21 décembre 1961, lorsque Moïse Tshombé signe à Kitona un accord en vertu duquel il accepte les conditions imposées par le gouvernement central de Léopoldville. Ne perdant pas dans l’affaire un atome de sa rouerie proverbiale, il déclare, pour gagner encore du temps que cet accord ne sera applicable qu’après avoir été ratifie par le parlement katangais.

Je n’imaginais pas une telle issue. Je suis sonné. Reste maintenant à empêcher les milliers de Balubas échappés du camp tenu par l’ ONU d’affluer vers la ville assommée par plus d’un mois de guerre. Les casques bleus, vaincus par le feu, mais une fois encore vainqueurs par la grâce des politiques, se resserrent frileusement aux points stratégiques.

Faulques quitte le quartier général de Tshombé âpres avoir dit au général Muke, le chef d’état-major, qu’il ne voudrait même pas de lui pour ordonnance, et rentre en France. C’est un autre Français, le major Bousquet qui le remplace. Si le bonhomme est acceptable, son épouse, qui l’accompagne, se révèle une redoutable tigresse. Ayant l’habitue de porter la culotte dans son ménage, elle se croit autoriser à interférer dans nos réseaux radio et mes chefs de groupe s’en plaignent.

Après le départ de Faulques, j’en apprends un peu plis sur d’accord de Kitona : Tshombé a accepté de rentrer dans le giron du Congo et s’est même engagé à  » respecter les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations-unies et faciliter leur exécution « .

Je me demande comment Moïse Tshombé sortira de cette impasse lorsque j’apprends que I’ANC, entrée au nord du pays avec l’autorisation tacite de l’ONU, s’est emparée de Kongolo et qu’elle a massacré les vingt-deux missionnaires qui s’entêtaient à y vivre. Ainsi, l’armée de Léopoldville impose sa terreur au pays des Bahembas. Personne ne bronche au QG de l’ONU alors que d’autres religieux sont assassinés à Sola, aux environs de Kongolo. Mais cette fois, le major anglais Lawson, se souciant bien peu des ordres, se rend en avion sur les lieux. Il récupère le père Darmont, seul survivant de la sauvagerie des ennemis de Tshombé qui, j’en suis maintenant certain, ne se contenteront jamais de leur victoire politique. Ils n’auront de cesse que le dernier Katangais ne soit mort ou à genoux devant eux.

Schramme a quitté Elisabethville et remonte avec sa troupe jusqu’au bord du lac Tanganyika. Le gros de la gendarmerie s’est replié sur Jadotville. Une fois de plus, je me retrouve sans affectation précise. Puisque que le docteur Peters m’y encourage, j’accepte de quitter le pays afin de me faire retirer le petit bout de métal resté planté dans l’os de mon bras.

Tandis que mon avion survole les nuages qui recouvrent Elisabethville, je fais le serment de revenir, quoi qu’il advienne, au pays de Moïse Tshombé.


A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

OPS