OPS Atlantide Comores 1978

Extraits de « Corsaire de la République » par le Colonel R. Denard avec la collaboration de Georges FLEURY.

51 – Opération Atlantide


Gilbert Bourgeaud disparaît à jamais dans l’affaire du Bénin. Redevenu Robert Denard, j’accède aux voeux anciens de ma soeur en acceptant de me présenter à Grayan aux élections municipales. Pintat, le député de ma circonscription a insisté pour que je figure sur sa liste de candidats de la majorité. Tout en menant tambour battant une campagne électorale, je rencontre toujours mes amis des Comores. Saint-Hubert me presse de revenir très vite dans l’océan Indien. Le Bret me sollicite également mais pour enlever Abdallah et le livrer au tyran de Moroni, qu’il continue à estimer en dépit de toutes ses erreurs.

Ali Soilih mène en effet une politique de plus on plus néfaste a son pays. Sous couvert de le réformer, d’en finir avec les féodalités il bafoue les vieilles traditions et conduit son peuple vers le précipice. Je finis par me rendre aux arguments de ceux qui veulent mettre à bas son régime. Lorsque Saint-Hubert me demande comment je compte financer cette opération, je lui fais remarquer que ce sont ses amis, le président Abdallah en tète qui doivent les tout premiers mettre la main à la poche.

Un riche négociant indien, Ahmed Kalfane, se déclare alors prêt à financer le recrutement et l’acheminement des hommes nécessaires à renverser Soilih. Après de longues négociations d’approche, il réunit au restaurant La Pérouse, à Paris, les principaux personnages concernés.

Assis en face de Saint-Hubert et moi, le président Abdallah, qui se tient aux côtés de l’ancien député Mohammed Ahmed, m’expose la situation avec franchise. Il me confie qu’en dépit de sa fortune personnelle, il ne dispose pas des moyens nécessaires pour monter une opération d’envergure. Je lui propose alors une opération aérotransportée, en lui précisant que cent hommes bien entraînés me permettraient d’enlever Moroni, et que le raid ne devrait pas coûter plus de trois millions de francs.

C’est encore trop pour la bourse d’Abdallah. Échaudé par mon échec béninois, ne veux pas m’engager dans une manoeuvre au rabais à. l’issue aléatoire, et demande des subsides supplémentaires à mes amis de Rhodésie et d’Afrique du Sud. Une fois le principe de l’opération admis, je réclame le secret le plus absolu au président Abdallah et à ses compagnons et commence à recruter des hommes.

Mes plus fidèles compagnons de route se déclarent immédiatement prêts à me suivre, à l’exception de deux ou trois d’entre eux, dont Legrand, qui n’accorde aucune chance de succès à une opération aérotransportée. Pour les autres, je décide de prendre tout mon temps. Comme il n’est pas question d’accepter les candidatures douteuses d’aventuriers à la petite semaine, je fais établir un contrat moral comprenant quinze points que chaque recrue s’engage à respecter. L’essentiel de cette charte est résumé dans son dernier paragraphe :  » Le volontaire se doit d’être un bon soldat, discipliné. Il doit avoir un comportement irréprochable, être discret, secret même, être en bonne condition physique, prouver sa conscience professionnelle, être respectueux des us et coutumes du pays dans lequel il travaille et avoir l’esprit de camaraderie. Il doit sentir qu’il fait partie d’une élite efficace, chaleureuse et secrète. L’admission à cette sphère se fera au terme d’une sélection et sera réservée aux meilleurs. Les éléments indésirables seront bannis sans espoir de pardon. »

Puisant dans le fichier de l’affaire du Bénin, je me trouve rapidement à la tète de cinquante volontaires dont l’âge moyen ne dépasse pas trente ans. La plupart de ces hommes ont été au moins une fois des soldats de l’ombre. Ceux qui n’ont pas encore participé à des opérations spéciales viennent pour la plupart des troupes aéroportées, de la Légion et des commandos marine. Jamais je n’ai eu sous mes ordres une troupe d’une telle qualité.

Il est évident que cette affaire ne restera pas longtemps secrète, du moins auprès des services français. Je les mets donc au courant de ce qui se trame et reçois un aval de principe, couvert par la cellule africaine de l’Elysée. Afin de piéger les observateurs mal intentionnés, je fais circuler, par le biais de bavards impénitents, des fausses rumeurs sur une action imminente en Guinée équatoriale ou aux îles Sao Tomé.

Ali Soilih se tient sur ses gardes. Il devine que quelque chose se trame contre lui, tout en ignorant d’où viendra d’attaque. Je suis au fait de ses mesures de sécurité par son propre ministre des Affaires étrangères Mouzouar Abdallah, qui a définitivement compris que le marxisme, même à la sauce comorienne ne valait rien à son peuple.

Dégagé de mes soucis électoraux, puisque la liste sur laquelle je figurais a été battue, je consacre tout mon temps à la préparation de cette opération. Mais alors que les tractations sont bien avancées le gouvernement sud-africain revient sur ses engagements. Il me refuse le droit de transiter en Afrique du Sud lorsque j’aurai quitté Salisbury avec ma troupe. Des émissaires de Pretoria, gênés, plaident qu’ils ont été amenés à agir ainsi sous la pression de plus en plus forte des pays opposés à leur politique d’apartheid.

Je rends leur liberté à mes hommes, tout en leur conseillant de ne pas rompre le contact et me mets on quête d’une nouvelle forme d’opération. En attendant, j’entrepose les équipements de ma troupe en Rhodésie dont l’armée s’est enrichie de quelques-uns de mes volontaires.

Les choses traînent malgré l’appui actif de Jack Mallock, qui dirige à Salisbury une compagnie soeur d’Affretair, la Cargoman qui m’a déjà servi au Yémen et lors de ma première action aux Comores. Les contacts séreux qu’il m’a permis de nouer avec le sultan d’Oman achoppent. Le président Abdallah s’impatiente. L’affaire prend dès lors une mauvaise tournure, d’autant que nos bailleurs de fonds, Ahmed Kalfane en tête, qui eux aussi trouvent le temps long menacent de se retirer.

Afin de forcer le destin, je décide de m’investir à cent pour cent dans cette opération. Je rencontre une nouvelle fois le président Abdallah à Paris.

– Monsieur le président, lui dis-je. puisque vous ne possédez pas l’argent nécessaire à mener à bien l’opération qui vous ramènera au pou- voir eh bien, je vais contribuer à son financement !

L’ennemi d’Ali Soilih me fixe, incrédule. Il demeure bouche bée durant quelques secondes, puis prend mes mains dans les siennes lorsque je lui annonce que j’ai trouvé le million de francs qui nous manquait. Toutefois, je ne lui dis pas que pour réunir cette somme, j’ai hypothèque mon garage de Lesparre et raclé mes fonds de tiroirs.

De nouveau sur le bon rail, assuré, cette fois, d’une autonomie absolue, je revois l’organisation dans ses moindres détails. Puisqu’il ne m’est plus possible de lancer une opération aérotransportée à partir d’une base suffisamment proche de l’objectif, c’est par la mer que j’attaquerai.

Certains de mes compagnons me croient devenu fou. Ils me font remarquer qu’il est impossible d’acheminer en bateau une centaine d’hommes jusqu’aux Comores en faisant le tour de l’Afrique par la mer, ou même en empruntant le canal de Suez. Comme je me montre ferme et résolu, la plupart d’entre eux acceptent d’étudier mon nouveau plan. Tout désormais, n’est plus qu’une affaire de temps.

Comme le monde entier sait maintenant ce qui s’est passé au Bénin, j’imagine qu’Ali Soilih a renforcé les défenses de ses aérodromes. Mais il n’a sans doute pas songé que le danger pourrait venir de l’océan. Je passe donc en revue tous les types de bateaux utilisables dans cette affaire. Dans le même temps, Je reçois des nouvelles alarmantes des Comores. Avec ses miliciens du commando Moissi et ses techniciens tanzaniens que nul, parmi les états africains, ne songe à appeler mercenaires, l’homme que j’ai malheureusement contribué à mettre au pouvoir fait de plus en plus régner la terreur.

Le secret exige que je change une fois encore d’identité. Avec l’aide des services français, je deviens Henry-Antoine Thomas, né le 13 janvier 1930 à Mitwaba une petite ville de l’ex-congo belge. C’est sous ce nouveau nom que je crée une agence d’armement, la Compagnie de navigation pour le développement des Travaux maritimes – la CNDTM – domiciliée à Panama et qui a un bureau à Genève. Afin de mettre toutes les chances de mon côté, je suis doté de vrais-faux brevets de navigation qui font de moi, depuis juin 1967, un officier de marine marchande et un chef de quart depuis le 4 août 1970.

Devenir officier de marine marchande par un tour de passe-passe et créer une compagnie de navigation est une chose, armer un bateau en est une autre. Depuis l’affaire biafraise j’ai un faible pour les chalutiers hauturiers. Seul un bateau de ce type, dur à la mer, me permettrait de rallier sans escale les Comores par le cap de Bonne Esperance. J’ai une fois pour toutes renoncé à emprunter le canal de Suez où malgré le trafic intense, une troupe mercenaire ne parviendrait pas à passer inaperçue.

Ayant définitivement arrêté ma route, je m’adresse de nouveau au lieutenant de vaisseau Guillaume pour dénicher un bateau. Dans mes rêves, je l’ai déjà baptisé Antinéa, puisque notre opération a reçu le nom de code d’Atlantide.

L’ancien officier de la Royale gère maintenant une société de renflouage. Sachant que j’agis une nouvelle fois avec l’appui du gouvernement français, qui a tout intérêt à ce qu’Ali Soilih soit renversé, il accepte de m’aider sans poser de questions.

René Journiac suit en effet l’affaire de près. Afin d’en arrêter les modalités, il me donne rendez-vous dans un appartement parisien. C’est un agent du SDECE qui m’y conduit. Je reconnais d’abord la rue où il me mène, puis l’immeuble dans lequel nous entrons et enfin l’appartement où m’attend le représentant des Affaires africaines et malgaches. Sans doute suis-je surveillé depuis pas mal de temps, puisque cet appartement est celui d’une de mes petites amies responsable de la formation des hôtesses d’Air-France ! Je pense que c’est un gag dû au hasard.

Et décembre 1977, Pierre Guillaume m’annonce qu’il a enfin trouvé un bateau qui devrait me convenir. Il s’agit du Cap-Fàgnet, un ancien morutier qui a longtemps labouré les fonds de Terre-Neuve et du Groenland. Il a ensuite été transformé en bâtiment de recherches géophysiques par la Marine nationale. Il est maintenant mouillé à Lorient où il attend un acquéreur depuis que son armateur a été mis en faillite.

Pierre Guillaume et moi auscultons méthodiquement le vieux bateau, Malgré la rouille qui le gangrène et l’état d’abandon dans lequel on l’a laissé, c’est encore un bon bâtiment. Il mesure soixante-quinze mètres de long et jauge mille quatre cent dix tonneaux. Il est capable de transporter une bonne cinquantaine d’hommes, ce qui me suffit dans la mesure où j’ai revu mes effectifs à la baisse. Après quelques discussions avec la dame qui a été désignée comme Syndic de faillite, nous nous mettons d’accord sur un prix d’un million deux cent mille francs. Pierre Guillaume estime qu’il faudra débourser au moins huit cent mille francs supplémentaires pour rendre le rafiot habitable.

Saint-Hubert fait immatriculer le Cap-Fagnet à Panama sous le nom d’Antinéa, puis l’enregistre le 6 mars 1978 au consulat panaméen de Gênes. J’ouvre un bureau de la CNDTM à Lorient, dans l’immeuble même des anciens propriétaires du chalutier, rue du Bout-du-Monde, un nom qui me ravit.

Le président Abdallah approuve mon plan. Par souci de sécurité, il prend le nom de code de  » Bako « , ce qui veut dire  » le sage « . Mohammed Ahmed reçoit celui de  » Gache « , et j’hérite du nom musulman de Saïd Mustapha M’Hadjou, qui signifie  » l’Arbre de vie « .

Une fois l’Antinéa un peu débarrassée de sa rouille, je lance les travaux de réfection avant de passer au recrutement de cinquante commandos et des cinq vrais marins capables de la mener en un mois aux Comores.

52 – A bord de l’Antinéa

Si la Royale m’a laissé de nombreux souvenirs, j’avais oublié à quel point il était difficile de remettre un bateau en état de naviguer ! En attendant de pouvoir enfin rameuter mes compagnons habituels, je travaille d’arrache-pied à Lorient avec Jean-Louis Millote, un médecin que j’ai connu en Angola. Pressées de renouer avec l’action, ces deux recrues, qui ignorent l’usage que je compte faire de notre bateau, s’adonnent de bonne grâce aux travaux. Avec l’aide d’un ouvrier je retrouve pour ma part assez vite mes anciens réflexes de mécanicien. Chaque jour, j’enfile un bleu de travail et me couvre de cambouis dans la machine que j’espère bientôt entendre ronronner.

Le syndic de faillite à qui j’ai demandé s’il connaissait du personnel de qualité pour mener à bien la tâche que je me suis fixée m’a conseillé d’embaucher l’ancien chef mécanicien du Cap-Fagnet. Je me renseigne sur le bonhomme et apprends qui milite à la CGT. Au diable ses opinions politiques ! Ce qui m’importe, ce sont ses compétences. Le mécano aime son vieux bateau. Il a souffert de le voir mis à la retraite, et craint qu’il ne soit condamné à la découpe des chalumeaux. Je le contacte. Après s’être un peu fait plier pour la forme, il saute sur l’occasion de redonner vie au Cap-Fagnet. Le travail va bon train sur la rive droite du Scorf, en face de l’école des fusiliers marins. Malgré son apparence austère, due à sa reconstruction hâtivement menée dans les années qui ont suivi la Libération, Lorient est une ville accueillante. Du moment qu’il s’agit de sauver un bateaux personne, dans les bars proches de la porte de l’Arsenal, ne se montre trop curieux.

La chambre froide de cinq cents mètres cubes qui servira à stocker des vivres pour mon équipée sans escale est bientôt remise en route. La machine rajeunit de semaine en semaine. Le chef mécano, une fois pour toutes apprivoisé, se montre de plus en plus chaleureux. IL nous invite souvent chez lui, où son épouse nous prépare de bons petits plats. Il a un grand fils qui pilote mes jeunes compagnons au cours de leurs bordées tonitruantes dans les boîtes de la région.

Si les travaux avancent leur coût augmente aussi chaque jour un peu plus. Je dissimule mes soucis financiers à mes hommes et accélère la cadence. Les équipes d’ouvriers placées sous la houlette de mon chef mécanicien font des merveilles. Lorsque la machine tourne enfin à plein régime, je passe à l’accastillage. Le bateau est doté d’instruments de navigation sophistiqués qui suscitent les sifflements d’admiration de l’ancien du Cap-Fagnet. Par ailleurs, je fais installer une grue hydraulique sur la plage avant afin de faciliter la mise à l’eau de canots pneumatiques.

La fin des travaux approchant, Je songe à recruter trois mécaniciens et un électricien. Mon chef mécano me conseille d’utiliser les petites annonces du Marin. Lorsqu’il me propose d’enrôler aussi un radio, je lui dis que j’ai déjà quelqu’un. Je ne peux évidemment pas lui préciser que cet homme fait partie de mon commando.

Un matin, le vent se lève en tempête. Il baratte l’embouchure du Scorff avec une violence rare. L’horizon, au-delà de Port-Louis, est noir d’encre. Lorsque le coup de tabac s’abat sur Lorient, les aussières de l’Antinéa se tendent à l’extrême en grinçant. Le bateau frotte sa hanche contre les vieux pneus qui lui servent de défense. Les dix hommes travaillant à son bord lèvent soudain la tête. L’un d’eux crie, afin de m’avertir d’un danger dont je ne mesure pas tout de suite la gravité.

Une rafale de vent plus puissante que les autres vient de rabattre sur nous la flèche dentelée d’une grue toute proche. Les filins de palanquée de l’engin frôlent d’abord nos superstructures en lent mouvement de balancier, puis, la grue s’abat au travers de l’Antinéa qui, sous le choc, prend de la gîte.

Heureusement, la mer est basse, et l’Antinéa ne risque pas de couler. Pressé de la dégager avant le reflux, j’alerte un remorqueur. Son pilote ne semble pas très pressé de nous tirer d’affaire, mais je pousse un coup de gueule et il finit par retirer le bateau de sous la grue brisée. Nous nous amarrons un peu plus loin.

La chute de la grue semble avoir donné le signal d’une série de catastrophes. Les circuits électriques, rongés par l’humidité, rendent l’âme. Ensuite, c’est le convertisseur des machines qui tombe en panne. Enfin, notre coupée donne des signes évidents de faiblesse. Ajoutant encore à ces déboires, le moteur du premier canot pneumatique que j’ai acheté se révèle poussif. Une fois ces avaries rapidement réparées, l’Antinéa subit les contrôles pointilleux des inspecteurs du bureau Veritas. Pierre Guillaume heureusement me rend souvent visite. Il est si connu sur la place que sa présence constitue pour moi une caution morale inespérée auprès des autorités portuaires.

Lorsque les travaux sont suffisamment avancés, je décide de faire venir à Lorient une bonne partie de mon équipage de fortune. Guillaume me conseille alors d’engager un véritable capitaine. Comme je ne veux pas éveiller les soupçons des fonctionnaires des Affaires maritimes et que je me fie à sa longue pratique de la mer, j’accepte de recevoir le candidat qu’il a choisi parmi ses nombreuses relations. En découvrant mon futur capitaine, j’ai un mouvement de recul. Avec ses cheveux longs et l’anneau qui perce son oreille droite. Il ressemble à un clochard des mers ou à un héros de bande dessinée. Je ne juge jamais les gens sur leur mine, mais là, tout de même, j’hésite un peu à entériner le choix de Guillaume.

Cet homme Jean-Paul Faquet vient de convoyer un voilier de plaisance depuis l’île Maurice jusqu’à la France en passant par le cap de Bonne-Espérance. Comme il a un regard franc et une bonne poignée de main, je L’engage, fermant les yeux sur sa tignasse et sa boucle d’oreille. Nous sommes maintenant neuf, sans compter le chef mécanicien que je devine peu enclin à poursuivre l’aventure par-delà la fin des travaux. J’accueille ensuite le cuistot René Noël. Il embarque avec un superbe berger allemand ,Raki, qui devient rapidement la coqueluche de l’équipage.

Roger Bracco nous rejoint peu après et me présente quelques hommes dont il se déclare sûr. Le premier, Alain est un Espagnol de trente-cinq ans. J’affecte Louis, le deuxième, à la cuisine avec Noël. Je ne suis pas fâché d’accueillir un électricien supplémentaire en la personne de Gol, un ancien des paras-commandos belges. J’agrée aussi Alfred puis Freture , un grand gaillard, et son alter ego, Coco. Ce dernier est infirmier mais, au premier regard, je le devine plus porté sur l’alcool que sur le mercurochrome. Jean-Louis doute également de ses capacités, au point qu’il refuse de l’accepter dans son infirmerie. Coco est donc affecté en cuisine où, activant son ardeur à grands coups de quarts de rouge, Noël lui délègue la plonge et l’épluchage des pommes de terre.

Au début du mois de mars 1978, je suis à la tête d’un équipage de vingt-quatre hommes, dont cinq seulement sont de véritables marins. À l’exception de Roger Bracco, nul ne connait le but de l’opération. Mes recrues croient que nous irons en Amérique du Sud car, dans le souci d’égarer les soupçons, le lieutenant de vaisseau Guillaume a obtenu pour ma compare un véritable contrat de recherches geosismique au Chili.

Puisque le secret a été bien gardé, je peux enfin passer à l’équipement militaire. J’ai décidé que mon commando, à part des pistolets automatiques personnels, n’utiliserait cette fois, pas d’armes de guerre. Des armuriers bordelais dont je suis sûr m’ont procuré des fusils de chasse au gros gibier que j’ai entreposés dans mon garage de Lesparre. Comme je n’ai pas le loisir de récupérer dans l’immédiat ceux que j’ai entreposés en Rhodésie j’ai aussi acheté cinquante paquetages militaires comprenant une tenue de toile noire, un treillis camouflé et un béret vert.

Il n’y a pas de cale sèche à Lorient, hormis celle de l’arsenal militaire. Après un grattage sommaire effectué par des plongeurs, je décide d’aller faire nettoyer aux Canaries la coque de l’Antinéa, qui est cou- verte de coquillages parasites et d’algues. Le reste du commando profitera de cette escale technique pour nous rejoindre.

Tout à mes préparatifs, n’ai guère eu le temps de rende des comptes au président Abdallah. Je ne l’ai revu que trois fois au cours de brèves incursions parisiennes. Pressé de retrouver le pouvoir, il m’a expliqué que les choses se gâtaient aux Comores, où Ali Soilih fait garder de plus en plus d’opposants en prison. Ce n’est qu’une fois l’Antinéa parée à appareiller pour Las Palmas, où me rejoindra l’autre moitié de mes hommes, que j’aborde avec lui le scénario de notre coup d’Etat. Il me donne les noms des hommes qui espèrent son retour et me seront utiles dès les premières heures du coup de main. Ces personnalités auront pour tâche prioritaire de rassurer la population. Ils m’assureront ensuite un semblant de légitimité en attendant que l’ancien président débarque en triomphateur.

Christian Olhagaray et le capitaine Gilçou ne sont que partiellement au courant de ce qui se trame. Le premier se tient pourtant en liaison permanente avec Saint-Hubert qui coordonne l’opération depuis Genève et Paris. Il me fournit d’utiles précisions sur le ploiement des milices d’Ali Soilih, notamment sur celles d’Anjouan. Ce qu’il m’apprend me conforte dans mon optimisme. Malgré leur fanatisme, je n’envisage pas un seul instant que les hommes du commando Moissi réussirent à nous rejeter à la mer. Quant aux autres composantes des fores comoriennes, je les connais assez bien pour savoir qu’elles déposeront les armes dès les premiers coups de fusils de chasse.

Il ne me reste plus qu’à acheminer l’armement et les équipements à Lorient. Je choisis le jour des élections législatives. Après avoir été contrôlée trois fois au cours de la nuit par des gendarmes, notre camion- nette pénètre, à Lorient à l’aube du 12 mars 1978, dans le port encore endormi. Comme notre départ approche, personne ne s’inquiète de nous voir effectuer une nouvelle corvée de chargement. De même nul ne s’étonne des énormes quantités de viande, de légumes et de fruits que je fais embarquer dans les jours qui suivent.

Chargée à bloc, l’Antinéa fait une sortie d’essai avec à son bord un inspecteur du bureau Veritas. Pierre Guillaume est présent. Il est tout aussi heureux que moi lorsque nous rentrons au port avec la certitude que l’ancien morutier est en état de vivre sa troisième jeunesse.

Au cours d’un ultime voyage à Paris, je préviens le président Abdallah et Mohammed Ahmed qu’ils doivent s’attendre à ce que j’arrive à Moroni pour la fin avril au plus tard pour les premiers jours de mai. Puis je fixe la date de l’appareillage au mardi 22 mars 1978 après avoir engagé un second officier, le capitaine Blanchard recommandé lui aussi par Pierre Guillaume.

Les armes sont bien dissimulées dans l’ancienne cale à poissons lorsque des policiers montent à mon bord afin d’inspecter les passeports de mon équipage. Jacques Foccart en personne m’a assuré que je n’avais rien à craindre de cette dernière formalité. Malgré tout, je suis soulagé lorsque les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur débarquent. Des curieux et les fiancées éphémères de mes compagnons se sont massés sur le quai pour assister à notre appareillage. Dans cette petite foule animée, j’aperçois mon chef mécanicien, qui semble bien triste de nous voir prendre la mer sans lui.

A peine sortie de la passe de Lorient, l’Antinéa pique du nez dans une mer mauvaise. L’arrimage de ma cargaison tenant bon je ne m’inquiète pas, jusqu’au moment où Blanchard m’annonce que la barre ne répond plus.

Je fonce aux machines et engueule copieusement les électriciens. En quelques minutes seulement, ils réussissent à relancer le matériel défaillant. l’Antinéa file bientôt ses sept noeuds dans l’écume. La panne du système électrique est vite oubliée tant j’ai de plaisir à la sentir rouler bord sur bord en bousculant les vagues noires striées de blanc. Alors que la plupart de mes hommes portent des bonnets de mer en laine j’ai coiffé une casquette de marin. Pour la première fois depuis des mois je me sens de nouveau dans mon élément.

53 – La longue traversée

Pendant cinq jours d’affilée, l’Antinéa surfe sur les hautes vagues de l’Atlantique. Mes hommes souffrent tous du mal de mer. Jean-Louis les soigne de son mieux, en misant à la fois sur l’accoutumance progressive et l’effet placebo de ses pilules. Raki, le berger allemand, ressemble à une serpillière. Les plats cuisinés par son maitre ne rencontrent aucun succès dans les creux de huit à dix mètres, et je râle déjà à l’idée de devoir compléter notre vaisselle brisée sous les coups de boutoir de la mer.

La tempête ne nous lâche qu’au large du Maroc. Enfin, à l’aube du 27 mars 1978, nous arrivons en vue de Las Palmas. La rade est encombrée de bateaux au mouillage. Blanchard nous fraie une route parmi des cargos de toutes nationalités. La capitainerie nous donne l’ordre de nous amarrer à couple d’un cubain, le Santiago de Cuba.

Le capitaine Gérard, qui a assuré, depuis Paris, l’essentiel du recrutement, dispose de vingt-cinq volontaires prêts à nous rejoindre. Je lui ordonne de ne les faire venir qu’après le carénage, lorsque nous serons parés pour reprendre la mer. Après avoir organisé le passage de l’Antinéa en cale sèche, je prends mes quartiers à l’hôtel Don Juan.

Lorsque Blanchard nous quitte comme prévu, Faquet, mon second capitaine, s’étonne de le voir débarquer. Décidé à dévoiler progressivement mes batteries, je lui fais croire, documents à l’appui, que je suis moi-même officier au long cours et qu’il demeurera mon second.

Mes hommes ont tant souffert au cours de la tempête que je n’ai pas le coeur de les empêcher d’aller reprendre goût à la vie dans les bistrots du port. Je leur demande malgré tout de bien tenir leur langue et de se déplacer par groupes de trois au minimum. Ainsi, me dis-je, il y en aura toujours au moins un pour empêcher les deux autres de se laisser aller au bavardage.

Le travail va bon train sur la coque de l’Antinéa. Elle retrouve chaque jour un peu de sa splendeur passée. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où mon chef mécanicien commence à vitupérer. Je lui demande ce qui ne va pas.

– Je ne me sens plus à l’aise avec vos gars, me déclare-t-il abruptement

– Qu’est-ce que vous leur reprochez ?

– De ne pas être des vrais marins ! Ni même des techniciens en géophysique, comme vous voulez me le faire croire ! Regardez celui-là : est- ce qu’il n’a pas une tête de militaire ?

L’allure de mon ami Bracco trahit évidemment l’homme de guerre.

– Il ne faut pas me prendre pour un imbécile, poursuit le râleur. Vous ne croyez tout de même pas que je n’aie pas remarqué les manières de vos gus ! Ils se mettent presque au garde-à-vous lorsqu’ils vous parlent ! Je me demande bien ce que vous manigancez …

J’ai beau lui affirmer que je compte sur lui pour nous conduire au Chili et pour en revenir mon chef mécano décide de débarquer. Son second s’empresse de l’imiter. Je leur règle leur dû en arrondissant la somme et leur fais signer une décharge reconnaissant que leur compte est apuré. Puis je les installe dans une chambre d’hôtel avant de les mettre dans l’avion de Paris.

Comme il est impossible d’appareiller sans chef mécanicien, je prends à mon tour l’avion pour la France et appelle, une fois de plus, Pierre Guillaume à la rescousse. L’officier de marine ne met que quelques heures pour me trouver un nouveau responsable dos machines. Avec ses soixante ans bien sonnés l’homme me parait un peu âgé. Pressé par le temps, je l’enrôle quand même, sans lui préciser le but réel de notre voyage.

Cet aller et retour me donne l’occasion de voir une dernière fois le président Abdallah. Il me confie un document par lequel il m’investit des pleins pouvoirs aux Comores jusqu’à ce qu’il me rejoigne à Moroni. Apres m’avoir donné quelques noms à ajouter à la liste de ses partisans, il m’embrasse, Mohammed Ahmed en fait autant.

Je rentre à Las Palmas avec quatre volontaires dont le Bosco et Jules, mon nouveau chef mécano. Ce vieux bourlingueur remarque tout de suite que mon équipage est bizarre. D’abord un peu désorienté, il s’intègre rapidement.

Les travaux de carénage s’achèvent, et la capitainerie attribue un nouveau mouillage à l’Antinéa. Cette fois, je dois la mettre à couple d’un chalutier russe ! Ce voisinage m’oblige à donner des consignes très strictes de sécurité. Deux jours plus tard, le russe, hérissé d’antennes bien trop importantes pour un simple bateau de pêche, reprend la mer.Je suis soulagé d’en être débarrassé.

Après avoir complété mes vivres, fait effectuer les derniers réglages de machine, vérifié l’arrimage de notre cargaison somme toute bien légère pour un si grand bateau, de nos canots pneumatiques et de notre Méhari, je vais, au soir du 15 avril 1978, accueillir mes vingt- cinq dernières recrues à l’aéroport. Gérard, par élémentaire prudence, leur a fait quitter Paris à bord de trois avions différents qui les ont déposés à Madrid. De là, ils ont pis la correspondance pour les Canaries en faisant mine de ne pas se connaitre. Il fait nuit lorsqu’ils montent à bord de l’Antinea.

L’heure des adieux sonne. La secrétaire qui a si joliment pimenté mon escale passe déposer à bord un gros ours en peluche.

– Il vous servira de porte-bonheur, dit-elle à l’homme d’équipage qui réceptionne ce cadeau. Il veillera sur vous tous jusqu’à ce que je vous rejoigne au Chili.

Sans pudeur, j’avais en effet promis à la demoiselle que nous nous retrouverions à Punta Arénas… ..

Une fois accomplies les formalités douanières et portuaires, je laisse à Faquet la responsabilité de l’appareillage. A peine au large, mes nouvelles recrues entament sur le pont une séance de culture physique sous les ordres de Marques, un ancien légionnaire du 2e REP. Faquet les regarde faire pendant un bon moment puis se tourne vers moi et lâche :

– Ils n’ont vraiment pas l’air de techniciens. On dirait plutôt des CRS !

Amusé, je lui explique que les nouveaux venus sont des plongeurs qui doivent entretenir leur musculature. Son regard bleu se fait dubitatif, mais il ne pose aucune question et se concentre à nouveau sur la navigation.

Les courants et le vent du nord nous étant favorables, l’Antinea file douze noeuds. Afin de tromper ceux qui seraient aux écoutes de nos manoeuvres, j’ai fait câbler notre route présumée à une agence maritime de Buenos Aires et continue à échanger des messages dans ce sens avec Las Palmas et mon bureau de Genève.

Au fil des jours, mon équipe de quarante trois hommes se soude de mieux en mieux. Soucieux de leur condition physique, j’ai acheté des rameurs et des punching-balls sur lesquels ils se font les poings à tour de rôle. Le meilleur boxeur de l’équipe est de loin mon fidele Carcassonne qui, entre deux barouds, a tourné dans Borsalino avec Belmondo et Delon.

La discipline que je fais régner à bord est comparable à celle que j’ai connue dans la Royale. Le temps s’écoule en corvées et en quarts auxquels, afin de ne laisser personne dans l’oisiveté, participent plus d’hommes qu’il ne serait nécessaire. Au bout de quelque jours, Jules me conseille de réduire l’allure à huit noeuds.

– Sinon, précise-t-il, nous risquons de ne jamais arriver au Chili. La flotte est chaude par ici et nos refroidisseurs ne fonctionnent pas aussi bien que je le voudrais.

Comme il est encore tôt pour détromper le vieux chef mécano, je donne l’ordre de ralentir. Quelques jours plus tard, nous atteignons la zone ou nous sommes censés mettre le cap sur l’Amérique du Sud. Je réunis alors mes cadres à la passerelle.

– Messieurs, leur dis-je, j’ai une mauvaise nouvelle. Je viens de recevoir un message annulant notre contrat avec le Chili.

La fausse nouvelle ne surprend vraiment que les vrais marins. J’enchaine alors sur un autre mensonge :

– Cela ne change pas grand-chose pour nous. On nous propose un job de remplacement dans le golfe Persique.

Lorsque nous franchissons l’Equateur, mes hommes, les plus jeunes surtout, réclament le traditionnel baptême de la ligne. Comme je ne tiens pas à les laisser boire sous un soleil de plomb, je leur offre seulement quelques exercices d’évacuation.

Jour après jour, l’Antinea progresse vers sa destination secrète. Au large de l’Angola, j’ordonne une séance de vaccination générale contre le tétanos. Jean-Louis ne se fait pas d’amis en plantant sans douceur ses aiguilles dans les chairs déjà tamis par le soleil. Le cuissot n’a pas non plus tellement la cote. J’ai fait embarquer tellement de bananes à Las Palmas que tout le monde en mange à chaque repas, flambées, en purée ou en gâteaux divers. Mais l’ordinaire est plus varié et copieux que celui de certains bateaux de croisière si bien que mes hommes ne se plaignent pas trop de la monotonie de ses desserts.

Alors que nous approchons du Cap, j’annonce que nous n’y ferons pas relâche. Je tiens désormais à me montrer particulièrement discret à cet effet, les liaisons satellites avec radio Saint-Lys sont suspendues. Je n’émets plus que de rares messages codés avec mes correspondants de Paris et Genève. Comme seuls les marins officiels pâtiront vraiment de ma décision, j’ordonne à Hugues, mon radio, d’accepter leurs télégrammes mais de cesser de les transmettre. Je pousse le vice jusqu’à rédiger des réponses à leurs messages familiaux.

Une nouvelle tempête s’annonce alors que l’Antinea vient à peine de s’engager dans l’océan Indien. Ses déchaînements n’empêchent pas Cardinal, Bracco, Jean-Baptiste, Michel, Gérard et Marquès, les seuls mis au courant de notre véritable destination, de se livrer à de fréquents essais de mise à l’eau des Zodiac. Meme si ces exerces excitent la curiosité du reste du commando, je me retiens encore de leur dire la vérité sur notre mission. Je m’enferme souvent dans ma cabine avec mon maigre état-major afin de peaufiner le scénario d’invasion.

La tempête s’est calmée lorsque, le lundi 8 mai 1978, nous entrons dans le canal de Mozambique. Nous ne sommes plus qu’à cinq jours de route de Moroni. Je réunis mes hommes sur le pont pour leur expliquer la situation aux Comores et distribuer les rôles. Instinctivement, ils se rangent en ordre militaire.

– Vous êtes cette fois investis d’une noble mission, leur dis-je sur un ton de commandement. J’exige de vous un strict respect de la discipline. Quoi qu’il arrive, je ne tolérerai aucun excès dans votre comportement. Que ceux d’entre vous qui estiment que l’engagement qu’ils ont signé ne les lie que pour une aventure passagère se méfient. Je ne me sentirai en aucun cas obligé de tenir mes engagements si vous vous conduisiez mal !

Je rappelle que l’action de chacun est capitale dans ce genre de mission, que chaque erreur risque de mettre tous les autres en danger, et conclus :

– Il va falloir donner le meilleur de vous-mêmes. C’est la seule garantie de succès. En tant que chef, j’assumerai toujours mes responsabilités. A vous d’endosser les vôtres. On dit qu’il n’y a pas de mauvais soldats, mais seulement de mauvais chefs. Je tiens à préciser qu’on a toujours les chefs que l’on mérite !

Je fais ensuite distribuer les paquetages composés de la tenue noire, du béret vert, d’un bonnet en laine, de rangers, d’un poncho imperméable, d’un sac à dos, d’un poignard, d’un ceinturon, d’une corde alpine, d’une paire de menottes et d’une lampe-torche. La tenue camouflée et des rations de combat suffisantes pour tenir trois jours complètent le barda de mes commandos.

Maintenant que mes hommes savent enfin à quoi s’en tenir sur notre destination. Il me reste à prévenir les vrais marins. Commençant par Faquet, je vais droit au but :

– Capitaine, j’ai quelque chose de très important à vous annoncer. D’abord, je tiens à vous féliciter pour tout ce que vous avez fait jusqu’ici, et surtout d’avoir accepté d’initier quelques-uns de mes hommes à la navigation.

L’homme que j’ai amicalement surnommé « le Hippie  » à cause de ses cheveux longs et sa manie de dialoguer avec les oiseaux de mer me fixe avec curiosité, et me laisse, sans rien dire, poursuivre mon exposé :

Je dois vous avouer que, ni moi ni aucun de mes compagnons, ne sommes des spécialistes en géophysique. Nous n’avons jamais eu de contrat avec le Chili, ni avec une compagnie du golfe Persique. Nous allons débarquer aux Comores et renverser le régime d’Ali Soilih !

– Je me doutais que vous n’étiez pas ce que vous vouliez faire croire, me répond le chevelu. En tout cas vous pouvez compter sur moi. Je connais bien le secteur de Moroni, et je vous conduirai là où vous voulez.

Je suis soulagé.

– Désormais, Faquet, nous sommes bien d’accord. Votre seul rôle sera de nous amener à bon port. En cas de pépin, vous n’aurez à répondre de rien, puisque vous ne savez rien.

Je le quitte après lui avoir recommandé de m’appeler désormais « mon colonel » et fais venir mon chef mécanicien. Il m’écoute tout en essuyant machinalement ses mains souillées de cambouis sur un chiffon noir d’huile. Puis il secoue sa tête chenue et me répond :

– Mais, patron, je ne vous demande rien. Mon seul boulot c’est de faire marcher les machines de ce bateau. Je n’ai pas d’autre responsabilité. Vous pouvez bien nous mener où vous voulez et faire ce que vous voudrez avec vos hommes, puisque vous êtes le chef !

Stupéfait, je lui fais remarquer qu’une telle mission comporte des risques.

– à mon âge, vous savez, les risques…

Puis, avant de retourner dans la fournaise des machines, il ajoute, en souriant :

– Puisque vous me dites que c’est pour la France que nous allons travailler, vive la France !

Lucien, l’adjoint du vieux Jules, se montre tout aussi conciliant. Il réclame même une arme pour prendre sa part au combat. En revanche Rémy, l’électricien, ne manifeste aucun enthousiasme. Il m’explique qu’il a quitté Lorient au moment où son épouse allait accoucher. Il regrette de n’avoir plus de ses nouvelles. Je le réconforte du mieux que je peux.

– écoute, Rémy, je t’assure que tu ne seras pas exposé au moment du débarquement. Je te demande seulement de continuer à travailler comme tu as su si bien le faire jusqu’à maintenant. Rien de plus.

Lesté d’une prime, comme ses compagnons, le jeune papa les rejoint, soulagé. Dès lors, je n’ai plus qu’à m’atteler aux derniers préparatifs…

54 – La conquête des Comores

Au soir du 12 mai 1978, nous ne sommes plus qu’à quarante milles de Moroni. Nous croisons des petits cargos qui viennent de quitter la Grande Comore. Mes hommes, qui savent maintenant qu’ils auront à affronter une troupe de cinq cents hommes fanatisés, ont déjà passé leur tenue noire. Ils se sont partagé les fusils de chasse au gros et vérifient le gonflage des Zodiacs arrimés à leur grue.

J’ai décidé de lancer l’opération à quatre heures du matin, en laissant à bord le Bosco et l’équipage. Notre bateau navigue lentement, tous feux éteints. Un peu avant minuit, après avoir fait contrôler une dernière fois leurs moteurs, j’ordonne de mettre les Zodiacs à l’eau. Jean-Louis et Buterri, un ancien sergent parachutiste des troupes de marine prennent place à bord du premier canot avec un groupe d’assaut. Bracco et Van s’installent dans le second, avec Cardinal et quelques commandos. J’embarque dans le troisième avec Gérard, Marques et Jean-Baptiste.

La grue dépose les canots sur la mer qui forcit. Un homme du premier Zodiac tombe à l’eau. Une fois que ses compagnons repêché, nous naviguons en dansant dans le sillage de l’Antinea qui pique droit sur Moroni.

J’ai confié à Jean-Louis la mission délicate d’enlever le camp militaire de Voidjou. Laissant le second Zodiac assurer la protection de notre débarquement, je me réserve la mission de conquérir à M’Rodjou les bâtiments de la présidence, et d’arrêter Ali Soilih.

La houle forcit lorsque nous approchons du but. Faquet met en panne à deux milles du port. J’entraîne les Zodiacs vers la plage d’Itsandra, dont les abords abrupts nous mettront hors de vue des sentinelles de Soilih. Lorsque nous ne sommes plus qu’à cent mètres du croissant de sable blanc pris entre deux pointes rocheuses, je fais lancer mon canot à pleine vitesse. Malgré l’attention du barreur, nous nous retrouvons devant des rochers. Me repérant à la lueur jaune qui sort de la mosquée d’Itsandra, je fais mette in extremis le Zodiac au travers de la lame. Il embarque des paquets d’eau avant de reprendre enfin la bonne direction, et de toucher terre.

Je saute sur le sable et me fige, accroupi, tandis que Cardinal déploie son groupe sur le haut de la plage. Une lumière s’allume sur la façade d’une basse maison toute proche. J’entends le claquement d’une fenêtre qui s’ouvre et se referme, puis le silence reprend ses droits.

Bracco et Jean-Louis entraînent leur groupe vers le camp de Voidjou, qui se trouve à un peu plus de trois kilomètres. Laissant Cardinal près des Zodiacs, je fonce sur la présidence qui n’est qu’à un kilomètre et demi.

Mes hommes respectent les consignes à la lettre. Ils coupent les fils du téléphone au premier poteau, planté devant la mosquée. Les semelles de leurs rangers crissent sur la route étroite et goudronnée qui monte en lacets vers M’Rodjou.

Le voltigeur de pointe tombe en arret à l’approche d’un PC des forces comoriennes. Selon les derniers renseignements de Gilçou, la place ne doit être gardée, à cette heure, que par quelques factionnaires sans doute ensommeillés. L’assaut est donné. Des coups de feu claquent, et deux soldats de Soilih s’écroulent. Les autres sentinelles ne résistent pas. Des lors, la route est libre. Je fais tirer sur les réverbères et donne l’ordre d’accélérer le mouvement, car je me doute que les détonations ont alerté Moroni.

Nous sommes tout près de la Présidence lorsqu’un bruit de moteur stoppe mon élan. Une 4 L apparaît. Mes hommes, d’instinct, la prennent pour cible. Les occupants de la voiture, trois policiers en civil, meurent sous leurs balles. Sans se souder de la contre-attaque désordonnée des postes de garde de Soilih, mes commandos s’engouffrent dans la villa qu’occupe l’inspecteur Amada. Ils y trouvent des dizaines de matraques et des cordes. A la lueur de leurs lampes-torches, ils découvrent, sur les murs d’une grande pièce, des traces de sang témoignant de la cruauté avec laquelle les sbires du ministre, qui ont déposé leurs armes dès notre intrusion, se sont livrés à la répression.

Nous parvenons enfin devant le portail de la Présidence. Gérard l’ouvre d’un coup de fusil. Nous connaissons la disposition des lieux au centimètre près. Marquès se dirige droit vers la chambre présidentielle et tombe sur Ali Soilih, à demi nu comme les deux femmes qui dormaient avez lui. Le président hurle qu’il se rend. Il est jeté à terre, habillé à la va-vite, menotté bras dans le dos. Sa garde personnelle de commandos Moissi dépose les armes.

Ali Soilih est conduit dans son grand salon. Lorsqu’il me découvre, une brève lueur d’étonnement passe dans son regard.

– Président, lui dis-je, voilà ce qui avive lorsqu’on ne tient pas sa parole !

– Il n’y avait que vous pour réussir une attaque pareille, me répond- il d’une voix neutre. J’aurais pourtant dû me méfier.

Le président déchu enfermé dans une chambre et gardé par les hommes de Marquès et de Jean-Baptiste, je fais le point sur la situation.

Le succès de mes hommes est partout égal au nôtre. René Noël s’est emparé à Kandani de l’ancienne garnison des gendarmes français. Bracco, lui, n’a pas eu grand mal à investir le camp de Voidjou. Seules trois sentinelles plus zélées que les autres sont tombées sous ses balles. Ses hommes ont fait soixante-dix prisonniers avant de libérer, suivant mes instructions, une dizaine de captifs qui avaient été visiblement torturées par les miliciens de l’inspecteur Amada, l’âme damnée du ministre de l’Interieur.

Je rejoins un autre groupe, qui vient de s’emparer du bâtiment de la radio. Il est 5 heures. Avant que Moroni ne s’éveille, je commence à contacter par téléphone, sous le nom de guerre que le président Abdallah m’a donné, les hommes qui doivent m’aider à restaurer la démocratie.

– Ici, le colonel Saïd Mustapha M’Hadjou. Je viens de débarquer et Ali Soilih est mon prisonnier.

Certains de mes interlocuteurs m’accueillent avec scepticisme. Sans doute craignent-ils une ruse de Soilih destinée à les confondre. En tout cas, ils me paraissent moins décidés à se rebeller contre lui qu’Abdallah ne me l’avait laissé entendre.

La population est moins réservée que son élite. Dès qu’elle aperçoit mes hommes, elle se répand dans les rues en proclamant sa joie d’être enfin libérée. Cette marée hurlante se masse devant la prison que mes commandos n’ont pas encore enlevée. J’ai quelques scrupules à lancer l’attaque finale, car l’édifice est tenu par des miliciens Moissi qui risquent, dès le premier coup de feu de massacrer les prisonniers.

Au milieu des vociférations et des chants, quelques meneurs réclament sur l’air des lampions, le retour de la France. Soudain, des coups de feu jaillissent d’une fenêtre. Un civil s’écroule. Tandis que la foule se disperse je lance l’assaut.

Conscients de ce qui se passe, les prisonniers se sont suspendus aux barreaux de leurs cellules surpeuplées : vision dantesque. Nous défonçons les portes à coups de crosse. Pressé de libérer Abbas Djoussouf, l’un des leaders de l’opposition, j’interroge les premiers prisonniers libérés. L’un d’eux m’indique une cellule individuelle, bouclée par un gros cadenas. Pressé je tire un coup de fusil à pompe, blessant légèrement Daniel l’un de mes hommes, par ricochet.

Abbas Djoussouf est bien là, sale, hirsute, maigre à faire peur. Son regard atone trahit les tourments endurés depuis son arrestation. Mes hommes extirpent des cellules voisines deux femmes aux regards paniqués.

À 8 heures, tout est consommé. Partout, les Moissi se sont rendus, et les gamins de quatorze ou quinze ans embrigadés par Soilih se sont enfuis. Craignant que la foule ne se livre au pillage je réquisitionne d’anciens soldats rencontrés lors de mon premier séjour et les arme avec le butin saisi par mes commandos. Ils ont pour ordre de surveiller la ville et, surtout, d’empêcher les gens qui ont trop souffert du régime de Soilih de laisser libre cours à leur désir de vengeance.

Une fois que mes hommes ont contrôlé les aéroports d’Hahaya et d’Iconi puis le port, je me laisse aller à savourer la victoire que je considère comme totale, même si quelques poignées de miliciens se sont égaillées dans la brousse avec leurs armes. Fort de la délégation de pou- voir que je possède je proclame à la radio l’avènement d’un directoire composé de cinq hommes, le président Abdallah, Ahmed Mohammed, qui sont à Paris. Abbas Djoussouf, l’ancien premier ministre Abdellaï Mohammed et moi. Ce gouvernement, que j’annonce provisoire, expédiera les affaires courantes en attendant que le président Abdallah me rejoigne dans une dizaine de jours.

Les Comoriens sont en grande majorité musulmans. Au-delà des exactions et des privations qu’ils ont subies, ils reprochent à Ali Soilih d’avoir trop souvent bafoué leur religion en public. Alors que j’ai quitté mon uniforme noir pour passer une tenue comorienne et coiffer la traditionnelle kofia, ils me surnommant, tout comme Abdallah, Bako,  » le Sage « .

Au soir, épuisé et un peu ivre de ma réussite je me couche à la Présidence, où j’ai installé mon QG. Je sais qu’il reste énormément de choses à faire qu’il me faut surtout trouver les moyens de calmer la faim du peuple, mais demain sera un autre jour. Inch’ Allah…

55 – Un gouvernement provisoire aux Comores

Le grand mufti dédie de suivre mes directives à la lettre. Avec ses quelque mille mosquées implantées sur la Grande Comores, Moheli et Anjouan, cet homme, sage entre les sages, dispose d’un formidable instrument de communication. Ses muezzins appelant à la prière donnent aussi des consignes qui, aussi efficaces que les armes, font renter dans le rang des milliers de partisans do Soilih.

Au lendemain de la libération de Moroni, alors que j’ai expédié Jean- Louis avec une douzaine d’hommes contrôler Mohéli que je sais tout à fait acquise à notre mouvement, j’étudie avec mes cadres le cas épineux d’Anjouan. Selon nos informateurs, six cents hommes, pugnaces et bien armés, sont cantonnés autour de Mutsamudu. Je contacte par radio les chefs de cette troupe et les notables d’Anjouan pour leur conseiller, au nom du directoire politico-militaire de ne pas prendre la population en otage.

Il m’est impossible d’envoyer un détachement à Anjouan sans dégarnir dangereusement le dispositif mis en place sur la Grande Comore. Je décide donc de m’y rendre seul pour parlementer. Bracco, qui m’a accompagné à la tour de contrôle d’Iconi pour passer les messages destinés aux unîtes à rallier, me propose de jouer à pile où face pour désigner celui de nous deux qui ira rencontrer les fidèles de Soilih. Il me fait valoir que mes responsabilités dans ces moments criques sont grandes et que je dois être prudent. Il choisit face, moi pile et c’est lui qui l’emporte.

Mon Second s’envole avec Lourdet à bord d’un Cessna de l’aéroclub réquisitionné pour l’occasion. Une fois à Ouani, il se rend directement au camp de Hombo, où des miliciens sont cantonnés. Armé seulement d’un drapeau blanc il exige que la troupe se rallie. Il affirme qu’en cas de refus, je lancerai l’assaut avec quatre cents hommes.

Ce mensonge fait plier le commandant du camp. Il se rend en annonçant qu’il reste encore deux cents soldats de Soilih à M’Ramani. Ceux- là précise-t-il, sont décidés à se battre.

Bracco monte flans une voiture et, brandissant toujours son drapeau blanc, fonce sur le second camp. Là, il se trouve face à des soldats formés en Tanzanie, qui, dès qu’ils le voient braquent leurs armes sur lui. Sans se laisser impressionner, Bracco répète le même discours qu’à Hombo. Cette fois, les menaces d’invasion armée restent vaines. Les fusils ne se baissent pas.

Mon émissaire décide alors de jouer sur la corde sensible. Il s’avance résolument vers quelques-uns de ses anciens soldats de 1975.

– Je suis heureux de vous retrouver en si bonne santé, dit-il d’un ton assuré. Les choses vont redevenir comme avant, c’est pourquoi je vous ordonne de déposer les armes.

Tandis que j’attends, à l’aéroport le résultat des pourparlers, une appréhension soudaine me saisit. Et si Bracco y laissait sa peau ? Je décide d’aller à sa rescousse avec une douzaine de volontaires que je fais monter dans an DC4.

Mon avion survole M’Ramani pour aller se poser à Ouani. En le voyant qui entame son approche, le commandant du camp, qui s’est jusque-là montré irréductible, commence à craindra le pire. Apres une dernière hésitation, il donne enfin l’ordre du ralliement.

A peine débarqué, je me dirige vers la petite foule qui s’est formée à l’annonce de la libération de la Grande Comore, et regroupe les notables de Mutsamudu à l’hôtel Al-Amal pour faire avec eux le tour de la situation.

Le brouhaha de plus en plus épais qui monte autour de l’établissement interrompt notre conférence. Je bondis au-dehors où des hommes et des femmes crient vengeance et prennent à partie des soldats désarmés par ma douzaine de commandos.

Les victimes de l’assemblée en transe sont tous originaires de la Grande Comore. Je dois lancer mes hommes crosse en avant pour les dégager. Comme cette charge ne suffit pas, mes bérets verts maintenant armés avec des mitraillettes et des fusils d’assaut saisis à Moroni, tirent des rafales en l’air.

Le calme enfin revenu, je décide de rendre leurs armes à quelques soldats ralliés et confie le gouvernement militaire d’Anjouan a Bracco qui arbore ses galons de lieutenant-colonel. J’effectue ensuite un dernier tour d’horizon avec les notables de Mutsamudu, avant de regagner Moroni.

Si je suis sûr désormais de contrôler la situation à Anjouan et à Mohéli, j’ai encore à craindre les réactions de commandos Moissi éparpillés dans la montagne. Les sachant incapables de vivre longtemps à la dure, j’espère qu’ils se risqueront dans les villages, dont la population, lasse de leurs exactions, s’empressera de les dénoncer.

En attendant de réduire ces groupes armés, j’étudie le problème du ravitaillement. Il reste a bord de l’Antinea de quoi nourrir ma troupe pendant au moins trois mois, mais pour la population et l’armée de Soilih ralliée, je manque de tout. Certes, les affamés de Moroni ont pillé les entrepôts des Moissi avant que j’aie pu les en empêcher, mais ce butin s’épuisera vite. Comme les villageois ont cessé d’approvisionner les marchés de la capitale, la famine risque bientôt de s’installer.

Alors que je cherche vainement une solution, un bateau battant pavillon coréen vient mouiller, le 16 mai 1978, sous la ville blanche. Armant aussitôt quelques boutres, je fais débarquer d’autorité quatre mille tonnes de riz qui sont entreposées dans les entrepôts délabrés du port hâtivement nettoyés. Distribuée au compte-gouttes, cette manne menace de s’épuiser lorsque deux nouveaux cargos, L’île-de-Marseille et le Ventoux, font escale à Moroni. Ils débordent de vivres de toutes sortes et de quelques voitures que je réquisitionne au nom du président Abdallah.

Je détiens maintenant dans les entrepôts gardés nuit et jour par des hommes sûrs de quoi nourrir la population durant quelques semaines. Le spectre de la famine s’étant éloigné, je laisse les notables comoriens perdre leur temps en palabres et confie à Cardinal le soin de remettre en route un semblant d’économie. Mon homme de confiance se trouve vite submergé par les suppliques émanant de tous les combinards de l’île, décidés à tirer profit de cette période de transition.

Abdallah, qui suit jour après jour l’évolution de la situation, m’adresse des messages de plus en plus enthousiastes. Le président m’appelle son fils, ou bien son frère. Il m’annonce qu’il m’adopte officiellement et me répète sans cesse combien est grande la confiance qu’il à mise en moi.

Si ses louanges m’honorent, je ne tiens pas à tomber dans les pièges du pouvoir que j’assume en son nom. Je décide donc d’abandonner le luxe du palais présidentiel pour m’installer, avec mon état-major, à l’intérieur du camp de Kandani, dans une villa jadis occupée par des gendarmes français. Ainsi isolé, je travaille mieux et plus vite.

Tandis que le toubib continue à tenir Mohéli avec seulement trois hommes, a Anjouan Bracco commence sans attendre à recruter et entraîner l’embryon des nouvelles Forces armées comoriennes. Il est secondé par le lieutenant Simon, l’adjudant Pierre et le sergent-chef Henry. Le sous-lieutenant Guy remplit près de lui les foncions d’officier d’intendance. Max, un autre volontaire est chargé du parc automobile et des embarcations. Quant aux tâches délicates de la sécurité, elles sont assurées par le lieutenant Jean-Baptiste, avec les adjudants Jean-Marie et Olivier.

J’ai confié au Bosco le commandement du camp de Voidjou. Avec le capitaine Gilçou, il recrute, comme Bracco, des volontaires pour l’armée. Il nous en arrive plus de quatre mille en quelques jours dont la plupart sont d’anciens militaires et gardes de Soilih. Gilçou et le Bosco sélectionnent juste assez d’hommes pour composer deux compagnies.

Outre ces deux unités, je dispose aussi du « commando noir ». Cette troupe de choc, commandée par Marquès, est formée de cinq sections de Comoriens à la tête desquelles j’ai placé Bernard, Col, Marcel, et Martin. Elle doit son nom à ses treillis noirs. Ceux-ci avaient tellement impressionné la population lors de notre débarquement que j’avais ordonné à mes hommes de les remplacer par la tenue camouflée.

Les volontaires du commando noir », doté de véhicules et d’armes lourdes, ont été recrutés parmi les meilleurs soldats. Ils n’ont, pour la plupart pas plus de dix-huit ans. Fer de lance des futures forces armées comoriennes, ils sont chargés de veiller sur les infrastructures capitales de l’ile, notamment ses aérodromes et la Présidence.

Il règne sur l’île un sinistre climat d’épuration. Chacun dénonce son voisin avec entrain. Retrouvant l’arrogance qui était sienne avant l’avènement d’Ali Soilih, la classe possédante se montre pressée de faire oublier au plus vite l’égalité des droits, seul côté positif de la révolution de Soilih.

Mes hommes chargés d’assurer la survie de la Grande Comore en attendant l’arrivée du président Abdallah sont confrontés à des tâches impossibles. Reliés à Moroni par de mauvaises piste crevées de nids-de-poules où seuls peuvent circuler des véhicules tout-terrain, des milliers de villageois sont laissés sans soins d’urgence. Des femmes accouchent dans le dénuement le plus complet à quelques kilomètres seulement d’un hôpital.

Coco, qui s’est présenté à Lorient comme infirmier et qui, jusque-là du moins, n’avait pas fait preuve de son talent, a retrouvé son vrai métier. Il travaille à hôpital d’Al-Marhouf avec des coopérants italiens d’abord surpris par notre intervention brutale mais qui se sont ensuite mis à mon entière disposition.

Nul ne peut gouverner sans collecter des renseignements. Bien qu’il ne se sente pas une âme d’inquisiteur, j’ai placé le capitaine Gérard à la tête d’un embryon de service de police secrète. Apprenant vite le métier, il déjoue de plus en glus facilement les dénonciations intéressées pour ne retenir que les vrais renseignements spontanément apportés par les Comoriens. Bien que cela me répugne, je suis obligé d’instaurer la censure, tant pour le courrier que pour la radio et le téléphone. C’est en effet la seule façon d’empêcher les rumeurs le plus folles de circuler tant que le président Addallah demeurera en exil.

Afin de redonner un peu de lustre à Moroni, j’ai confié à Jacques Laffaye la tâche de nettoyer la ville avant son retour. Il dispose de deux cents prisonniers politiques, civils et militaires mêlés sans souci de situation ou de grade. Avant de les placer sous son autorité, j’ai déclaré à ces hommes que je les tenais pour responsables de la situation :

– Puisque vous avez ruiné votre ville leur ai-je assené, vous allez maintenant travailler à la nettoyer.

Logés dans la prison, ou ils occupent les anciennes cellules de leurs victimes, vêtus de chemisettes bleues prélevées sur un stock jadis offert à Soilih par 1a Chine populaire, les anciens bourreaux balaient les rues, grattent les murs et les repeignent sous les lazzis de leurs anciens administrés ravis.

Puisqu’un ordre précaire règne désormais aux Comores, je décide au matin du 20 mai 1978, que le directoire politico-militaire doit transmettre le pouvoir à un véritable gouvernement. Mes compagnons se montrent d’accord à l’unanimité et Abdellaï Mohammed devient premier ministre de la nouvelle République des Comores. Abbas Djoussouf reçoit la Défense et l’Intérieur, Ali M’Roudjae assume les affaires étrangères et le Commerce extérieur tandis que Saïd Kafé dirige le ministre de l’Economie et du Plan. Cinq autres ministres sont nommés, dont un pour l’Information. Le gouvernement demeure sous la tutelle du directoire dont, à la demande d’Abdallah lui-même, je fais toujours partie.

S’il est aisé de procéder aux nominations, il est plus difficile de donner une réalité aux différents portefeuilles. Au fil de sa révolution utopique, Ali Soilih a éradiqué toute trace d’autorité dans le pays. Les archives administratives ont été entièrement détruites.

Tandis que les nouveaux ministres s’attellent à leurs tâches, je fais lever le couvre-feu que j’avais instauré au lendemain de la chute de Soilih, afin de contenir les débordements. Moroni, au fil des jours, s’est métamorphosée. La foule a repris l’habitude de déambuler dans les rues déjà bien nettoyées par les prisonniers. Le tennis-club a rouvert ses portes, ainsi qu’une boite de nuit le Khartala, surtout fréquenté par mes hommes. Les mosquées ont retrouvé leurs fidèles. A la veille de l’arrivée du président Abdallah, j’organise pour mes hommes une réception à l’hôtel Itsandra que je rêve de voir bientôt envahi par des touristes, et me fends d’un bref laïus:

– Je tiens à vous féliciter pour votre conduite, votre dévouement et votre sens des responsabilités. Vous avez fait un travail épatant Il ne nous reste plus qu’à continuer !

La petite fête se prolonge jusqu’à point d’heure. Lorsque mes cadres rentrent à leurs cantonnements, le stock de champagne et de whisky constitué pour le seul usage d’Ali Soilih et de ses concubines a sérieusement diminué.

56 – Le retour d’Abdallah et la mort de Soilih

Une fois le problème du ravitaillement de base réglé, le commerce re prend ses droits et les prix flambent . Je ne suis pas enclin à laisser la bride sur le coup aux margoulins qui s’empressent déjà de profiter de la détresse du peuple pour s’enrichir. Invoquant le sabotage de l’économie, je les préviens que je les ferai impitoyablement condamner à de lourdes peines s’ils s’entêtent à jongler ainsi avec les marges bénéficiaires.

A Moroni, Mohéli et Anjouan, les fêtes se succèdent. Je ne suis pas dupe de l’ambiance euphorique. Je sais que les feu couve sous les pas des danseurs et des chanteurs. Je crains des debordements, des vengeances sordides, et conseille a mes hommes de se tenir préts à réprimer le moins excès.

Du fait de la présence dans mes rangs de nombreux volontaire fran cophones, certains Comoriens s’imaginent que la France va revenir aux Comores. Mais, si quelques drapeaux français flottent déjà ça et là, je n’ai de cesse de proclamer que Paris n’est pour rien dans la liberation du pays.

Afin de ne pas attirer les foudres de l’ONU et de l’OUA qui se sont naturellement émues de mon intervention, et en souvenir de T’ien-tsin, je persuade les fonctionnaires de l’ amnbassade de Chine populaire qui etaient pourtant les plus chauds alliés d’Ali Soilih, de rester à Moroni. Je leur conseille seulement de se faire discrets pendant quelque temps.

Reste encore à régler le cas épineux de la douzaine d’officiers tanzaniens capturés et difficilement soustraits à la vindicte populaire. Après en avoir averti le président Abdallah, je négocie par radio avec les autorités tanzaniennes leur échange contre la cinquantaine de jeunes Comoriens qui étaient en train de recevoir une solide formation politique et militaire dans un camp proche de Dar es-Salaam.

Bien que quelques Moissi manquent toujours à l’appel, nos affaires sont en bonne voie lorsque, le 22 mai 1978, le président Abdallah débarque, en compagnie de Mohammed Ahmed, d’un avion d’Air- Comores venant de Nairobi. Les abords de l’aéroport d’Iconi sont, depuis des heures envahis par la foule. Le commando noir de Marquès est impeccablement aligné sur le tarmac. A peine descendu de la passerelle, le président se précipite dans mes bras. Il m’étreint durant une minute puis m’entraine. Il se recueille devant le mausolée du prince Saïd Ibrahim, prie dans quelques mosquées, puis parcourt, des heures durant, la ville en folie à bord de son ancienne DS décapotable que j’ai découverte dans le garage de la Présidence.

Je suis assis à l’avant de la voiture, à côté du chauffeur. Derrière moi, Abdallah, debout près de Mohamed Ahmed, rayonne d’un bonheur absolu. La foule et les notables en cape noire et verte brodée d’un liséré d’or saluent en hurlant son retour. J’ai droit à ma part de louanges. Des milliers de voix proclament  » Vive Bako ! « ‘ et  » Vive le colonel Papa ! « . Ces démonstrations d’amitié sincère me flattent et me gênent à la fois. Elles risquent en effet, si elles perdurent de compliquer mes relations avec l’homme à qui je tiens à remettre le pouvoir.

Après ce grand bain de foule, Abdallah me prend à part et m’annonce que ma position de membre du directoire politico-militaire en embarrasse déjà plus d’un à Paris. Cette révélation ne me surprend guère.

– Bako, me dit-il, vous êtes libre de vos choix. Vous seul déciderez de votre conduite, mais vous pouvez être sur que je tiens à vous garder près de moi. J’ai tant besoin de vous !

Cette nouvelle marque de confiance me touche. Même si je ne tiens pas à me mettre en avant, je réponds ensuite aux questions de Francine Bucchi, une journaliste de FR 3 arrivée en même temps que le président. Au cours de l’interview, je déclare que mon destin est désormais lié à celui des Comores.

Sitôt installé, Abdallah me confirme officiellement dans mes fonctions de commandant en chef de son armée. Il me laisse aussi la responsabilité des services de police en pleine restructuration.

La démocratie retrouvant peu à peu ses droits les partis politiques se mettent en campagne dans la perspective des élections présidentielles annoncées par Abdallah. Celui-ci se préoccupe peu de leur agitation. Pressé de trouver les riches alliés qui l’aideront à remettre à flot les finances de son pays, il fait les honneurs de ses trois îles à des diplomates et techniciens irakiens. Après avoir sacrifié aux rites du protocole à Anjouan, il abandonne ses visiteurs à l’hôtel Al-Amal. Nous partons tous deux pour Domoni où Abdallah retrouve enfin ses jumeaux de onze ans, Cheikh et Adberramane qui ont échappé à la prison solihienne en se cachant dans des hameaux inaccessibles. Ces enfants, qui ont passé trois ans pratiquement sans voir la lumière du jour, se jettent au cou de leur père. Puis ils m’étreignent aussi en m’appelant  » tonton « .

Quelques jours plus tard, Marie-Elise accueille les jumeaux à Lesparre , où elle s’efforce de leur faire oublier le cauchemar qu’ils ont enduré. Pendant que les enfants d’Abdallah reprennent goût à la vie, le petit peuple comorien réclame la mise à mort d’Ali Soilih. Afin de le protéger de ses anciennes victimes devenues assassins en puissance, je le fais garder jour et nuit par des commandos noirs dans une chambre de la Présidence. La pression populaire devenant de plus en plus forte, je conseille à Abdallah de remettre le sort de l’ancien tyran à un tribunal coranique.

Soilih est têtu dans la défaite. Il évoque souvent devant moi 1es Comores telles qu’il les a rêvées : libres de toute ingérence étrangère, vivant en autarcie, sans armée et sans police. Il oublie, un peu vite à mon goût, les excès de ses miliciens et de ses commandos Moissi, ainsi que les tortures que l’inspecteur Amada infligeait lui-même aux prisonniers dans sa villa proche de la Présidence. Il prétend toujours que son programme, si on lui avait laissé le temps de gouverner, était réalisable.

Tout en se doutant bien que les juges coraniques lui réservent la lapidation ou la décapitation, mon prisonnier fait montre d’une dignité exemplaire. J’ai été l’ami de cet homme perverti par le pouvoir absolu. Si j’ai empêché qu’il meure aux premières heures de mon coup de main, c’est parce que j’espérais secrètement qu’Abdallah se souviendrait qu’il lui avait permis de survivre en exil. Malheureusement, les confidences de celui-ci me convainquent que Soilhi sera massacré de la pire des façons sans pouvoir plaider sa défense.

Au soir du 27 mai 1978, alors que des Comoriens de mon commando noir gardent la présidence, je remets un cahier et un stylo à Ali Soilih afin qu’il confesse ses regrets ou rédige son testament. Durant des jours, le captif noircit, en français, les pages d’un épais cahier d’écolier. Lorsqu’il repose enfin son stylo, je lui demande s’il n’a pas peur de la mort,

– Allah seul décide ! me répond-il, tranquille, presque souriant.

Troublé par sa sérénité, je m’assure qu’aucun des gardes comoriens ne peut m’entendre et lui déclare :

– Tu peux rester ici, à attendre ton jugement et connaitre ensuite le sort indigne que tu devines, ou alors, même si elle est maigre, joue ta chance et essaie de fuir.

L’ancien président me regarde fixement. Il comprend que je lui offre une mort digne du bon musulman qu’il semble redevenu, puisqu’il passe son temps à étudier le Coran. Quant à moi, j’ai constance que l’on m’accusera sans doute de l’avoir fait exécuter, mais j’ai pris la résolution de lui éviter l’ignominie des pierres ou de la hache.

Au bout de quelques secondes de réflexion, Ali Soilih lâche d’une voix sourde :

– Merci colonel !

Je ne suis pas éloigné de cent mètres, escorté d’un de mes officiers, que j’entends crépiter une rafale de fusil d’assaut. Je crispe les poings et presse le pas, tout en saluant en moi-même le courage de l’homme qui avait rêvé de conduire son peuple vers un idéal inaccessible.

Moroni s’anime en apprenant la mort de son tyran. La disparition de Soilih balaie à jamais les vieilles craintes. Respectant le rituel musulman, je fais hisser la dépouille du despote sur une voiture et, accompagné de quelques hommes sûrs, la conduis à son village natal de Chouani.

Les Comoriens de Moroni ne comprennent pas ma façon d’agir. Certains d’entre eux, encore hantés parce ne sais quelle terreur, voudraient que je fasse jeter la dépouille aux requins. Même les villageois de Chouani s’en détournent. Ce sont mes hommes qui doivent creuser la tombe de Soilih. Seuls ses proches, son fils, sa mère, et sa soeur, assistent à son inhumation furtive dans un coin de leur jardin.

Malgré la bonne volonté de mes volontaires européens qui ne comptent pas leurs heures de service, les futures Forces armées comoriennes manquent de cadres. Bruni, qui n’a pas fait partie de « l’opération Antinea » parce que sa femme, lasse de le voir sans cesse risquer sa vie, lui avait dissimulé son passeport au moment du départ, est chargé d’en trou- ver à Paris. L’ancien d’Indochine, bien dédié à rattraper le temps perdu, monte rapidement une filière de recrutement.

Maintenant que le pays est apaisé et trop calme à leur goût, quelques-uns de mes hommes décident de rentrer en Europe dans l’espoir d y retrouver une mission plus conforme à leur vocation guerrière. J’en laisse d’abord partir quatre qui me semblent à bout. J’en traduis deux autres devant le tribunal d’honneur des Forces armées comoriennes que j’ai instauré pour les punir de façon exemplaire de malversations commises au détriment de quelques Comoriens. Après l’expulsion de ces hommes qui s’étaient pourtant fort bien comportés dans l’action: je recommande à Bruni de n’enrôler désormais que des volontaires dont les qualités morales seront évidentes et la formation militaire attestée par des brevets et des grades.

Il comble mes voeux en m’expédiant au début du mois de juillet 1978, quatre officiers. Parmi eux figure André Cau, lieutenant-colonel de réserve, que j’ai connu en Angola et qui a fait partie de mon expédition au Bénin. Je le nomme chef de mon état-major et lui confie une bonne part des tâches contraignantes de l’administration, assumées jusque-là par le commandant Cardinal.

57 – La garde du président Abdallah

Après la disparition de son ennemi, Ahmed Abdallah partage la présidence avec Mohammed Ahmed, en attendant que la nouvelle Constitution de la République islamique des Comores permette de procéder aux élections présidentielles annoncées à son retour.

La priorité du gouvernement est de trouver au plus vite des fonds pour renflouer les finances publiques. Il ne reste en effet pas plus de quinze mille dollars dans les caisses de l’Etat alors que sa dette extérieure avoisine les trente millions de dollars !

La solution la plus efficace consisterait, bien sûr, à lever des taxes et des impôts nouveaux en profitant de l’euphorie de la libération. J’en dissuade Abdallah en faisant valoir que cette mesure risquerait de mettre en péril la cohésion des trois îles que je me promets de ramener un jour dans le cercle d’influence de la France par le truchement d’une entente avec Mayotte. L’homme que j’entends voir accéder à la magistrature suprême écoute attentivement mes arguments. Visiblement, il n’est pas hostile à la réunification que je prône, ni même à un renforcement des liens avec l’ancienne puissance coloniale.

Au cours d’une visite à Paris, le président malgache Didier Ratsiraka condamne la manière dont la France semble vouloir s’assurer le contrôle d’un pays indépendant. Il décide d’interdire tout trafic aérien et maritime entre son pays et les Comores. Ahmed Abdallah se soucie bien peu, pour l’instant de cette prise de position. Après celles des Irakiens qui tardent à tenir leurs promesses, il étudie des propositions d’aide plus ou moins sincères. S’il repousse sans regrets celle du Libyen Kadhafi qui exige en contrepartie l’établissement d’une importante mission militaire en océan Indien, il manifeste de l’intérêt pour une coopération active et amicale avec les Seychelles. Après un voyage d’information dans les émirats producteurs de pétrole, il accepte, sans crainte de trop devoir payer en retour, le million de dollars que lui offre le sultan d’Oman qui désire que les tankers continuent à emprunter librement le canal de Mozambique.

L’Arabie saoudite envisage d’aider les Comores à hauteur de trois millions de dollars, le Qatar d’un million et le Koweït de deux. Pour faire bon poids, le sultan d’Oman annonce un second chèque d’un million de dollars.

L’aide des émirats finit par être si importante qu’elle risque de priver les Comores de toute autonomie véritable. J’expose ce problème au président Abdallah avant qu’il ne s’envole pour la France.

– Bako, me répond-il en souriant, nous devons faire confiance aux gens de bonne volonté. Inch Allah…

A Paris, Abdallah est reçu par Olivier Stirn, le secrétaire d’Etat charge des DOM-TOM. Les deux hommes discutent de Mayotte en toute amitié. Alors qu’Ali Soilih réclamait le rattachement de l’île française à la République des Comores, Abdallah, suivant mes conseils, se montre beaucoup moins péremptoire. Il parle de l’avenir en évoquant Allah, qui permettra aux Comoriens et à ceux qui voudront bien les aider de refaire peut-être un jour ce que le peuple souhaite. Ce disant, mon protégé ne s’avance pas, et ses propos rassurent à la fois Olivier Stirn et Robert Galley, le ministre de la Coopération.

Abdallah rentre aux Comores après avoir contresigné le communiqué suivant  » A l’issue des pourparlers qui se sont déroulés déni un esprit de compréhension mutuelle, les deux parties ont convenu d’établir dans les meilleurs délais, à partir du 1er juillet, des relations diplomatiques au niveau d’ambassadeur. Un agent des affaires étrangères se rendra dans ce but à Moroni et examinera l’établissement de liens de coopération entre les deux pays.

A peine débarqué de son avion, Abdallah ne me cache pas qu’on lui a, une fois de plus, fait remarquer que ma présence au gouvernement n’était plus tolérable. Il me demande cependant de rester encore auprès de lui.

Les rues et les mosquées de Moroni bruissent de la rumeur d’une prochaine manifestation de masse fomentée par l’opposition renaissante. Nullement inquiet, j’ai toutefois pris la précaution de déployer quelques sections des FAC et une partie de mon commando noir en quadrillage de Moroni, lorsqu’une offensive diplomatique se développe à l’étranger contre les Comores.

Ali M’Roudjae, le ministre des Affaires étrangères qui participe au Soudan à la réunion du conseil de l’Organisation de l’unité africaine, expédie le 9 juillet de Khartoum ce télégramme alarmant : « Honneur vous rendre compte incident survenu conseil des ministres OUA en date 8/7/78 après-midi. STOP. Suite intervention Bénin, présence délégation Comores a été mise en cause. STOP. Raisons invoquées, certain Bob tonna dans instances gouvernementales République fédérale islamique des Comores. STOP. Aucune possibilité ne nous a été offerte pour prendre la parole et nous expliquer. STOP. Certaines délégations telles que Sénégal Côte-d’Ivoire, Mauritanie, Tchad, Niger, Zaïre, etc. ont émis des réserves. STOP. Vous rappelons que cette décision est arbitraire car ni charte ni règlement intérieur ne prévoit expulsion d’un membre du conseil. STOP. Vous suggère arrivée sommet Khartoum pour régler ce problème avec ses pairs. STOP. Attendons vos instructions. STOP. »

Le coprésident Abdallah décide de ne pas aller plaider sa cause et la mienne à Khartoum, mais ses ministres publient tout de même un communiqué dénonçant « l’expulsion indigne, arbitraire et injuste des Comores de l’assemblée de l’OUA ».

Saisissant au bond le prétexte qu’un Blanc gouvernerait en sous-main un Etat africain, les communiqués condamnant ma présence à Moroni ne cessent de pleuvoir. J’hérite du surnom de  » loup de l’océan indien ». Le tonitruant Idi Amin Dada, président despotique de l’Ouganda, claironne qu’il va lancer contre les Comores un corps de débarquement afin d’en chasser les mercenaires.

L’opposition intérieure à Abdallah se nourrit des haines que je sus- cite. Elle se radicalise encore lorsque le Front de libération nationale des Comores, par la voix d’un de ses rares dirigeants installé à Alger, sollicite la reconnaissance de l’OUA. Devenu soudain belliqueux ce mouvement exilé proclame que « l’on assiste aujourd’hui à une recolonisation pure et simple des Comores par la France alors que le problème de Mayotte est toujours posé ». Il appelle à l’aide tous les pays africains afin d’engager contre nous une lutte armée.

Devant ce déchainement d’hostilités, je décide de prouver ma bonne foi. J’admets en effet que l’on puisse me faire un procès l’intention en souvenir de mes engagements passés, mais n’accepte pas d’être jugé autrement que sur pièces. Je me déclare prêt à me présenter devant un tribunal formé de tous les chefs d’Etat africains dont, d’avance, j’accepte les conclusions.

Le président des Seychelles, Albert René, est le premier auprès duquel je plaide ma cause. Après avoir fait, avec deux de ses émissaires un bilan de la situation aux Comores, il reconnait que celle-ci s’améliore de semaine en semaine. Je lui promets que son pays, dont la garde présidentielle est commandée par mon ancien lieutenant Bob Noddyn, n’a rien à craindre des Comores.

Très vite, les critiques anonymes et les attaques courant ma position auprès d’Abdallah se font plus directes. Craignant que ma présence au gouvernement ne devienne une entrave à la reprise économique, je décide, le 22 juillet 1978, de me retirer du directoire.

Le président Abdallah me laisse faire à contrecoeur. Afin de me prouver officiellement sa considération et sa reconnaissance, il me remet en public la croix de grand-officier de l’étoile d’Anjouan et me confirme dans mes prérogatives de commandant en chef des Forces armées et de la police.

Pendant que le gouvernement siège sans moi dans l’espoir de dénouer la crise, je continue à remanier ma troupe de volontaires. Après les premières défections, d’autres hommes ont craqué. Ils sont rentrés en France, vaincus par le rythme infernal auquel je les soumettais depuis le débarquement.

Le commandant Rillac, arrivé en même temps qu’André Cau, impose une discipline de fer à ceux qui restent et aux nouveaux. Le commandant Massé, un homme rigoureux ayant derrière lui vingt-cinq ans de métier, s’est vu confier la formation et l’encadrement de la police renaissante.

Malgré la condamnation de l’OUA, des anciens du Katanga et du Congo ont décidé de me rejoindre aux Comores. Le commandant Roger Ghys, l’un de mes lieutenants de Kisangani reconverti dans les assurances, a connaissance de mon action en regardant la télévision. Il s’empresse de dépêcher aux Comores Jo Wallendorf, l’homme qui m’avait accueilli lors de mon premier engagement en Afrique. Le vétéran de l’aventure katangaise n’a aucun mal à me convaincre. Je l’enrôle, ainsi que Roger Ghys, qui devient le commandant Charles. Roger Bracco et le Bosco ayant décidé de rentrer en Europe, je fais de Wallendorf le gérant du Khartala, devenu un véritable cercle militaire, et installe Charles à Anjouan.

Les Comores attirent d’autres anciens d’Afrique. J’accueille avec plaisir Marc Robbyn. Mon compagnon de combat du Congo, qui a maintenant quarante-cinq ans, ne semble pas avoir perdu une once de son énergie. Ses talents de mécanicien, qui s’ajoutent à ses qualités de soldat me permettront de réorganiser le service auto de la garde présidentielle.

Une fois agréée la candidature du lieutenant L. un ancien du Bénin, qui a participée à la préparation de l’opération aérotransportée sur Moroni, il ne reste plus aux Comores qu’un tiers des hommes qui ont participé au coup de force du 13 mai. Malgré l’âge respectable des anciens du Congo, ma troupe a maintenant trente ans de moyenne.

Ces volontaires ne sont pas venus me rejoindre pour la bagarre puisque le calme règne désormais aux Comores. Ils ne sont pas là non plus dans l’intention de faire rapidement fortune, car les subalternes touchent mille dollars de solde et mes commandants et lieutenants-colonels, seulement cinq cents dollars de plus.

Au fil de nos conversations, je me rends compte que c’est surtout la perspective de participer à la création d’un nouveau pays qui les a attirés dans l’océan Indien. La douceur du climat a pesé dans la balance, et les femmes aussi, bien sûr, qui sont si belles aux Comores. Plusieurs de mes hommes, suivant mon exemple, ont d’ailleurs fondé des ménages coutumiers, et ne sont pas près d’y renoncer pour regagner la vieille Europe.

L’esprit qui règne chez mes volontaires n’est donc pas celui que l’on prête communément aux mercenaires. Abdallah ne s’y est pas trompé, en déclarant aux envoyés de la presse française qu’il disposait d’une troupe régulière, une sorte de légion étrangère obéissant aux règles communes à toutes les armées constituées.

58 – De Moroni à Hollywood

Ali Soilih utilisait des méthodes brutales pour empêcher les Comoriens d’exprimer leurs revendications. Ma politique est tout autre. Pour neutraliser la manifestation dont l’opposition nous menace, je me contente de faire incarcérer, par mes commandos noirs, quelques trublions trop voyants. Dès lors les opposants d’Abdallah, ceux de l’intérieur du moins, n’ont plus qu’à attendre de défiler devant les urnes pour exprimer leur désir de changement.

Les Comores attirent des convoitises. Je reçois de partout d’alléchantes propositions d’investissement. Certaines sont tellement mirobolantes que je devise sans peine l’origine des fonds. S’il est hors de question d’accepter plusieurs dizaines de millions de dollars qui proviennent, sans nul doute de l’internationale de la drogue et du crime organisé, le capitaine Cardial reçoit cent millions de francs CFA des Kalfane, une famille d’origine indienne qui dirige la Socomita, une société créée par Ali Soilih. Ces fonds permettront de renflouer un peu les caisses de 1’Etat.

Même si je n’ai, officiellement du moins, plus voix au chapitre, j’étudie avec mes cadres quelques articles fondamentaux de la future Constitution des Comores. Les Comoriens ont un très grand respect pour la vieillesse et je crains qu’ils ne remettent au pouvoir des hommes trop âgés, dont la sagesse n’est autre qu’une sorte de résignation devant les difficultés de la vie. Sans aller jusqu’a imiter Ali Soilih qui voulait que le pouvoir soit exercé par la jeunesse, je conseille d’abaisser à quarante ans le seuil d’accession à des fonctions importantes.

Chaque soir ou presque, je rencontre le président Abdallah. Nous devisons généralement en tête-à-tête, accroupis sous le grand manguier qui ombrage la cour de sa villa discrètement gardée par des Comoriens du commando noir. Comme le ferait un véritable père, il brocarde mon goût pour l’amour libre. Il aimerait bien que je me marie pour de bon. Autant pour lui faire plaisir que parce que je suis sincèrement épris de deux jeunes femmes, je me marie, et plutôt deux fois qu’une, puisque la loi coranique m’y autorise ! Ces unions, arrangées avec les familles des demoiselles et célébrées selon le rituel islamique, augmentent mon prestige auprès des traditionalistes qui me considèrent désormais comme un bon musulman.

Depuis l’incident diplomatique de Khartoum, je sais que mes jours aux Comores sont comptés. Je tiens à léguer à l’homme qui sera démocratiquement élu président un instrument exemplaire de défense et de maintien de l’ordre. J’ai choisi une vingtaine d’élèves sous-officiers parmi les plus motivées de mes recrues comoriennes. Avant de les confier à mes officiers, leur ai fermement conseillé de se tenir à l’écart des remous politiques, afin de devenir les garants des institutions de leur pays.

Par ailleurs, je suis convaincu que les Comoriens ne doivent pas se contenter de solliciter des aides extérieures. Afin d’encourager le développement économique de l’archipel, je décide de donner un coup de fouet à l’agriculture vivrière. Au cours de ses tournées à Anjouan, Jean-Baptiste a découvert à M’Remani une grande ferme jadis dirigée par des Français et abandonnée aux herbes folles depuis l’indépendance. Une fois remise en état, elle sera capable de fournir assez de légumes pour approvisionner les deux compagnies basées dans l’ile natale du président Abdallah. Parallèlement, je fais restaurer à Sangani, un autre domaine, dont j’espère faire une exploitation expérimentale.

Le referendum sur la nouvelle Constitution a été fixé au 1er octobre 1978. Le président Abdallah se rend à nouveau à Paris. A son retour, le 20 septembre il m’annonce avec tristesse que, cette fois, le couperet est tombé. On lui a fait comprendre avec fermeté que ma présence aux Comores empêcherait le gouvernement français d’aider son pays de façon importante.

– Bako, je ne tiens pas à ce que vous vous en alliez, confesse-t-il.

Une fois de plus, sa confiance me touche et je lui réponds :

– Pour le bien de votre pays, vous devez accepter ce que Paris exige. Vous verrez comme tout sera plus facile pour vous quand je ne serai plus là. L’essentiel, c’est de ne pas laisser les forces comoriennes passer sous la houlette d’officiers détachés de l’Armée française. Bien au contraire, vous devrez protéger l’indépendance absolue du commando noir. De Paris, je vous aiderai à en faire une variable garde présidentielle. Elle vous mettra a l’abri de toutes les surprises venues de l’extérieur et vous permettra de maintenir l’ordre sans avoir à en référer â qui que ce soit.

Le gouvernement Français est pressé d’arriver à ses fins. Cinq officiers, venant de la Réunion, débarquent un matin d’un Transall. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur je leur présente mes unités et mes bases. Lorsqu’ils s’aperçoivent que mes sections manoeuvrent aussi bien que des fusiliers marins ou des légionnaires, ils ne cachent pas leur étonnement.

L’un d’eux, qui s’attendait sans doute à passer en revue une horde d’individus dépenaillés, m’avoue même franchement sa surprise.

– Mon colonel, dit-il, l’air sincère, vous avez accompli ici un travail considérable. Je me demande ce que nous aurions pu faire de mieux. Vous avez placé la barre si haut que nous aurons du mal à vous égaler.

Apres la visite des premiers coopérants militaires imposés par Valéry Giscard d’Estaing par le truchement de René Journiac et des différents ministères concernés par les Comores, je ne peux plus différer mon départ. Mon officier traitant de la DGSE, venu le négocier, m’annonce que le président Abdallah, lors de sa visite à Paris, a obtenu du gouvernement français qu’il rembourse les frais que j’ai engagés dans l’opération qui a renversé Ali Soilih. Un million de francs, transitant par les caisses d’un chef d’état africain, me sera remis au moment même où je quitterai les Comores, et on me versera un autre million par la suite.

Le 27 septembre, je réunis mes troupes au stade de Moroni pour une cérémonie d’adieux. Rameutée par le téléphone arabe, une foule dense s’entasse sur les gradins. Ceux qui n’ont pu trouvé de place se sont hissés sur les toitures environnantes et dans les arbres.

Alors que je craignais que paris ne m’impose un successeur a la tête de l’armée comorienne, on me laisse, et j’apprécie le geste, transmettre le commandement au lieutenant-colonel André Cau.

La cérémonie est brève. Je quitte le stade la gorge serrée sous les vivats de la foule. Comme certains de mes hommes, j’essuie même furtivement quelques larmes. Je me rends ensuite à Beit es-Salaam, la grande maison réservée aux réceptions officielles de l’Etat pour assister à l’hommage officiel que le président Abdallah tient à me rendre.

Le directoire, le gouvernement et tous les notables, vêtus de vert et d’or, sont présents. La voix d’Abdallah tremble un peu lorsqu’il déclare :

– Le monde entier est au courant de tout le bien qu’a fait aux Comores le colonel M’Hadjou. Nous ne voulons pas savoir ce qu’il a fait avant et ailleurs. Malgré ce que l’on dit partout sur lui, nous avons, grâce à lui, libéré les Comores avec fierté ! Nous répétons de manière solennelle devant vous tous, diplomates et amis, comme nous le faisons aussi devant le monde entier, aux amis et à ceux qui ne le sont pas que le colonel M’ Hadjou peut quitter les Comores la tête haute. Il a réalisé chez nous une tâche sacré. Il a tout donné pour la renaissance de notre peuple.

A ce point du discours, l’homme qui me doit son pouvoir a des sanglots dans la voix. Il se reprend et ajoute :

– Les mots me manquent. Je ne sais pas comment exprimer tout ce que je voudrais dire à cet homme qui s’en va, tant il est modeste et n’aime pas les éloges. Je voudrais tout de même reconnaitre qu’il a sauvé les valeurs comoriennes et la religion musulmane ! Qu’il en soit remercié.

Mon tour venant de prendre la parole, je racle ma gorge nouée et lance :

– Monsieur le président, vous savez bien que je ne quitte mes fonctions officielles de commandant en chef des Forces armées que pour permettre aux Comores de retrouver leur place dans le concert des nations. Je regrette d’arrêter une oeuvre pour laquelle tout un peuple, dans un élan unanime et dans la liberté retrouvée, m’a témoigné tant de gratitude.

Je reste longtemps seul après les cérémonies. Avec des gestes lents, comme si je voulais encore retenir le temps, je retire mon uniforme de commandant en chef. Puis je me promène avec quelques-uns de mes officiers. Je veux, jusqu’au dernier instant, me gorger des senteurs de Moroni.

Au matin du 28 septembre, je suis très tôt à l’aéroport d’Hahaya. Je n’emporte qu’un maigre bagage, et n’ai pas tenu à ce que tous mes hommes assistent à mon départ.

Je n’ai pas pu empêcher les membres du gouvernement de venir me saluer. Ils ont des mines d’enterrement C’est moi, le banni, qui dois trouver les mots pour les réconforter !

Jack Mallock a tenu à venir me chercher avec l’avion qui lui sert à assurer le transport de la viande de boucherie entre la Rhodésie et les Comores. Mon coeur se serre un peu plus lorsqu’il atterrit. J’ai la sensation de partir pour un exil injuste.

Legrand descend de l’appareil et me remet une mallette contenant le million de francs promis par Paris. Après les dernières poignées de main, les dernières embrassades, je gravis la passerelle. Mallock décolle aussitôt vers la Rhodésie.

En arrivant à Paris, je m’installe dans l’immeuble de la rue Alphand qui appartient toujours aux Comores. Je transforme l’appartement mis à ma disposition en véritable PC de la garde présidentielle dont, en accord avec Abdallah, j’ai décidé de poursuivre l’organisation.

Tout à ma tâche de recrutement et de recherche de matériel, je suis, au jour le jour, les péripéties de la campagne de référendum. Le 1er octobre 1978, la Constitution à laquelle j’ai tant travaillé est approuvée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent des votes exprimés. Ce score est diversement commenté. Les opposants à Abdallah en exil crient à la tricherie. Même si je sais que les opérations de vote ont été activement surveillées par les Forces armées comoriennes, je suis certain que le peuple a voté en son âme et conscience, et qu’il n’a pas été nécessaire de bourrer les urnes comme ce fut trop souvent le cas dans les anciennes colonies, pour obtenir un tel plébiscite.

Les nouvelles que je reçois des Comores par le prince Saïd Ali Kemal, qui habite rue de la Néva et dirige la représentation encore informelle des Comores, me laissent espérer qu’Abdallah se rendant enfin à mes conseils, va briguer seul la présidence. Je regrette de ne pas être près de lui le 25 octobre 1978, lorsqu’il est élu pour six ans, presque à l’unanimité.

Comme je l’espérais, le nouvel homme fort des Comores laisse une bonne part du pouvoir à mon ami Ahmed Abdou, l’ancien gouverneur de l’île d’Anjouan, un sage très au fait des affaires de l’Etat et bon gestionnaire.

Une fois digérée déception d’avoir été chassé de l’océan indien sans avoir pu mener à bout la tâche que je m’y étais fixe, j’entame une excitante double vie.

Ceux qui avaient cru me séparer d’Abdallah en m’obligeant à revenir en France se sont trompés. Le président me téléphone en effet presque chaque jour et ne me cache rien des affaires de son pays. Et outres nous nous écrivons régulièrement.

René Journiac me reçoit, à l’Elysée, cette fois. Tout en pesant chacun de mes mots, j’essaie de savoir ce qui a suscité mon rappel. Journiac ne peut évidemment pas me dire d’où est venue la condamnation m’éloignant du pays que je m’étais choisi mais, lorsque je sors de l’entretien, je suis convaincu que l’affaire du bénin a pesé lourd dans ma disgrâce. Les familles des victimes du coup de main ont en effet intenté une action en justice.

Après mon entretien avec le patron des Affaires africaines et malgaches, Abdallah me rapporte les empoignades qui animent son nouveau conseil des ministres. A l’entendre, il répète souvent que je ne serais pas du tout d’accord avec tel ou tel point de détail. Cela suffit, d’après lui, à faire avancer les choses dans le bon sens.

Tout n’est pas idyllique à Moroni. André Cau est obligé, pour une histoire de femme de quitter le pays. Il s’est accroché avec le président lorsque celui-ci lui a reproche de s’être marié avec une ancienne amazone d’Ali Soilih. Cau, qui connaît moins bien que moi la liberté de ton d’Abdallah, s’est cabré sous la remontrance. Affirmant devant témoins qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à moi, il a décidé de me rejoindre à Paris où il s’intègre Bruni à mon état-major de base arrière.

A la fin de l’hiver 1979, alors queue me complais dans mes nouvelles foncions de conseiller occulte du président, un producteur américain entre en contact avec moi. Arthur Kananack vice-président de la Warner Bros, me fait miroiter une super-production dans laquelle il se dit prêt à investir deux cents millions de francs. Un peu étourdi par le chiffre, je décide de m’intéresser à ce film, dont l’initiative revient à Clint Eastwood.

Afin de faciliter les choses, la Warner met pendant six mois un luxueux appartement et une voiture à ma disposition. Au fil des discussions, je me rends compte que les Américains envisagent de recrée l’action avec réalisme. Ils souhaitent même utiliser la variable Antinea qui est toujours au mouillage à Moroni. Ce que j’apprécie le plus, c’est qu’ils veulent évoquer fidèlement le montage de l’opération et, surtout, mes actions humanitaires aux Comores après le renversement du régime d’Ali Soilih.

Les Américains travaillent vite. Ils me demandent de leur présenter mes principaux collaborateurs. Même si certains se font un peu tirer l’oreille, mes compagnons acceptent de jouer le jeu et même leur propre rôle. Comme de son côté, Clint Eastwood, pris par mon histoire, décide de créer une fondation portant son nom aux Comores, je compte bien utiliser ce film pour réhabiliter notre image de marque.

L’affaire est si bien engagée que la Warner me fait venir trois fois en Concorde aux États-Unis, en compagnie de mon avocat, maitre Michel Alexandre. Je découvre la réalité laborieuse de Hollywood. Elle n’a pas grand-chose à voir avec les images qu’on en donne. Je passe une quinzaine de jours à travailler le scénario avec Clint Eastwood. Il me pose énormément de questions afin de réunir les éléments nécessaires. Au fil de ces interviews, il me semble saisir de mieux en mieux mon personnage.

Evidemment, le projet ne reste pas longtemps confidentiel. Des journalistes s’en emparent. Je deviens vite, malgré moi, un sujet de conversation de l’autre cote de l’Atlantique. Redoutant que ce tapage ne nuise aux Comores, j’en discute avec le président Abdallah. Même s’il ne trouve pas d’obstacles à la réalisation du film, je suis presque soulagé lorsque, après dix mois d’études, la Warner décide d’abandonner.

On m’explique que ce revirement vient de Clint Eastwood lui-même. Il craindrait me dit-on, qu’un film dont les héros sont des mercenaires ne ternisse son image. Mais, en réalité, deux autres éléments ont pesé dans la balance. D’une part avec l’arrivée au pouvoir du président Carter, l’Amérique entre de nouveau dans une phase de puritanisme aigu. D’autre part, la femme qui partage la vie d’Eastwood, une pacifiste convaincue, s’est semble-l-il montée très hostile à notre histoire.

Même si, à l’origine, j’étais un peu réticent, je ressens une certaine amertume lorsque le projet est définitivement enterré. La direction de la Warner Bros me signe alors un chèque de dédit orné d’une belle suc- cession de zéros. Je n’ai jamais gagné autant d’argent aussi rapidement et en risquant si peu ma vie ! Ce chèque tombe à pic, puisque mon garage va si mal que je décide de m’en séparer. C’est donc le coeur serein que je me replonge dans les problèmes comoriens.

59 – L’Afrique du Sud s’engage aux Comores

Chaque fois que le président Abdallah vient à Paris, nous nous rencontrons rue de la Tour ou à Cannes, chez Raymond Goursol, son ancien chef de cabinet. Les services secrets français ne sont pas dupes : ils savent bien que je n’ai nullement l’intention de renoncer à mon engagement comorien.

Le commandant Dutillac ayant guidé la tête de l’état-major des Forces années comoriennes, j’ai ordonné à Jean-Louis de quitter son paradis de Mohéli afin de le remplacer à Moroni.

Peu de temps après, Robert Galley, ministre de la fonction, effectue une brève visite aux Comores. Ignorant sans doute que les hommes à qui il s’adresse me sont restées fidèles et qu’ils ont même, pour certains, participé à l’opération de Cotonou, il se laisse aller à exprimer ses critiques sur l’opération ratée du Bénin qui a entraîner une manipulation antifrançaise. Le ministre propose ensuite ouvertement à Jean-Louis de se mettre aux ordres des services de la coopération.

Le commandant de la garde présidentielle ne tombe pas dans ce piège. Il décline la proposition. Tout irait donc pour le mieux s’il ne fréquentait pas avec assiduité une secrétaire d’Abdallah. Alors que Jean-Louis a oublié le service un peu trop longtemps à Mohéli, le prescient Abdallah lui fait des reproches sur un ton paternaliste. Pas plus que le lieutenant-colonel André Cau, Jean-Louis n’accepte d’être traité comme un petit garçon. Le ton monte devant les ministres. La rupture est brutale. Le coupable rentre à Paris, et je parlements avec le président pour qu’il confie le commandement de la garde à Roger Ghys, qui me tient chaque semaine au courant de l’évolution de la mise en place et de la transformation du commando noir en garde présidentielle autonome.

C’est alors que des rumeurs recommencent à se propager. Feignant de croire à celles qui annoncent une nouvelle sédition, le chef de l’Etat comorien se déclare déçu par le comportement de Mouzouar Abdallah. Celui-ci, s’appuyant sur une grogne estudiantine savamment entretenue, critique en effet de plus en plus ouvertement les Forces armées comoriennes les FAC, encadrées par des coopérants. Il n’a d’ailleurs pas tort puisque ces unités, que j’espérais à l’abri des errements du passé, sont déjà gangrenées par la corruption et les querelles de préséance.

On parle à Paris de trafics divers. Rageant de no pouvoir juger ces affaires sur pièces, j’exhorte le président à se montrer plus ferme. Dans le même temps, je le conjure de ne pas céder un pouce de terrain à l’opposition qui entend lui confisquer la Présidence.

Abdallah me rétorque que ne peux rien faire pour lui, du moins tant que je reste en exil. Je lui annonce alors mon intention d’acheter un domaine à Mohéli. Là, je serai à portée de radio de sa résidence, toujours prêt à l’épauler à la moindre alerte. S’il est d’accord pour que j’entame une retraite active Mohéli, le président m’avoue craindre par-dessus tout les réactions de ses étudiants qui ont désormais pour professeurs une cinquantaine de coopérants dépêchés par Paris. Ces jeunes, formés à Moroni approuvent et encouragent la campagne anti-mercenaires menée par l’OUA et l’ONU.

Je suis d’autant plus enclin à rompre mon contrat d’exil que la France, malgré ses engagements, ne m’a pas donné la seconde moitie du pécule promis et n’a versé qu’une petite dizaine de millions de francs au Trésor comorien. De plus, l’aide militaire de Paris a été utilisée pour le seul entretien des Forces armées comoriennes. La garde présidentielle, elle, n’a évidemment rien reçu. Tout en préparant mon retour éventuel, je décide de tirer quelques sonnettes pour assurer la survie de cette unité essentielle au pouvoir.

Me tournant d’abord vers le Maroc, je rencontre le colonel Dlimi. L’homme de confiance d ‘Hassan II m’explique que son pays a, hélas, d’autres soucis que d’aider les Comores. Le Maroc est en effet engagé dans des opérations destinées à maintenir à distance de ses frontières sahariennes les colonnes bien armées du Front Polisario. Le colonel me promet toutefois d’amener les Emirats à me fournir de quoi entretenir les deux cents volontaires de la garde présidentielle sans lesquels Abdallah ne résistera pas longtemps aux attaques de son opposition.

En attendant les réactions des émirs, je tâte le terrain du côté des Rhodésiens. S’ils m’ont apporte leur soutien à maintes reprises, mes contacts de Salisbury ne peuvent, cette fois-ci, rien pour moi. Ils sont au bord de l’asphyxie à cause du blocus économique imposé par l’OUA et l’ONU. Quant à l’Afrique du Sud, même si la France entretient toujours des liens secrets avec elle, je ne sais trop comment la convaincre d’accorder une aille financière aux Comores.

Pressé par le temps, je songe aussi à Israël au Chili, où l’ambassade d’Afrique du Sud est assurée par un de mes amis officiers, et même aux Chinois nationalistes de Taiwan.

Après avoir étudié les avantages et les inconvénients de ces alliances possibles, je reviens à l’Afrique du Sud. J’obtiens sans peine l’aval des services secrets français et commence à traiter avec des agents de Pretoria.

Les Sud-Africains reconnaissent avec franchise avoir tout intérêt à ce que les Comores prospèrent et deviennent un client important pour leurs exportations étouffées par l’embargo. Ils seraient également soulagés, pour briser leur isolement, d’utiliser à leur convenance les aéroports de Moroni. De plus, en nous aidant, ils s’assureraient la libre circulation maritime dans le canal de Mozambique.

Je fais remarquer à mes interlocuteurs que le temps presse. En effet, au cas où l’opposition viendrait à bout d’Abdallah, nul ne peut prévoir dans quel camp se rangeront les nouveaux maitres des Comores. Les Sud-Africains comprennent parfaitement le message. S’ils décident de soutenir l’actuel président c’est aussi parce qu’ils espèrent pouvoir compter sur sa voix au sein des instances de l’ONU et de l’OUA qui leur sont majoritairement hostiles. A l’issue de ces premiers entretiens informels avec les agents de Pretoria, je suis déjà suffisamment optimiste pour envisager la survie de la garde. Sitôt mis au courant de mon ambassade, le président Abdallah et le commandant Charles retrouvent un peu de sérénité. Pour améliorer encore le climat, quelques émissaires hollandais et ouest-allemands après un voyage d’études aux Comores, reconnaissent la bonne tenue des hommes de Charles, qui leur ont rendu les honneurs.

Abdallah décide alors de porter l’effectif de la garde à cinq cents hommes. Même si ce voeu, en l’état actuel des choses me paraît bien peu réaliste, je fais tout de même établir par Charles un budget prévisionnel. Après l’avoir vérifié au centime près, je le présente aux Sud- Africains.

La partie me paraît gagnée lorsque Pretoria décide d’envoyer discrètement quelques agents à Moroni. Ces émissaires rencontrent Charles, inspectent la GP et ses installations. Quelques jours après leur retour en Afrique du Sud, ils s’annoncent prêts à s’engager aux Comores, à la seule condition précisent-ils, que je demeure leur seul correspondant dans cette affaire.

L’accord que nous signons avec le général Van der Westuizen, patron des services secrets de Pretoria, prévoit de doubler la solde des volontaires comoriens et de mes cadres européens. Je comprends mieux l’empressement des Sud-Africains lorsque mon interlocuteur émet le voeud’implanter une station d’écoute radio sur la Grande Comore et me demande d’agréer 1’un de ses officiers en civil dans l’entourage de la garde. Ce problème étant vite réglé avec le président Abdallah le général m’annonce qu’il m’allouera désormais chaque mois l’équivalent de sept cent cinquante mille francs. Outre cette garantie, capitale pour la survie de ta GP, la République sud-africaine me fournira aussi de quoi équiper et armer une deuxième compagnie de volontaires.

Le 24 novembre 1979, Charles reçoit un chèque représentant trois mois de solde. L’entretien de la garde présidentielle étant assuré le président Abdallah voit de plus en plus grand. Il décide de construire un hôpital sur l’île d’Anjouan ou sur la Grande Comore. Puis comme la manne sud-africaine le met désormais en position de tenir tête à Paris, il me demande de le rejoindre au plus vite.

Je ne m’attendais pas à ce que mon retour, que j’avais naturellement voulu secret, soulève une telle émotion. Lorsque je débarque à Moroni, le 7 décembre 1979, la population, alertée par je ne sais qui, s’imagine que je reviens dans le seul but de renverser Abdallah. Dans le même temps, une rumeur se propage au sujet d’une vaste opération mercenaire que je lancerai bientôt à partir de la Grande Comore contre les Seychelles et même Madagascar !

Alors que la plupart des radios africaines annoncent le dangereux retour du « loup de l’océan Indien » le gouvernement tanzanien conseille au président Abdallah la plus grande circonspection à mon égard. Selon de nouvelles rumeurs, qui prennent de la consistance d’une capitale à l’autre, les Malgaches menaceraient de dépêcher un corps de débarque- ment à Moroni afin d’y épauler l’opposition.

Sachant par expérience que ces discours et ces gesticulations s’apaiseront vite, je m’installe tranquillement à Moroni. Les services secrets français m’ont permis une nouvelle fois de changer l’identité. Je suis désormais Rémy Destrieux. Le président Abdallah continue à ne prêter aucune attention aux racontars qui circulent sur mon compte. Il me délivre un passeport diplomatique et m’élève au rang d’ambassadeur itinérant. Je deviens donc le représentant officiel des Comores, alors qu’Yves Le Bret qui occupait cette fonction sous la dictature de Soilih complote maintenant avec les exilés parisiens.

J’ai obtenu l’appui généreux de Pretoria sans faire beaucoup de concessions. Seuls quelques agents du général Van der Westuizen, des  » poissons  » dans notre langage codé, se sont installes sous la protection permanente de la GP, dans une villa du bord de mer hérissée d’antennes et de paraboles. La décision d’ouvrir cette station d’écoute, dans le cadre de l’Alliance atlantique a été prise conjointement par l’Afrique du Sud et la France, qui, en compensation d’une de financière, bénéficie des informations stratégiques dont elle a besoin. J’ai assisté à la signature de l’accord, évidemment officieux, qui s’est conclu aux Comores en présence de représentants des services secrets sud-africains et français. Désormais, je vais pouvoir, avec le président Abdallah de plus en plus ferme dans ses résolutions, aller plus loin dans la réalisation de projets de développement. Paris installe à Moroni un honorable correspondant qui réunit les informations fournies par l’antenne des techniciens sud-africains, composée principalement d’agents des forces de défense d’origine portugaise.

60 – La garde réussit l’inspection

Les deux compagnies de la garde présidentielle occupent le camp Kandani sur les hauteurs d’Itsandra à un kilomètre de Moroni. Grâce à l’argent sud-africain, cette troupe, dont le président Abdallah se montre fier, tranche nettement par son homogénéité et sa tenue sur le reste des Forces armées comoriennes.

Les hommes du commandant Charles sont en tenue noire lorsqu’ils assurent la garde à la Présidence et le reste du temps, en tenue camouflée. J’ai moi-même imagé il y a déjà longtemps l’insigne que mes hommes arborent sur leur béret vert. Une hache de licteur à 1ame d’argent et aux fascines dorées repose sur un globe terrestre blanc tranchant en entaille sur un fond noir. Le tout est barré par un étroit bandeau rouge supportant 1’inscription qui résume ma philosophie : Orbs patria nostra, le monde est notre patrie. Pour personnaliser cet insigne aux Comores, le bandeau rouge devient vert avec un croissant et quatre étoiles figurant les quatre îles.

En assistant aux mouvements de cette garde, Je songe que ceux qui croient que le nouveau régime de Moroni ne tient que grâce à la présence d’une horde dépenaillée feraient bien de venir se renseigner aux sources.

Les offices de la garde ressemblent comme des frères jumeaux aux officiers de toutes les troupes régulières. Bien encadrés par Marques, le capitaine L. et Riot, les Comoriens de Ghys attirent la jalousie des autres composantes des FAC renforcées par quelques officiers détachés par Paris au titre de la coopération. Ces derniers se contentent, pour la plupart de quelques temps de service et dès 13 heures, s’adonnent à la sieste ou à la pêche.

Dans le souci de mieux remplir mes engagements envers le président Abdallah et mes bailleurs de fonds sud-africains, je décide de faire évaluer les réelles capacités de la garde présidentielle par un observateur impartial. Le commandant François, qui sert au Gabon, arrive à Moroni au mois d’avril 1980 pour inspecter les hommes de Charles. Au terme d’une mission de quelques jours, il rédige un rapport à la fois circonstancie et rigoureux  » La garde présidentielle, écrit-il, inspire dans tous les milieux comoriens la crainte et le respect. Enviée par les FAC et les coopérants militaires français qui ne lui arrivent pas à la cheville, elle se livre à des manifestations de présence aussi discrètes qu’efficaces, maintient un rythme d’activité très soutenu, exempt de toute routine, et s’efforce de parfaire son instruction militaire. »

En ce qui concerne le commandement de l’unité, le commandant François considère que Charles est l’homme de la situation. Il lui apparaît comme le seul à la fois en mesure de commander la garde et de maintenir les relations extérieures à un bon niveau. Le capitaine L. est également bien jugé : « Malgré son jeune âge, il fait preuve de l’autorité nécessaire pour assumer les fonctions d’adjoint.  » Selon le rapport ce commandant de compagnie, qui remplit également les fonctions de public relations auprès du président Abdallah qu’il suit dans tous ses déplacements, est « techniquement compétent, doué pour les relations humaines et sera bientôt capable de mener seul une unité autonome. » Celui qui retient le plus son attention est le lieutenant Marquès, pour son efficacité de meneur d’hommes et de technicien.

Au cours de son inspection, le commandant François s’est comporté comme l’aurait fait, en France n’importe quel officier chargé de tester les qualités d’une unité régulière. Jouant avec habileté de la nuance, il est loin d’estimer que tout est parfait au sein de la GP. S’il qualifie certains officiers d’excellents exécutants » et d’autres « d’hommes de confiance », il ne se gêne pas pour éreinter ceux qui, regrettant sans doute le manque d’action directe, ne se conduisent pas comme de véritables chefs.

Plus enclin à l’indulgence, je trouve des excuses à ces hommes. Ils doivent se contenter d’une vie de garnison au lieu de vivre les aventures qui furent miennes lorsque j’avais leur âge.

L’ancien officier de la Légion note également que les soldats comoriens ont atteint un bon niveau sur le plan de l’action individuelle, même si leur professionnalisme n’atteint pas encore celui des Européens qui les encadrent. Selon lui, les seuls vrais problèmes de la garde sont la vétusté et l’exigüité des cantonnements de Kandani, le manque de moyens de transmission, et la faiblesse des stocks de munitions, dus à un évident manque de soutiens financiers. Alors que le président Abdallah espérait tout le contraire, le commandant François affirme qu’il serait impossible, en l’état actuel des choses, de songer à épaissir les rangs de la garde, ni même de tenter d’améliorer sa mobilité.

– Mon colonel, me déclare-t-il après m’avoir remis son rapport, la garde présidentielle, malgré les quelques réserves que je vous présente, est le plus sûr garant du régime et de la sécurité du président Abadallah.

C’est tout ce que je voulais entendre. Pour le reste, je m’efforcerai, petit à petit d’améliorer les choses.

L’organisation de la garde présidentielle ne me fait pas oublier ce qui se passe à Paris. Le 6 février. René Journiac qui s’était révélé proche des idées d’Abdallah et n’avait jamais voulu dresser trop embûches sur ma route, est mort dans un accident d’avion. Je ne sais rien de Martin Kirsh. L’homme qui lui a succédé à la tête des Affaires africaines et malgaches. La président Abdallah est aussi soucieux que moi. Il redoute que la disparition de Journiac ne compromette les bonnes relations qu’il entretient avec le président Valéry Giscard d’Estaing.

Je tente de le rassurer en lui expliquant qu’il doit sans se cabrer, laisser venir les réactions de Paris. Je lui conseille aussi de s’en remettre à la sagesse de son autre  » ami  » Jacques Foccart, qui dans l’ombre exerce toujours son influence sur les affaires africaines. Cependant comme je crains aussi que le climat ne se détériore entre Moroni et Paris. Je conseille au commandant Charles de veiller à ce qui ses officiers ne tombent jamais dans le piège des provocations, d’où qu’elles viennent.

Avant de repartir pour le Gabon le commandant François m’a conseillé de m’investir un peu plus dans les affaires des Comores afin d’y insuffler quelque rigueur. Freddy Thielemans, mon initiateur à la vie africaine, qui m’a rejoint et pris le nom de Lesage, me seconde désormais dans les affaires civiles. Nous nous rendons vite compte qu’il n’est malheureusement pas possible de mettre sur pied une économie moderne aux Comores, tant les combines – 1e m’karakara traditionnel – régissent le quotidien de leurs habitants.

Ce m’karakara est tel que trente pour cent seulement des vingt-cinq millions d’aide maintenant alloués par Paris sont affectés à leur véritable destination. Le reste s’évapore entre les différents frais de fonctionne- ment des services et va dans la poche de quelques prévaricateurs sans pudeur qui s’empressent de le placer à l’étranger.

Bien que renaissante, l’administration est lourde au point que je suis obligé de faire lanterner les investisseurs étrangers prêts à se lancer dans l’hôtellerie et les infrastructures touristiques. Comme je compte beau- coup sur le tourisme pour relancer l’économie de l’île, je fais remarquer au président Abdallah et à Ahmed Abdou son directeur de cabinet acquis lui aussi à mes idées, que rien n’avancera tant que le Code des investissements étrangers ne sera pas, une fois pour toutes, élaboré par le ministère des Finances et entérine par les députés.

S’il voit loin, Abdallah ne mesure pas assez les difficultés du présent. Il se contente de me conseiller la patience. Alors que tout aurait été possible dans l’enthousiasme de la mise à 1’écart d’ Ali soilhi, je crains que le commerce de l’ylang-ylang de la vanille, du coprah et des clous de girofle dont les cours sont pourtant à la hausse, ne suffise pas à fournir de quoi acheter les milliers de tonnes de riz et de viande nécessaires à la survie de la population.

Malgré un fort taux de mortalité infantile, les Comoriens risquent de se retrouver si nombreux dans les vingt ans qui viennent que la famine régnera sur les trois îles. Alors que j’ai milité pour la relance de l’agri culture, Je m’aperçois, au cours de mes tournées, que la terre est de plus en plus souvent laissée en friche. Heureusement, la ferme modèle de Sangani, en passe de prospérer, sert déjà d’exemple.

L’utopie révolutionnaire d’Ali Soilih a laissé partout des traces indélébiles. Alors que la vie a repris un cours presque normal, les étudiants manifestent de plus on plus souvent. Maintenant que le spectre de la terreur marxiste s’est éloigné, les anciens opposants à Soilih, ceux-là mêmes qui ont aidé Abdallah à reprendre le pouvoir, ne cachent plus qu’ils rêvent de renverser le nouveau régime.

Parmi ces opposants figure le prince Kemal, qui réclame la mise en place d’un Comité de salut public. De leur côté, Mouzouar Abdallah Abbas Djoussouf, que j’ai pourtant sauvé d’une mort certaine en mai 1978, et Mohamed Ahmed, l’ancien coprésident de la République reprochent à Abdallah de diriger ses affaires avec ses fils. Selon son humeur du jour, le président s’indigne ou s’amuse de leurs complots, dont il n’ignore rien grâce au service de renseignement que j’ai mis en place. Lorsque la grogne est trop forte, le m’karakara étant ce qu’il est, Abdallah l’endort en distribuant de l’argent à ses ennemis les plus actifs. Tout rentre alors dans l’ordre, mais pour combien de temps ?

Confiant dans les promesses que lui avaient faites René Journiac et Jacques Foccart, le président ne m’écoute plus lorsque je lui conseille de s’appuyer sur la France, et aussi sur l’Afrique du Sud. En dépit de ce désaccord, il n’y a pas, entre nous un mot plus haut que l’autre. Abdallah me laisse libre de mes propos et admet que j’interprète les siens. Quand il a quelque chose d’important à me dire il ne s’adresse jamais à moi directement, mais par le truchement d’une tierce personne. C’est ce qui se passe lorsqu’il décide de me faire comprendre qu’il est temps pour moi de reprendre un peu de distance. Je rentre donc à Paris. Peu de temps après, je retourne brièvement aux Comores, le temps de voir naitre Hamza, le fils que me donne mon épouse comorienne. Presque au même moment, le commandant Charles épouse officiellement Asma, l’une des filles de notables que nous avions libérées de la prison le 13 mai 1978.

A force de le côtoyer, je me suis attaché au président Abdallah. Au retour de son exil, je ne le quittais pas d’une semelle. J’ai partagé son intimité. Je me revois même, après nos repas communs, faisant la vais- selle avec lui et sa secrétaire. Je décide donc de le protéger à la fois de ses amis et de ses ennemis, quand bien même ce serait à son corps défendant.

Le 10 mai 1981, alors que je suis à Biarritz, François Mitterrand bat Valéry Giscard d’Estaing aux élections présidentielles. La victoire des socialistes, décidés à gouverner avec les communistes, va sans nul doute bouleverser la donne. Ecourtant mes vacances, je rentre à Paris pour suivre de plus près la suite des événements.

61 – Au Tchad avec Hissène Habré

Contre toute attente, le président Abdallah ne se sent nullement menacé par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Lui qui a toujours affirmé que Valery Giscard d’Estaing était son  » ami sincère  » me confie qu’il apprécie également beaucoup le nouveau chef de l’état. Il me fait remarquer que le problème de Mayotte n’a pas été oublié dans le programme du gouvernement Mauroy, si bien que la dernière île française des Comores devrait bientôt rentrer dans le giron de Moroni.

Moins optimiste, je ne lui cache pas que la situation nouvelle risque, au contraire, de ne pas arranger ses affaires. Les socialistes, lui fais-je remarquer, ne sont plus au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans. Ils ne peuvent donc être parfaitement au fait des conséquences de la décolonisation voulue par le général de Gaulle.

Mes craintes de voir le nouveau pouvoir se livrer à une chasse aux sorcières ne se révèlent pas vaines. J’en fais personnellement les frais. Le 23 juin 1981, alors que Jean-Pierre Cot s’installe au ministère de la Coopération, la justice française lance contre moi un mandat d’arrêt pour l’affaire du Bénin.

La police se montre particulièrement diligente. Elle importune chaque jour un peu plus mes proches, que ce soit à Paris ou dans le Sud-ouest. Me sentant pris au piège, je décide de m’installer en Afrique du Sud. J’avertis le commandant Charles de mon départ en lui conseillant de veiller plus que jamais à ne pas répondre aux provocations des coopérants français et des opposants à Abdallah. J’informe également mon avocat, maitre Alexandre, de ma décision.

A Pretoria, je m’installe dans un vaste appartement de location. J’effectue de fréquents voyages aux Comores, ou le Président Abdallah ne vit plus que dans l’attente du rendez-vous que François Mitterrand lui a fixé à Paris pour le 5 octobre 1981.

Alors que je pouvais craindre le pire de cette entrevue, le président Abdallah me raconte que François Mitterrand, après avoir évoqué ma collaboration, lui a dit :

– Si vous avez une entière confiance en Bob Denard, eh bien, mon cher ami, gardez-le.

Ces bonnes paroles ne m’empêchent pas de fermer la partie officielle de mon antenne parisienne.

Quelque peu désabusé par le manque d’empressement du nouveau pouvoir français à régler le problème de Mayotte, Abdallah me reçoit à chacune de mes visites avec une affection égale. Il sait que j’ai toujours rêvé de faire de la garde présidentielle le creuset d’une force d’intervention capable de se déplacer à la demande des chefs d’état africains menacés par la subversion morale ou, comme c’est le cas du Tchad, par un voisin aussi ambitieux que Kadhafi. Il ne trouve rien à redire à ce projet, qui ne pourrait que redorer son blason auprès de l’OUA.

L’opposition a repris des forces lorsque, en novembre 1981, l’OUA organise une assemblée extraordinaire afin de discuter du sort de Mayotte. Mouzouar AA ayant estime nécessaire de s’y rendre sans l’avertir de son initiative, le président le fait arrêter à son retour et condamner à deux années de résidence surveillée. Je crains que cette sanction n’augmente encore la hargne des opposants à AA, mais celui-ci n’en a cure.

À Paris, où je continue de me rendre en toute impunité grâce à mes différents noms d’emprunt, je rencontre le journaliste Michel Badaire, que je n’ai jamais perdu de vue depuis le Katanga. Il me fait un tableau peu reluisant de la situation tchadienne. Il plaide pour Hissène Habre, le chef Anakaza responsable de la mort du commandant Galopin envoyé par Paris négocier avec lui la libération de Françoise Claustre.

Habré, m’explique-t-il, a connu un court exil au Cameroun. Maintenant à la tête des FAN, les Forces armées du Nord, il vient de reprendre les armes contre le président tchadien, Goukouni Oueddei. Ce dernier a imprudemment accepté l’aide d’unités de la Légion islamique de Kadhafi, ainsi que l’appui de deux cents mercenaires venus d’Allemagne de l’Est, d’Italie et de Cuba.

Badaire me propose de rencontrer, à Paris, des hommes qui se battent dans le clan d’Habré. Pendant que la police me « recherche » sans excès de zèle pour l’affaire du Bénin, je discute avec l’ancien ministre des affaires étrangères tchadiennes, Idris Miskine, ainsi qu’Idris Deby, Al-Alami et les frères d’Abzac. Selon mes interlocuteurs, Hissène Habré, repoussé de N’Djamena par les forces tchadiennes, en est réduit à tenir le désert lunaire de Ouadi-Barri, à la frontière soudanaise. Comme ses émissaires ne roulent pas sur l’or, je règle leurs billets de retour sur la caisse de la garde présidentielle comorienne, pas d’argent à gagner dans cette affaire.

Mis au courant de ces tractations le plaident Abdallah m’invite à aller plus loin. Mes contacts sud-africains ne voient pas plus d’inconvénient à ce que je m’engage au Tchad. J’avertis également J’avertis également les services français de mes nouveaux engagements, tout en me doutant bien que l’Elysée ne les poussera pas à m’aider.

La préparation de l’affaire tchadienne et l’échéance des élections fédérales qui doivent se dérouler les 17 et 24 mars 1982 aux Comores me laissent peu de répit. Le président AA ne me semble pas du tout sûr de lui à l’approche de l’échange électorale. Il répugne même à auto- riser les partis de l’opposition à faire campagne.

– Vous avez tort, monsieur le président, lui fais-je remarquer. Vos fidèles ennemis vous accusent déjà d’être un dictateur. Ce n’est pas en refusant le processus démocratique que vous balaierez cette image.

Ébranlé par mon propos, AA baisse les yeux tout en faisant rouler entre ses doigts courts les grains d’un chapelet d’ambre. J’insiste qu’il respecte la règle du jeu. Après avoir pris le temps de réfléchir, il finit par se rendre à mes arguments.

Durant la campagne, les hommes de Charles, toujours impeccables, se contentent de veiller à l’ordre et de s’assurer que chaque citoyen peut s’exprimer durant des meetings ou en collant des affiches. Les gardes n’interviennent que lorsque des meneurs de l’opposition, manipulés par on ne sait trop qui, manifestent en réclamant l’immédiate libération de Mouzouar Abdallah.

Comme je l’espérais, la population des Comores ne s’est pas émue des gesticulations de l’opposition. Celle-ci n’obtenant pas la majorité au conseil fédéral AA sort grandi de la consultation. Je peux donc étudier de plus près la situation au Tchad où, dès octobre 198l, j’ai dépêché trois officiers de la garde, Riot, Hugues et Jean-Baptiste auprès d’Hissène Habré.

A peine arrivés à Ouadi-Barri après avoir transité par Khartoum, mes hommes ont participé à des accrochages avec des colonnes libyennes. Riot est devenu Saïd et Jean-Baptiste, en hommage à la chance insolente qui l’a accompagné au cours de ses premiers combats dans le désert, a pris le surnom de Ahmed Lucky.

Les Forces armées du Nord, qui ont adopté mes volontaires, se composent de deux mille hommes sans uniformes. Ils se déplacent en colonnes de Land-Rover et Toyota, du moins lorsqu’ils ont du carburant. Manquant d’armement lourd, les Anakazas, les Toubous et les Goranes n’ont à opposer à l’armée de Goukouni Oueddeï et à ses alliés libyens que 1e courage séculaire de leurs ethnies guerrières.

Encouragé par les premiers résultats de ses troupes, obtenus en partie grâce à mes volontaire Hissène Habré me demande de lui détacher d’autres conseillers techniques. Il voudrait surtout que je lui organise une garde présidentielle sur le modèle de celle qui maintient si bien l’ordre à Moroni. Je lui envoie donc trois autres officiers.

Si les FAN obtiennent encore quelques succès contre des villages ou des campements de soldats de Oueddei, elles ne peuvent jamais pousser plus loin l’avantage et doivent se replier aussitôt dans leur désert montagneux. En attendant de trouver les moyens de mieux les équiper, j’aide Hissène Habré à améliorer son réseau de transmissions. Une fois 1’ennemi de Goukouni Oueddei relié à Pretoria et à Moroni par un puissant émetteur, je me mets à la recherche de l’armement collectif, de missiles Milan surtout, qui lui fait défaut.

Le 2 avril 1982, une guerre éclate à l’autre bout du monde, au sujet des îles Malouines que se disputent l’Argentine et l’Angleterre. Depuis les Comores, je suis le développement de cette affaire qui met en présence des forces considérables, puisque les argentins possèdent des Super-Etendard français armés de fusées Exocet et que les Britanniques engagent contre eux une flotte puissante.

Pendant que le monde retient son souffle en voyant grandir de jour en jour le spectre d’une troisième guerre mondiale, la guerre des pauvres continue au Tchad dans l’indifférence la plus totale.

Neuf officiers de la garde présidentielle prennent part à ces combats lorsque le 9 avril 1982, âpres avoir enlevé la petite ville d’Abéché, une colonne tombe en embuscade à Goz, sur la route de N’Djamena.

Ahmed Lucky, qui la commandait est frappé par une balle en pleine poitrine. Un autre Européen et quarante-sept Tchadiens sont tués, et les blessés sont au nombre de deux cents. La colonne étrillée trouve tout de même la force de bousculer l’embuscade meurtrière et Goukouni Oueddei perd à son tour près de deux cents hommes.

Mes autres volontaires me réclament du matériel par radio. Manquant toujours d’argent pour les satisfaire, je presse en vain mes amis de Pretoria de m’allouer le million et demi de francs qui me fait défaut.

Alors que la guerre des Malouines se prolonge, les services sud-africains me demandent un jour de préparer l’escale secrète de deux gros porteurs sur l’aérodrome comorien d’Hahaya.

Si les gens de Pretoria ne me cachent pas que le C 130 qui se pose est chargé de matériel de guerre destiné aux Argentins, ils ne me précisent pas l’origine de la cargaison dont je dois surveiller le transbordement sur un DC 8 aux couleurs panaméennes. Après avoir fait soigneusement boucler les abords de l’aéroport par 1a GP, Je supervise, de nuit, le débarquement et le rembarquement de quelques caisses vierges d’inscriptions. Le travail est presque terminé lorsqu’un de mes officiers me fait signe de le rejoindre.

– Regardez mon colonel, me dit-il en prenant garde qu’aucun homme d’équipage ne nous voie, cette caisse est entrouverte.

Je devine sans peine les formes d’un missile et referme la caisse au moment où des hommes de corvée l’empoignent pour la hisser dans 1e DC 8. Je sais que l’Hercule vient d’Afrique du Sud. Je sais aussi que la seule firme nationale d’armement de Pretoria, I’ARMSCOR, est incapable de produire des engins de ce type. Alors que le DC 8 s’arrache à la piste, je me dis que les Sud-Africains, dans cette affaire, servent de relais à un pays étranger, probablement Israël ou la France.

Après cet intermède qui m’a conforté dans l’idée que les Comores sont réellement une base clé en océan Indien, je ni suis pas fâché lorsque, revenant enfin à plus d’humanité, le président AA accepte de gracier Mouzouar AA, incarcéré depuis sept mois. Espérant que l’opposition se calmera en retrouvant l’un de ses leaders les plus représentatifs je me concentre sur le Tchad.

Le 7 juin 1982, les troupes d’ Hissène Habré malgré leur infériorité flagrante, finissent par s’emparer de N’Djamena. Goukoumi Oueddeï se réfugie en Algérie. Je me rends dès le 11 juin dans la capitale tchadienne libérée. En dépit de sa victoire, Hissène Habré parait soucieux. Alors que je m’attendais à ce qu’il assure l’essentiel de la conversation, je le sens prudent, méfiant même. Il se contente de m’écouter, puis lâche soudain :

– Savez-vous que les Français m’ont conseillé de ne pas traiter avec vous ?

Je me raidis, masquant mon trouble. Il poursuit, avec un grand sourire :

– C’est justement pour cela que je le fais. Les atermoiements de Paris commencent à m’agacer.

Les choses étant aussi clairement dites, je n’ai aucune raison de me méfier de cet homme si pressé d’imposer enfin une paix durable dans son pays. Mais on ne fait pas la guerre sans argent Comme je ne tiens pas à continuer à amputer le budget de la GP d’AA j’annonce à Hissène Habré, que ma coopération, gracieuse jusqu’ici, ne pourra sans doute pas se prolonger au-delà du mois de septembre 1982.

Habré admet la justesse de mon propos et ordonne à l’un de ses ministres de me régler, en plusieurs fois, une partie des frais engagés. Puis assurant vaille que vaille la solde de mes volontaires le chef d’Etat provisoire me demande, le 10 septembre 1982, de mettre sur pied sa garde présidentielle. A cet effet, il me confie un premier contingent de cinquante jeunes guerriers goranes.

Je charge le capitaine Villeneuve et Jeanpierre d’entamer leur formation. Pressés de donner à l’embryon de garde une tournure martiale, ils commencent par faire couper ras les opulentes tignasses des Goranes. Il faut des heures de palabres pour que les tondus humiliés comme ils ne l’ont jamais été, acceptent de demeurer à N’Djamena. Tout rentre dans 1’ordre après une intervention d’Hissène Habré. Bon gré mal gré les guerriers du Nord acceptent de se plier à la discipline d’une unité moderne. Leur trouvant fière allure, le vainqueur de Goukouni Oueddei me propose de faire passer sa garde présidentielle à huit cents hommes.

Je sais que les libyens massent des troupes au nord du pays. Devinant sans peine qu’ils engageront bientôt une contre-attaque, je reprends mes négociations avec les Sud-Africains afin d’obtenir les moyens d’améliorer l’efficacité des FAN. Bien qu’il ne mer cache pas que la République sud-africaine connaît maintenant de gros problèmes en Namibie où elle combat les rebelles nationalistes de la SWAPO, le général Van der Westuizen, m’annonce qu’il permettra à Hissène Habré de s’approvisionner à bon compte en munitions en Afrique du Sud.

Sitôt averti, Habré me fait remettre huit cent mille francs pour payer une première livraison de quinze tonnes. Mais Pretoria prend tout son temps pour honorer ses engagements. Ce n’est en effet que le 24 février 1983 alors que l’offensive libyenne est lancée depuis près de deux mois que je débarque d’un Hercule C 130 à N’Djamena avec une délégation de Pretoria et les munitions tant attendues.

Au lieu de remercier les Sud-Africains, Hissène Habré les snobs ouvertement. Le porte-parole de la délégation se met alors en peine de justifier la politique de son pays. Alors qu’il en vient à vanter les vertus de l’apartheid qui, malgré tout le mal qu’on en dit, « permet a des populations entières de manger à leur faim, de recevoir une assistance médicale et de s’instruire » le nouvel homme fort du Tchad lâche :

– Je préfère ne manger qu’un bout de pain sec en liberté plutôt que de vivre dans l’opulence en esclavage !

Ce propos met un terme à l’entretien. Habré m’abandonne à mes Sud- Africains qui déjà, se promettent de cesser toute relation avec lui.

62 – Soldats à tout faire aux Comores

Alors que je croyais avoir gagné définitivement la confiance d’Hissène Habré, nos relations commencent à se détériorer. Le revirement du président du Tchad, désormais reconnu par la France, se traduit d’abord par des retards de paiement. Mes hommes font alors des heures supplémentaires en assurant le déminage de quelques zones truffées de pièges au profit d’une compagnie de travaux publics pressée de reprendre ses chantiers. Mais leurs dangereux efforts sont vains puisque la société en question n’honore pas ses promesses de rémunération.

Après les soucis d’ordre Administratif, arrivent des attaques plus directes. Mon officier traitant de la Piscine m’avertit que le SDECE, devenu la DGSE – directions générale de la sécurité extérieure – doit prendre contact avec Hissène Habré. J’apprends aussi que cet organisme rameute déjà quelques volontaires choisis parmi les réservistes du 11e Choc, et découvre que ce recrutement a été confié à Legrand.

Comme je ne tiens pas à entrer en concurrence directe avec mon ancien second, je lui propose de me retirer de l’affaire à condition qu’il continue d’utiliser mon équipe en place au Tchad. Il refuse net. Je réclame quelques explications à Paris et apprends que l’initiative de cette manipulation viendrait d’Hissène Habré lui-même. J’écris alors au pré- dent tchadien, qui me répond qu’au contraire, c’est Paris qui lui a imposé la nouvelle équipe.

La stratégie a été mise en place par Christian Nucci, responsable du Carrefour du développement un organisme qui sert maintenant de couverture aux actions secrètes de la France en Afrique. Elle est imparable. Hissène Habré a contraint paris à s’engager dans son combat après avoir menacé de faire appel aux Américains. Désormais assuré de bénéficier de larges livraisons d’armes lourdes il peut aussi compter sur l’appui aérien d’appareils de 1’armée française repeints pour l’occasion aux couleurs tchadiennes. Il apprécie surtout de ne plus avoir un franc à débourser pour l’entretien de sa garde, puisque les salaires des volontaires recrutés par Legrand, sont assurés par le ministère de la Coopération.

Bien que certains à la Piscines ne voient aucun inconvénient à ce que deux équipes françaises se déploient au Tchad je décide de quitter le pays. Au moment où je m’en vais, François Mitterrand donne son accord pour que la France lance, à partir du 10 août 1983, une grande offensive baptisée Manta afin de reprendre Faya-Largeau qui vient de tomber aux mains des troupes de Goukouni Oueddei encadrées par des Libyens.

Les transports lourds de l’armée de l’Air française déposent sur l’aéroport de N’Djamena des compagnies de Légion et de parachutistes tandis que huit Mirage et Jaguar bombardent les positions rebelles.

Hissène Habré ayant assuré son pouvoir grâce à l’opération Manta, le président Abdallah lui en veut de s’être sépare de nos hommes avec si peu d’égards pour les services rendus. Le 8 octobre 1983, il profite de la réunion d’un sommet franco-africain organisé par la France à Vittel pour le prendre à parie.

– Ainsi, lui lance-t-il, sans se soucier d’être entendu, tu ne veux plus de mes mercenaires ! Tu as pourtant été bien content de les trouver lorsque tu étais dans la merde ! N’oublie pas que c’est grâce à eux, donc à moi, que tu as repris le pouvoir !

Puisque le président tchadien n’a même pas voulu faire délivrer le certificat de décès que je lui réclamais pour la famille de Jean-Baptiste, je tiens, moi aussi, à dire à Habré ce que j’ai sur le coeur. Je lui adresse à Vittel une lettre au nom des « frères d’Ahmed Lucky  » les compagnons de combat de mon officier tombé à Goz.

 » Monsieur le président, lui écris-je, vous voici en France où vous sont enfin rendus les honneurs dus au rang que vous avez si chèrement acquis. Permettez-nous de vous dire, à cette occasion, combien nous apprécierions de votre part un signe quelconque de reconnaissance, aussi discret soit-il, pour ceux qui ont été vos frères d’armes et qui, par le sacrifice de leur vie vous ont permis d’atteindre cette position que vous briguiez.

Vous n’avez pas pu oublier le courage et la fidélité qu’ils vous ont témoignés sur cette longue route qui vous a conduit de Ouadi-Barri, à Guereda, Am-Zoer, Abéché, Oum-Hadjer, Goz, Ounianga-Kébir et Gouro d’octobre 1981 à mars 1983.

Quelques mots de votre part pour le dire honoreraient la mémoire de tous ceux qui reposent aujourd’hui dans les sables du désert. Ils justifieraient, à défaut de l’apaiser, la peine qui est encore la nôtre de les avoir perdus à jamais et contribueraient peut-être à vous mieux concilier la chance dont vous aurez encore besoin. « 

Sans vouloir jouer au devin Hissène Habré doit méditer encore aujourd’hui son destin qui l’a conduit en exil.

De retour à Moroni, le président Abdallah se montre, à mon grand étonnement, de plus en plus hésitant à accepter l’aide accrue que les Sud- Africains me proposent. J’ai beau lui expliquer que Pretoria n’a d’autre ambition que de préserver la liberté du canal de Mozambique et, surtout de s’assurer la clientèle fidèle des Comores, il ne se décide pas à jouer franc-jeu avec eux. Il évoque l’apartheid pour justifier sa prudence.

– Monsieur le président lui dis-je alors, pourquoi ne vous rendriez- vous pas en Afrique du Sud en voyage privé ? Vous pourriez ainsi juger sur place de l’appui qu’on vous propose.

Je lui explique que les choses changent en Afrique et que Sékou Touré lui-même a déclaré devant les instances de l’OUA :

– Les Blancs l’Afrique du Sud sont des Africains. Ils peuvent donc, et il faut le leur dire en face, venir s’asseoir à la table des négociations et être présents sur les bancs de l’OUA.

L’idée fait son chemin. Après avoir rencontré Sékou Toure au cours d’une conférence réunissant des chefs d’Etat africains, Abdallah décide de suivre mon conseil.

Je retourne à Pretoria afin de préparer le voyage avec Freddy Thielemans, qui vient de s’y installer en tant que représentant commercial des Comores, avec un statut diplomatique.

Au matin du 10 avril 1983, le jet immatriculé au Botswana dans lequel ont pris place le président Abdallah, Saïd Hassan, gouverneur de la Grande Comore, Saïd Kafé, ministre des Affaires étrangères, Ahmed Abdou, directeur de cabinet présidentiel et Najib Dakwan, chef du protocole, se pose sur la piste de l’aéroport militaire de Waterkloof. Je me tiens dans le salon d’honneur près de Pik Botha et de Glenn Babb, un jeune diplomate qui occupe un poste important au ministère des Affaires étrangères de Pretoria.

L’avion est déjà arrêté depuis quelques minutes, mais personne n’en descend. Pik Botha m’interroge du regard. Je vais aux nouvelles et apprends que le président Abdallah refuse de poser le pied sur le sol sud- africain tant que je ne serai pas à ses côtés. J’explique la situation à Glenn Babb et rejoins les voyageurs.

Je pensais qu’Abdallah avait définitivement surmonté ses craintes. Je me trompais. S’il accepte en effet de débarquer de l’appareil, il m’explique que nous devons d’abord prier afin de purifier la terre sud-africaine. Et c’est ce que nous faisons. Paumes tournées vers le ciel devant la poitrine, nous prononçons une fatiah à haute voix. Après avoir dit « amin » en ramenant les mains sur le front le président accepte enfin d’aller retrouver ses hôtes qui, de loin ont assisté au rituel en se demandant ce qu’il signifiait. J’explique à Glenn Babb ce qui vient de se passer. Le diplomate, rassuré, traduit le message à Pik Botha et le cérémonial d’accueil commence.

J’ai élaboré avec Glenn Babb un programme de visites destinées à montrer à Abdallah les réalités de la République d’Afrique du Sud. Nous nous rendons au Centre de recherche scientifique et industrielle et à l’Institut national de recherches de l’industrie du bâtiment. Nous survolons Johannesburg et Pretoria en hélicoptères, puis écoutons, au Cap, les discours des ministres du Commerce extérieur, de l’industrie et du Tourisme et celui du commandant en chef des armées. Des réceptions ont lieu dans différents ministères. Abdallah me semble tout à fait revenu sur ses préjugés lorsque, le 13 avril 1984, il paraphe enfin avec Piet Botha un protocole d’entente entre les Comores et l’Afrique du Sud.

Dans la foulée, le président des Comores signe un accord concernant la construction de la cite de l’Oasis à Moroni et contracte un prêt de cinq millions de francs afin d’acheter des dérivés d’hydrocarbure.

Le climat entre les deux pays étant désormais au beau fixe, j’obtiens des Sud-Africains une rallonge de quatre millions de francs pour le fonctionnement de la garde présidentielle. Toutefois, les dirigeants de Pretoria, Pik Botha en tête, ne réussissent pas à persuader Abdallah de reconnaitre officiellement leur pays mis au ban de l’Afrique. Ils n’obtiennent même pas l’assurance de pouvoir installer à Moroni une représentation commerciale officielle.

Sitôt rentré, Abdallah, désormais sûr de pouvoir compter sur l’appui de Pretoria ne se prive pas de durcir sa position vis-à-vis de ses opposants. Ces derniers ainsi que Mouzouar Abdallah, pourtant gracié, n’ont pas admis le résultat des élections. Ils réclament une dissolution de l’Assemblée fédérale et une nouvelle consultation populaire.

Mouzouar s’agite tellement qu’Abdallah m’ordonne de le placer à nouveau en résidence surveillée. Il n’y reste pas longtemps. Ayant trompé la surveillance de la GP, il s’enfuit en avion vers la Tanzanie avec l’aide d’Yves Le Bret qui continue à entretenir en Europe un climat hostile à Abdallah.

Apres l’évasion de l’un des leaders de l’opposition, les Forces armées me paraissent de plus en plus divisées et, en tout cas, bien incapables d’assumer le rôle qui leur est dévolu par la Constitution. Même si le président Abdallah a dévoilé ses faiblesses au cours de ces derniers mois, il demeure encore à mes yeux le seul homme capable d’entretenir la confiance des Sud-africains et des autres investisseurs potentiels qui assureront bientôt je n’en doute pas, le bien-être des Comoriens. Je décide donc de tout faire pour que perdure son pouvoir grâce à la GP de Charles, véritable bras armé du pouvoir qui compte maintenant quatre compagnies, dont une section, spécialisée dans le renseignement, permet de savoir au jour le jour ce qui se trame.

Les volontaires de la Garde, encadrés par une trentaine d’Européens, ne se contentent pas d’assurer le maintien de l’ordre. Quoique encore insuffisants, les moyens dont ils disposent leur permettent de venir en aide aux villageois privés d’eau ou qui réclament la réfection des pistes menant à leurs hameaux. Ils servent d’ambulanciers lorsqu’il s’agit de conduire un malade, un blessé ou une parturiente à l’hôpital de Moroni.

Hommes à tout faire, les soldats de la garde présidentielle acheminent vers les villages les plus reculés du ciment ou des tôles ondulées destinés à réparer les cahutes des paysans. La ferme modèle de Sangani, depuis longtemps débarrassée de ses ruines et de ses friches, commence à prendre belle allure avec l’impluvium que j’ai décidé d’y aménager afin de pallier le manque d’eau. Malgré ce que proclament à l’étranger les alliés de Mouzouar Abdallah, les Comores sont loin d’être une république bananière où quelques mercenaires manipuleraient, telle une marionnette, un président fantoche.

63 – La GP à court d’argent

Les difficultés des Comores ne m’empêchent pas de m’intéresser aux guérillas qui agitent l’Afrique. Pretoria combat toujours les rebelles de la SWAPO en Namibie. Il appuie aussi en Angola les troupes de l’UNITA de Jonas Savimbi qui, depuis sa défaite de 1975, ne désespère pas de reprendre un jour Luanda aux troupes marxistes de Neto.

Savimbi a déjà reconquis quelques pans de territoire au sud et à l’est de son pays. Mais, comme il ne dispose que de douze bataillons, il doit se contenter de lancer depuis des mois des coups d’élingue qui lui permettent vaille que vaille, d’entretenir la pugnacité de ses hommes et de compléter leur armement avec ses prises de guerre.

Les services secrets d’Afrique du Sud ne me cachent pas qu’ils aimeraient donner plus d’importance au ravitaillement de l’UNITA. Ils en sont empêchés par la pression de l’opinion internationale. La cause de Savimbi m’étant toujours aussi sympathique, j’accepte de les aider dans cette entreprise. Après quelques contacts avec des négociants de Hong Kong, nous trouvons en Chine les armes dont Savimbi à tant besoin.

Les dirigeants de Pékin trouvant là une belle occasion de damer le pion au Soviétiques qui aident toujours le régime de Luanda font fi de l’embargo et acceptent de commercer avec l’Afrique du Sud, d’autant plus volontiers que Pretoria leur propose en contrepartie des sommes colossales.

Ma position aux Comores me permet de fournir des passeports tout ce qu’il y a de réguliers aux agents sud-africains qui se rendent à Hong Kong et en Suisse pour mette la dernière main à leurs accords avec des émissaires de Pékin. J’assure également leur protection lors de leurs déplacements en Europe avec un élément de la garde présidentielle stationne à Paris sous les ordres du capitaine Patrick Ollivier qui a combattu dans l’armée rhodésienne et sert chez moi sous le pseudonyme de Stofflet. La DGSE, que j’ai évidemment mise au courant des tractations, ne fait rien pour me mettre des bâtons dans les roues.

Pour assurer la livraison des armes chinoises, je propose aux Sud Africains d’utiliser le shungi un cargo comorien vétuste. Nous manquons d’argent pour le réparer, si bien qu’il rouille à quai dans le port de Durban. Ils préfèrent affréter un autre bâtiment qu’ils coulent dès que son chargement a été débarqué au Cap.

Une fois cette affaire menée à bien dans la discrétion la plus absolue, l’échéance des élections présidentielles comoriennes prévues pour le 30 septembre 1984 excite la pugnacité des mouvements d’opposition. Echaudé par la fuite de Mouzouar Abdallah, je décide de ne rien laisser au hasard et finis par amener les policiers de Moroni à coopérer avec la GP. Les hommes de Charles épluchent donc à leur gré les fiches des passagers qui embarquent ou débarquent à l’aéroport de Hahaya. Grace à cette collaboration qui ravit le président Abdallah, la garde démantèle à Mohéli, à la fin du mois d’avril 1984, un embryon de réseau extrémiste activé par des coopérants et bénéficiant d’aides du Parti communiste de Mayotte.

Après cette alerte sans gravité, c’est du côté de l’agitation croissante des islamistes que je lorgne. Un avocat se démène beaucoup trop à mon goût à la tête d’un Front islamiste de libération nationale. Ce FILN reçoit des aides de l’lran. Il recrute des cadres parmi les étudiants comoriens qui ont reçu des bourses leur permettant de suivre l’enseignement des universités d’Alger, Nairobi, Tripoli et Qom, la ville sainte de l’ayatollah Khomeyni. Ce dernier, qui a renversé le shah d’Iran en janvier 1979, verrait d’un bon oeil l’instauration aux Comores d’une République islamique pure et dure.

Le président Abdallah est incapable de me fournir les moyens nécessaires pour contrer efficacement les menaces marxistes et islamistes et je ne peux pas toujours compter sur les seuls Sud-Africains. Ceux-ci, alors que je ne leur avais rien demandé en récompense des services rendus lors de la fourniture d’armement à Savimbi, font preuve d’une largesse imprévue. Ils expédient à Moroni suffisamment de matériel pour équiper cinq cents hommes, matériel prélevé sur des stocks achetés en Chine.

J’adresse alors une longue lettre au général Van der Westuizen à la fois pour le remercier et lui exposer mes difficultés financières. Je commence par lui rappeler les différentes missions de la garde présidentielle. Elle est, avant toute une force de dissuasion intérieure capable de supplanter les Forces armées comoriennes et même, si c’était nécessaire, de les neutraliser, en même temps que la gendarmerie et la police fédérale…

Elle se doit d’assurer la sécurité rapprochée du président de la République et la protection des bâtiments présidentiels. Elle veille, seule, sur le camp de Kandani, le centre l’instruction d’Itsoundzou et la station d’écoutes sud-africaine. Elle assume également les servitudes de protocole à la Présidence et l’escorte des personnalités de passage.

Je ne dissimule pas à mon commanditaire les missions de surveillance et de renseignement qui me permettent de contrôler la plupart des opposants comoriens exilés en Europe. Je lui parle également des actions préventives que j’entreprends afin de devancer les actions des opposants et de prévenir des actes de terrorisme lancés par quelques intégristes musulmans formés en Iran.

En outre, la GP assure le suivi des livraisons de matériel et de denrées assurées par une navette hebdomadaire aérienne entre la France et Moroni, ainsi que par une liaison maritime trimestrielle.

J’évoque aussi les accords en bonne voie de réalisation entre les Comores et la République l’Afrique du Sud. Je rappelle à Van der Westuizen l’entente qui autorise la SAA, compagnie aérienne d’Etat de Pretoria à exploiter sur les lignes de Nairobi un Boeing 737 appartenant à l’Afrique du Sud mais frappé aux couleurs d’Air Comores. Cet appareil assure les liaisons permanentes avec Dar es salaam, Djedda, les Seychelles, l’île Maurice, Lilongwe, Johannesburg. Il permet surtout l’acheminement des pèlerins vers La Mecque. Je souligne que ce trafic ne pourrait exister sans la GP qui assume la sécurité de l’aéroport international d’Hahaya.

Je passe ensuite au programme de développement touristique. La construction d’un complexe hôtelier réclamera de nouveaux efforts de mes volontaires qui sont seuls, capables de garantir la tranquillité des personnes et des biens des ressortissants sud-africains de plus en plus nombreux aux Comores.

Je n’oublie pas dans ma revue de détail, le développement de la pèche ni l’installation d’une antenne de l’Institut de recherche du bâtiment pour la construction de logements sociaux qui, financé par l’Afrique du Sud, réclamera un afflux de techniciens sud-africains.

Après ce vaste inventaire des actifs de la GP je rappelle au général Van der Westuizen que son pays est seul à entretenir cette unité. Je lui fais remarquer que le budget qu’il m’a alloué pour l’année 1984 ne suffît pas à mener à bien les missions en cours. Etant donné l’érosion croissante du rand par rapport au franc CFA, je ne serai malheureusement plus en mesure de faire face à mes engagements.

Cette situation préoccupante m’a conduit à ne pas renouveler les contrats de deux cadres européens qui étaient pourtant des piliers de mon organisation. Je n’ai pas augmenté la solde de mes hommes depuis quatre ans. Mon parc de véhicules, lui, n’a pas été renouvelé depuis trois ans. Les routes des îles étant particulièrement mauvaises, il est devenu très difficile à gérer à cause des réparations de plus en plus nombreuses et onéreuses. Malgré le cadeau inespéré de Pretoria, l’équipement de mes hommes va de pair. Je dois le renouveler fréquemment afin de préserver l’image de marque de la GP. Quant à mon réseau de transmissions, facteur essentiel de la sécurité, il doit être revu du tout au tout.

Certain de ne rien avoir oublié, je conclus :

« Je considère, mon général de mon devoir de tirer la sonnette d’alarme, compte tenu de mes responsabilités et de mon engagement vis à vis des autorités de la République sud-africaine.

« Ayant participé au développement de ces relations, je tiens à vous informer de cette situation qui me préoccupe du fait des élections présidentielles, du fait de la politique de la France en ce qui concerne l’avenir de l’île de Mayotte, du fait de la situation politique en Afrique australe et de la situation géopolitique des Comores.

« Je vous demande de reconsidérer avec bienveillance les besoins financiers de la GP, indispensables pour faire face au développement des missions de sécurité qui nous incombent.

« Je tiens à vous assurer que les Comores resteront vos fidèles alliées et vous prie de croire, mon général à l’expression de ma très respectueuse considération. »

Puisque c’est sous ce nom que je traite officiellement de la GP avec les Sud-Africains, je signe : Colonel Bako et attends, confiant, le résultat de mon ambassade épistolaire.

64 – Abdallah garde le pouvoir

Tout en attendant la réponse du général Van der Westuizen, je me déplace sans cesse entre Pretoria, Genève et Moroni, où se préparent les élections présidentielle. Paris, qui n’apprécie guère la position de force que l’Afrique du Sud est en train de prendre dans l’océan Indien, attend cette échéance avec impatience. Comme aucune imitative concernant Mayotte ne vient de l’Elysée ou de Matignon, le président Abdallah, s’en tenant à ses entretiens avec François Mitterrand, se montre sourd aux conseils du ministère de la Coopération. Au fil des attaques sournoises et des accusations à peine déguisées concernant mes méthodes de maintien de l’ordre avec la GP, je comprends que Paris verrait d’un très bon oeil sa dissolution ou, au moins, sa refonte dans les forces armées comoriennes, ou elle tomberait sous la coupe des officiers coopérants.

L’opposition comorienne continue à s’agiter, mais elle ne possède plus de véritable chef à Moroni puisque Mouzouar Abdallah, le seul capable de supplanter mon protégé, s’est mis hors jeu en choisissant l’exil. Le président sortant, candidat unique, est donc réélu pour six ans le 30 septembre 1984 à l’écrasante majorité de 99 % des suffrages exprimés.

Une fois le président conforté dans son pouvoir, je m’aperçois avec satisfaction que j’ai eu mille fois raison d’adresser une supplique au général Van der Westuizen. Les Sud-Africains augmentent en effet de manière considérable le budget de la GP. Des lors, je peux préparer dans la sérénité la visite discrète que le ministre des Affaires étrangères Pik Botha a décidé de rendre aux Comores.

Le 20 décembre 1984, le ministre sud-africain débarque d’un Mystère 20, en compagnie du général Van der Westuizen. Les deux hommes me questionnent sur l’écrasante majorité grâce à laquelle le président Abdallah a conservé le pouvoir. Ils redoutent que, fort d’un pareil résultat, il ne s’engage dans une politique dictatoriale qui irait à l’encontre de leurs espérances. Ils craignent surtout qu’Abdallah ne revienne sur ses engagements de dévoiler au grand jour ses relations avec l’Afrique du Sud.

Prise en charge par la garde présidentielle, la visite des Sud-Africains se passe sans encombre. Durant ces deux jours, Abdallah se tire à merveille des entretiens qui portent sur les relations avec Pretoria. Si Pik Botta et Van der Westuizen semblent convaincus par son numéro de haute voltige, je connais maintenant trop bien sa rouerie pour tomber dans ses pièges. Mais comme ce n’est pas dans mon intérêt, no dans celui de la GP, de mettre mes hôtes en garde, je me tais et rentre avec eux à Pretoria.

Enivré par son succès et les promesses d’aide accrue que lui ont faites ses visiteurs, Abdallah décide d’augmenter encore son pouvoir en modifiant la constitution. Le 31 décembre 1984, les députés à son entière dévotion votent la réforme qui prévoit que désormais il n’y aura plus de premier ministre, et que le président de l’Assemblée fédérale n’assurera plus l’intérim de la présidence de la République. Si Ali M’Roudjae, le ministre des Affaires étrangères, accepte d’être déchu de ses prérogatives de chef de gouvernement, Mohammed Taki, le président de l’Assemblée fédérale, n’admet pas ce changement. Choisissant l’exil, il rejoint à Paris le prince Saïd Kemal et Mouzouar Abdallah.

Bien que l’Assemblée fédérale, après avoir délibéré, ait adopté, le 31 janvier 1985 une loi qui fait de la GP une composante de l’Armée comorienne et ses volontaires étrangers, des soldats comoriens, les rapports confidentiels que m’adresse le commandant Charles me font craindre une dérive du pouvoir.

Le jeu du grand commerce pèse de plus en plus sur les Comores. Des négociants habiles retiennent à sa source de riz pakistanais afin d’entretenir une pénurie artificielle qui fait flamber les cours. En revanche, le prix des produits destinés à l’exportation, comme l’essence d’ylang- ylang et la vanille, baisse, afin de permettre à quelques grands initiés de réaliser de juteuses transactions.

Sans l’injection permanente de fonds venus de Paris et, à un degré bien moindres, de Pretoria, l’économie des Comores s’effondrerait en quelques heures, à l’instar de la Banque internationale des Comores ou de la Société d’électricité et d’eau, I’EEDEC, qui doit près de trois cents millions de francs CFA au Trésor en grand péril de faillite, tout va à vau-l’eau à Moroni, et plus encore à Anjouan et à Mohéli.

Même s’il est conscient que la situation se détériore, le président Abdallah plus fataliste que jamais, n’écoute pas mes conseils de prudence. André Cau et Patrick Ollivier surveillent de plus en plus les exiles parisiens. Les parisiens Mouzouar Abdallah se rend fréquemment à l’Elysée. Alors que j’ai la conviction que le danger viendra de paris, c’est à Moroni qu’il se précise, lorsque, dans la nuit du 8 mars 1985, des troubles éclatent au coeur même de la garde présidentielle.

A 19h30, une douzaine de volontaires comoriens en armes se regroupent au camp de Kandani. Leurs meneurs proposent d’attaquer le mess des officiers afin d’assassiner les quatre ou cinq Européens qui y dînent avec le commandant Charles. Le ton monte. Les mutins s’excitent et vont passer à l’action lorsque l’un d’eux, Mmadi Youssouf, prend soudain peur et quitte le camp en dérobant la voiture personnelle du lieutenant Suresnes. Craignant d’être trahis, les conjurés palabrent encore quelque temps puis décident de remettre l’attaque.

Aucun Européen n’a assisté à cette tentative de rébellion. L’incident aurait pu empester là si, à dessein sans doute, la rumeur ne s’en était pas répandue en ville.

Au matin du 9 mars, un garde comorien vend la mèche à son chef de section.

– Mon lieutenant, avoue-t-il, il s’est passé des choses bizarres hier soir à Kandani. J’ai vu un homme se promener armé d’un lance-roquettes.

Le lieutenant exige le nom du suspect. Immédiatement arrêté, celui-ci raconte toute l’affaire. Après quelques autres arrestations et interrogatoires, Charles s’aperçoit que les hommes impliqués dans la rébellion avortée étaient en contact avec des membres éminents de l’opposition. Un mandat d’amener est lancé contre Moustapha Saïd Cheik, qui serait le principal conjuré. Des gendarmes l’appréhendent. Mes hommes découvrent parmi les documents saisis à son domicile la preuve que la sédition est organisée par des agitateurs du Front démocratique et du Mouvement communiste marxiste-léniniste.

Coïncidence ou stratégie bien affirmée, la tentative de rébellion s’est mise en branle au moment où 1e président Abdallah se trouvait à Paris. Après avoir assuré la protection de Mohammed Bazi, le président par intérim désigné par Abdallah, le commandant Charles décide de mettre sur pied un tribunal militaire d’exception afin de juger les coupables.

Je recommande à mon chef de la garde d’être d’une extrême prudence. Une rapide enquête m’a révélé que, malgré l’apparente pagaille qui a régné parmi les mutins, c’est bien a un véritable complot que cette affaire s’apparente et non pas, ainsi que les coupables déjà arrêtés l’affirment, a une banale mutinerie.

Mon Deuxième Bureau remonte vite au sergent Anouar Aladine qui a pris le maquis après avoir dérobé une Kalachnikov ainsi que de l’argent et un appareil photo dans les chambres des Européens de Kandani.

Ce sous-officier, excellent soldat au demeurant a servi de lien entre le Front démocratique et les conjurés. En dénouant l’écheveau du complot, Charles s’aperçoit que des groupes étaient prêts à l’action aussi bien sur Anjouan qu’a Mohéli.

Les comploteurs n’avouent pas tous les mêmes motivations. Les uns proclament qu’ils voulaient mettre un terme à la mission des mercenaires. D’autres déclarent avec candeur qu’ils voulaient seulement obliger le président Abdallah à précipiter le départ des Européens. D’autres encore, et je les crois plus volontiers, reconnaissent que la machination visait à renverser Abdallah.

De chef désigné, Moustapha Saïd Cheik devient un pâle comparse au fil de l’enquête rondement mené par Charles. Les véritables instigateurs sont à Paris.

Revenu à Moroni, je tente de calmer les esprits. Charles est choqué par le drame évité de si peu. Il aimerait que je le laisse décider lui-même du sort des comploteurs. Ses officiers me paraissent animés de la même volonté. Si je les comprends, je leur conseille cependant de s’en tenir à la justice officielle, pour ne pas donner des armes nouvelles à tous ceux qui guettent le moindre excès de la GP pour ameuter l’opinion internationale.

Tente-trois mutins sont en prison au camp de Kandani. Afin de tuer dans l’oeuf toute nouvelle tentative de sédition, je décide de transformer un peu la GP. Je choisis quatre sous-officiers comoriens parmi ceux qui me sont fidèles depuis le débarquement du 13 mai 1978, et les nomme sous-lieutenants. Cette promotion de Comoriens répond en outre à une requête de l’amiral Putters qui a remplacé le général Van der Westuizen à la tête des services secrets sud-africains.

L’alerte ayant tout de même été chaude, je crée une cellule de sécurité militaire, que je charge d’entretenir un dialogue permanent avec les volontaires comoriens. J’ordonne ensuite au capitaine Marques de revoir la fréquence des permissions et des périodes d’alerte afin que nul ne soit lésé. Enfin, bien décidé à ne plus laisser la bride sur le cou de mes hommes, je fais augmenter le rythme de leurs missions de sûreté aux aéroports.

J’en suis là de la réorganisation de la GP lorsqu’arrive la célébration de l’indépendance du 6 juillet 1975. La garde et le peloton d’élèves sous-officiers font excellente figure au cours du défilé présidé par Abdallah. Je peste contre la dépense inconsidérée de carburant que cette longue parade m’impose puisque le président, soucieux d’étaler le bras armé de son pouvoir devant la population a tenu à ce que j’y engage tous mes véhicules.

Après la tentative de rébellion, la position du commandant Charles à la été de la garde est contestée. Certains notables de Moroni n’hésitent pas à l’appeler  » Monsieur le gouverneur générale ». Même si le président Abdallah sans doute impressionné par sa fermeté aux lendemains de la révolte avortée ne jure plus que par lui, Charles décide d’abandonner le commandement de la GP. Lorsqu’il m’annonce sa décision, Je confie son poste au capitaine Marques qui est, depuis longtemps, la véritable cheville ouvrière de la Garde ; il a déjà en charge tout ce qui concerne la formation, les opérations et l’instruction générale.

À l’automne 1985, sous la surveillance de mes avocats français et d’un conseiller de l’ambassade de France, s’ouvre le procès des mutins du 8 mars. Peu soucieux de participer à ce lavage de linge sale je reste, en Afrique du Sud. Le 22 octobre juste au moment où je me proposais d’entamer avec les Sud-Africains de nouvelles discussions concernant une augmentation de leur aide, le président Abdallah s’en prend avec violence à Pretoria du haut de la tribune de I’ONU.

Mis en demeure de fournir des explications je plaide que le président, manoeuvré par ses pairs, a été obligé de fustiger l’apartheid. Mais je précise que cela ne l’empêchera pas de toujours considérer l’Afrique du Sud comme un pays ami.

Je regagne Moroni, où le procès est toujours en cours. Après les premières et radicales investigations de mes hommes, l’enquête a été supervisée par un policier français à la retraite détaché par le ministère de la Coopération qui a aussi allouée million de francs CFA au Trésor comorien afin de régler les frais de justice. Ce policier, Jacoudet, est un homme plein de bonne volonté, mais après avoir longtemps servi à la DST, il continue de soupçonner tout le monde d’être marxiste ou maoïste. Ce n’est pas lui qui aurait empêché le président Abdallah auquel j’avais pourtant recommandé de faire preuve de la plus grande clémence, de peser bon poids sur les débats.

La cour rend son jugement le 4 novembre 1985. Les juges frappent fort. Après avoir condamné seize mutins de la GP et Moustapha Saïd Cheik à la réclusion à vie, ils infligent aux onze autres conjurés des peines allant de huit à quinze années de prison.

Les sentences de Moroni, comme je l’avais annoncé à Abdallah, permettent aux exilés de Paris de crier à la dictature. Mouzouar Abdallah ne se prive pas de claironner devant un parterre de journalistes que les Comores sont désormais en proie  » à la même folie que celle qui régnait à la fin du régime d’Ali Soilhi ».

Si la garde présidentielle est, bien entendu, au centre des attaques, l’opposant en exil ne semble pourtant pas tenir à sa dissolution. Il la proclame tout au contraire garante de la stabilité du régime, quel qu’il soit.

Mouzouar Abdallah n’est pas le seul à reconnaître les mérites de la GP. Elle attire aussi l’attention de quelques chefs d’état africains, en mal de sécurité. Parmi eux, le colonel Obiang Nguema M’Basogo, président de la Guinée équatoriale. Lui qui a conquis le pouvoir par la force en août 1979 aimerait bien disposer d’un instrument militaire aussi sûr.

La Guinée équatoriale est un petit pays côtier pris entre le Cameroun au nord et le Gabon à l’est et au sud. Si les Sud-Africain y ont implanté une importante station d’écoute au coeur d’une ferme modèle, il est devenu la chasse gardée d’un industriel français, Thierry Roussel. Ce milliardaire encore jeune, héritier du groupe Roussel-Uclaf, tient en effet l’ancienne colonie espagnole grâce à des largesses qui, entre autres, ont permis au colonel Obiang de doter sa Marine de trois vedettes rapides.

Roussel rêve d’offrir une garde présidentielle à son protégé. Il est en contact avec l’un de mes anciens officiers qui, ne trouvant pas l’affaire à sa convenance, s’adresse à mon antenne parisienne. Après quelques études, je m’aperçois que le président Obiang voudrait pouvoir compter sur une force d’intervention de quatre cents parachutistes.

Je discute à deux reprises de cette troupe avec Thierry Roussel. Le principe de sa création étant admis j’en informe mes amis gabonais. L’affaire est en si bonne voie de réalisation la caserne des futurs paras-commandos d’Obiang est même déjà en construction dans un faubourg de Santa Isabel. Mais le mécénat politique n’existe pas. Après s’être rendu compte que les faramineux investissements qui lui ont permis de s’assurer la libre jouissance des trois quarts de la Guinée équatoriale ne seront pas aussi rentables qu’il l’avait espéré, Thierry Roussel décide de ne pas aller plus loin.

Revenant aux affaires comoriennes, je suis quelque peu étonné lorsque, oubliant ainsi bien vite l’insulte qu’Abdallah a proféré contre eux a l’ONU, mes amis sud-africains m’annoncent qu’ils m’attribuent une augmentation de leur aide pour l »exercice 1985/1986. Bien que j’aie fourni des passeports comoriens à quelques uns de leurs agents afin de leur permettre d’aller prendre livraison en Nouvelle-Zélande, de cinq Dakota immatriculés pour la circonstance à Moroni ou ils ont fait escale, je songe que les gens de Pretoria sont décidément de bonne composition.

À la fin du mois de mars 1986, j’assiste à la passation de commandement de la GP entre Charles et Marquès. Non seulement Charles reste aux Comores, mais il passe, dans le cadre de la coopération au service personnel d’Abdallah qui ne veut absolument pas se séparer de lui. Les poignées de main sont chaleureuses les discours, optimistes et les sourires, de circonstance. Malgré tout, j’ai la sensation de tourner une page importante de ma vie.

65 – Des ministres sud-africains aux Comores

En France, les élections législatives du 16 mars 1986 ramènent à l’assemblée nationale une majorité de droite. Des lors, j’espère voir revenir aux postes clés de véritables spécialistes des affaires africaines et notamment Jacques Foccart que j’ai toujours tenu au courant de mes actions. En attendant, je m’efforce de mener à bien mes tâches comoriennes.

La monnaie sud-africaine perd régulièrement de sa valeur, si bien que l’augmentation substantielle des crédits accordés par Pretoria pour 1’entretien de la garde présidentielle s’avère vite insuffisant. Je conseille donc à Marquès de revoir son budget à la baisse.

L’amiral Putters, s’il ne peut rien faire de plus sur le plan financier, se montre encore plus coopératif que son prédécesseur quant à la formation de mes hommes. Les volontaires comoriens sont de plus en plus nombreux à se rendre en Afrique du Sud afin de recevoir une instruction de qualité concernant les transmissions et l’entretien mécanique des véhicules. Des sections entières y passent leur brevet de parachutiste. L’amiral me fournit également assez de munitions pour que Marques fasse tirer ses hommes à toutes les armes. En dépit de ses difficultés financières, la GP conserve ainsi tout son prestige auprès de la population et domine en qualité et technicité les unités des Forces armées comoriennes.

Par l’entremise de Freddy Thielemans, je continue à aider les agents et les démarcheurs commerciaux de Pretoria coincés par l’embargo. Les documents officiels dont je les dote leur permettent en effet de voyager dan les pays le plus ouvertement hostiles à l’apartheid.

Je défends d’autant plus volontiers les intérêts sud-africains que le président P, W. Botha a proclamé à deux reprises, en août 1985 et en janvier 1986, que le concept d’apartheid était dépassé. Il était temps.

Moi qui n’ai pas de préjugés, je me rappelle avoir pleinement mesuré la distance qui me séparait des Sud-Africains blancs lorsqu’en 1984, je suis descendu, en compagnie de mon épouse comorienne dans un hôtel du centre de Pretoria. J’ai senti sur moi leurs regards surpris, ou même inquisiteurs, qui signifiaient : « mais que fait donc cette femme de cou- leur au Burghers Park ? « . Sans doute faudra-l-il des années à l’Afrique du Sud pour mettre fin au système de l’apartheid. Mais elle semble s’être engagée sur la bonne voie.

Une fois encore, j’essaie de convaincre Abdallah d’offrir aux Sud- Africains la reconnaissance diplomatique qu’ils lui réclament.  » Tel que je les connais, monsieur le président, ils sauront alors se souvenir de ceux qui, dans les moments difficiles de leur histoire, les auront aidés à retrouver leur place dans le concert des nations. Cessons de les culpabiliser, de les frapper d’ostracisme. Vous êtes parmi les sages de l’Afrique, ils attachent beaucoup d’importance à votre jugement, pour que prévale le dialogue sur la violence.  » Mais si le président m’écoute, il refuse de se rendre à mes arguments.

Avec l’arrivée de Jacques Chirac à Matignon, Jacques Foccart effectivement retrouve son pouvoir. J’espérais secrètement que le retour de la droite aux affaires mettrait un terme aux poursuites intentées contre mai par les Béninois. Je déchante vite. Le 25 août 1986, la justice relance cette action.

Malgré la menace judiciaire qui pèse sur moi, je me rends régulière- ment en Suisse sous l’une ou l’autre des identités fournies par les services français pour rencontrer des chevaliers d’industrie et des négociants de haut vol. C’est à Genève, où je me suis installé dans un appartement que j’ai transformé en base arrière pour remplacer celle de Paris que je fais la connaissance du baron Jean Edouard Empain. Même s’il a été écarté des affaires familiales à la suite de son enlèvement rocambolesque de janvier 1978, il a gardé d’importants contacts dans le milieu des affaires.

Après quelques discussions je peux donc annoncer à l’amiral Putters qu’il pourra compter sur l’appui discret de cet homme encore jeunes et qui ne semble pas diminué par les difficultés qu’il a traversées.

Tandis que la France fait l’apprentissage de la cohabitation, à Moroni, l’opposition fait alternativement souffler le chaud et le froid. Sans doute las de vivre en exil, Mouzouar Abdallah et Ali M’Roudjae semblent parfois décidés à lâcher du lest. Le prince Saïd Kemal et Mohammed Taki eux, se montrent beaucoup plus fermes. Ils exigent toujours le départ d’Abdallah et je sais, de source sure, que Taki a noué des contacts avec des membres influents du RPR. Il me fait d’ailleurs approcher par l’entremise de mes officiers en place à Paris pour savoir si j’ai toujours autant d’estime pour l’homme que j’ai remis au pouvoir en 1978.

Pendant que les exilés s’agitent, Abdallah, plus fin manoeuvrier que jamais, assure son pouvoir en multipliant les procès. La menace maintenant permanente d’un coup d’état ne l’empêche pas de recevoir des hôtes de marque. C’est ainsi que, le 26 aout 1986, il accueille avec de franches démonstrations d’amitié Yasser Arafat, le chef de l’OLP qui venant de Madagascar à bord d’un avion mis à sa disposition par l’Irak, se rend au Zimbabwe afin d’y participer à une conférence des chefs d’Etat africains.

Le climat politique se durci de jour en jour a Moroni. Mon deuxième Bureau accumule des renseignements concernant des troubles à venir. Faute de pouvoir accorder un crédit absolu à toutes ces informations, je conseille à Marques de décortiquer les plus plausibles. Les agents de la GP infiltrent donc quelques groupuscules particulièrement agités. Lorsque l’un d’eux heureusement mal armée décide d’attaquer dans la nuit du novembre au 1er décembre 1986 le camp d’Itsoundzou afin de délivrer les coupables de la mutinerie de mars. Marques n’a aucune peine à l’empêcher d’aller au bout de son projet. Quatre individus tombent dans le piège tendu par un élément de la GP, tandis que six autres prennent la fuite.

Lâchés par leurs commanditaires, capturés, ces six hommes, interrogés à tour de rôle par la GP font des aveux concordants. Le groupe une fois les prisonniers d’Itsoundzou libérés, envisageait de lancer une attaque contre les unités des Forces armées comprennes cantonnées à M’dé.

Le 4 décembre, Magnus Malan ministre de la défense de Pretoria discrètement à Moroni. Il visite les installations de la garde présidentielle et les chantiers de construction financés par son pays Les Tanzaniens se plaignent de ce voyage qu’ils considèrent comme une insulte pour les pays de l’Afrique de l’Est.

Le ministre sud-africain, lui, se déclare enchanté par ce qu’il a découvert aux camps de Kandani et d’Itsoundzou. Il me promet de ne jamais laisser tomber la garde et me demande de lui adresser un rapport concernant ses besoins les plus urgents Lorsque mon visiteur s’en est allé. Je suis heureux que le président Abdallah qui, pour une fois a montre de la fermeté, me raconte comment il a mis un terme aux remontrances de son homologue tanzanien.

– Je lui ai dit que Je ne pouvais pas empêcher quiconque fût-il sud- africain de venir passer quelques Jours de vacances chez nous J’ai profitée de l’occasion pour lui expliquer que si le sac de ciment coûte deux fois moins cher en Afrique du Sud qu’en Tanzanie, il faudrait être fou pour payer le prix fort !

La France n’apprécie pas non plus la visite de Malan, et le fait savoir par l’intermédiaire de son ambassadeur, qui multiplie les remarques insidieuses au cours d’un entretien avec Abdallah. Le président comorien n’apprécie guère ces reproches voilés et réagit vivement :

– Monsieur l’ambassadeur, déclare-l-il d’un ton sec, sachez que les Comores sont un état souverain et qu’elles ne doivent de comptes à personne !

Au lendemain de la visite de Magnus Malan, de nouveaux soucis m’assaillent. J’avais donné des consignes afin que les comploteurs arrêtés par la GP ne soient pas maltraités. Je suis bien mal remercié de ma clémence : trois d’entre eux tentent de s’évader à 1’aube du 6 décembre et tombent sous les balles de leurs gardiens.

L’opposition brandit évidemment les trois morts comme des oriflammes. De trois, ils passent à sept dans les colonnes d’Arica Confidentiel. Une autre publication, la Lettre de l’Océan Indien, qui s’en est déjà souvent prise à la garde présidentielle, s’empresse d’annoncer que les morts du 6 décembre présentaient des blessures horrible et que leurs corps étaient mutilés alors que les trois médecins qui ont autopsié les corps n’ont constaté aucune trace de violence, sinon les impacts de balles.

A la suite de ces événements, des mouvements de colère animent les FAC, ainsi que la Gendarmerie. Des hommes désertent, d’autres sont limogés sans raison valable. Comme les forces de police ont été dis- soutes au mois d’aout sur ordre du gouverneur de la Grande Comores la GP demeure plus que jamais l’unique garante de la stabilité du régime.

Malgré tous ces traças, j’envisage l’avenir de l’archipel avec optimisme, fort des promesses vite tenues par Malan et de l’apparente détermination d’Abdallah qui n’a plus que deux ans à gouverner. Mais ma sérénité est bientôt entamée par les notes confidentielles que m’adressent mes agents parisiens au sujet de Mohammed Taki. Ils sont maintenant persuadés que ses contacts du RPR ont décidé de l’aider à prendre le pouvoir, en échange d’une union plus étroite avec Paris et l’abandon des revendications concernant Mayotte.

La pression de mes ennemis se fait si forte à Paris que je décide d’aller plaider directement notre cause auprès de Jacques Foccart. Le véritable maître de la politique secrète de la France en Afrique m’accorde bien volontiers un rendez-vous mais, malencontreusement bloqué par une manifestation dans le centre de Paris, je ne réussis pas à le rejoindre à temps. Sitôt rentre à Moroni, je m’empresse de lui écrire. Apres lui avoir présente mes excuses, j’évoque la mauvaise image que certains donnent des Comores et qui, j’en suis convaincu, ne repose sur aucun fondement, sinon l’intérêt personnel de ceux qui la colportent. Ma missive se poursuit en ces termes :

 » Bien que l’incohérence qui consisterait à vouloir compromettre un travail de près de dix années me paraisse être le meilleur garant de ma fidélité à venir, je tiens à votre disposition tous les éléments et arguments nécessaires pour finir de vous convaincre de ma loyauté. « 

Jacques Foccart, je le sais, est surtout inquiet du rôle influent que joue l’Afrique du Sud aux Comores. Ce ne sont pas les rapports des gens de la coopération, civile ou militaire, qui pourraient dissiper ses craintes. Bien décidé à justifier l’aide des Sud-Africains, je n’hésite pas à affirmer qu’elle n’a pas pour objectif de supplanter la France :  » Cette aide, relative pour eux bien que providentielle pour nos Petites Comores, ne traduit qu’une volonté bien légitime d’établir au mieux un dialogue avec un pays voisin. « 

Au moment où j’adresse cette lettre à Jacques Foccart, la campagne pour les élections législatives démarre aux Comores. Très vite, des troubles éclatent, si violents que je dois me résoudre à faire intervenir la garde. Plus de deux cents manifestants rejoignent leurs meneurs derrière les barreaux.

Les résultats du premier tour, qui se déroule le 22 mars, se passent de commentaires. Vingt-deux députés sont d’ores et déjà élus, avec 100 % des voix. « Toutes les ficelles ont été tirées  » proclame Omar Tamou, le ministre de l’Intérieur. Des bureaux fantômes ont été ouverts, certaines urnes remplacées par des caisses remplies d’avance, des cartes d’électeurs ont été subtilisées… Faisant fi de mes conseils et de mes mises en garde, Abdallah a confisqué, à son profit, le jeu politique.

66 – La lutte des clans pour le pouvoir

Depuis juin 1986, je savais qu’un coup d’état se préparait à Paris. Mais j’ignorais alors que certains anciens de la garde présidentielle étaient impliques au plus haut point dans le complot visant à mettre au pouvoir l’ancien président de l’assemblée fédérale des Comores, Mohammed Taki.

Le lieutenant Max Vieillard, alias Servadac, est le premier à avoir basculé dans le camp des ennemis d’Abdallah. Cet ancien de la GP me tient rigueur de ne pas l’avoir nommé capitaine. En décembre 1986, lors d’un passage à la Réunion. Il a été approché par un certain Daniel Trofflet qui s’est déclaré inquiet des modifications apportées par le président Abdallah à la Constitution, modifications qui risquaient prétendument d’entraver l’avènement de la démocratie aux Comores.

Le 18 avril 1987, Vieillard quitte la garde présidentielle. A son arrivée à Paris, il est accueilli André Cau, le responsable de mon antenne parisienne, qui s’est, lui aussi, rangé dans le camp de Mohammed Taki, avec Patrick Ollivier.

Mes officiers revoient Daniel Trofflet. Ils conviennent de mettre sur pied l’assassinat du président des Comores. Vieillard, dont je n’ai eu qu’à me louer durant les deux années qu’il a passées à la GP, rencontre alors Mohammed Taki qui lui confie la mission délicate de rentrer à Moroni afin de préparer la phase finale de l’opération.

Vieillard s’ouvre alors de ses projets au sous-lieutenant Chabassol, un officier renégat de la GP qui est en permission à Paris, et qui revient à Moroni le 30 avril. Entre-temps, j’ai été mis au courant de ce qui se tramait. Immédiatement arrêté, Vieillard reconnait sa participation au complot. Il prétend que la position de la garde, pas plus que la mienne d’ailleurs, ne sont menacées par les plans de Taki.

– Je devais m’explique-t-il, aller en Afrique du Sud après avoir repéré une dernière fois l’entourage du président Abdallah. Trofflet m’y attend pour le 10 mai.

Mon ancien lieutenant exprime sa déception de n’avoir pas obtenu son troisième galon. Il déclare aussi, pour sa défense, que le comportement de la garde l’a déçu durant les derniers mois. Selon lui, elle a largement débordé de son cadre initial. Elle est devenue, dit-il, un instrument de terreur mis au seul service d’un tyran aveuglé par sa puissance.

Alors que quelques-uns de mes hommes me paraissent décidés à régler à leur manière, que je devine expéditive, le sort de Vieillard, je l’expulse des Comores en lui conseillant de ne plus jamais y remettre les pieds. Quant à son complice, le sous-lieutenant Chabassol je me contente de le chasser définitivement de la GP. A peine suis-je débarrassé de mon ancien lieutenant que mes agents m’apprennent qu’un professeur du lycée de Hombo, à Anjouan, se repend depuis plusieurs semaines en dis- cours prônant l’avènement d’un islam radical à l’iranienne. Surnommé l’Ayatollah, cet enseignant veut obliger les femmes à se voiler de la tète aux pieds et exige le renvoi de tous les étrangers vivant aux Comores. En outre afin d’éradiquer la consommation d’alcool qui est une insulte à Allah, il réclame la fermeture des bars, des hôtels et des restaurants.

L’Ayatollah n’est pas sur Anjouan le seul tenant d’un islamisme pur et dur. L’un de ses protecteurs, Ahmed Ali, très lié à l’ambassadeur d’Iran à Madagascar, ne se prive pas non plus de réclamer le départ des cadres de la GP. Quelques extrémistes chiites, armes de haut-parleurs, s’enhardissent à venir durant quelques nuits vociférer des imprécations dans les rues de Mutsamudu. Puis, en plein jour cette fois, une large banderole apparaît sur une place de la ville. Ce calicot, vite retiré par des membres des forces de l’ordre proclamait :  » Le Coran est notre constitution. Mourir pour Allah est notre fidélité suprême. »

Les agents Téhéran manoeuvrent de façon si évidente que les enseignants détachés par Paris prennent peur et dénoncent l’émergence d’un irréversible mouvement religieux qui selon eux, ne peut mener qu’à une révolution de type iranien.

Il me paraît clair que cette agitation annonce de nouveaux troubles. Paris semble en être aussi persuadé que moi. Revenant curieusement sur sa ligne de conduite, le ministre de la Défense, André Giraud, me fait savoir par le truchement d’un officier en garnison à la Réunion, qu’en cas de coup dur, il me suffirait de réclamer officiellement de l’aide pour que des troupes accourent à Moroni en moins de cinq heures. Afin de faire bon poids. On m’annonce aussi qu’une compagnie basée à Mayotte arriverait, elle, en deux heures à Moroni.

A cette offre logistique ambiguë succède une promesse matérielle qui constitue pour moi une heureuse surprise. Après une judicieuse intervention de Pik Botha, le gouvernement ouest-allemand accorde en effet une aide de deux millions de deutsche Mark au Comores. Pik Botha, désirant sans doute marquer tout l’intérêt qu’il porte encore à nos affaires, s’empresse d’écrire, le 1er octobre 1987, au président Abdallah.

 » Cette aide financière, souligne-t-il, assurera la continuation du développement de votre pays que vous avez entamée pour le bien-être et le progrès de votre peuple. Le renforcement d’un gouvernement fortement anticommuniste contribuera sûrement à la stabilité et à la paix dans notre région du monde et aura une influence positive et favorable sur nos voisins. »

La fin de l’année 1987 et les premières semaines de 1988 sont marquées par u regain de l’agitation islamiste. Pour ne rien arranger, Dulcie September, la représentante de l’ANC, le Congrès national Africain opposé a la politique d’apartheid de Pretoria, est abattue a Paris de deux balles de 22 long-rifle en pleine tète. Tandis que certains avancent qu’elle a été la victime d’une lutte de clans au sein de I’ANC d’autres accusent l’un de mes hommes d’avoir organisé cet assassinat pour le compte des services secrets sud-africains.

La réélection de François Mitterrand à la présidence de la république, le 8 mai 1988, ajoute encore à mes soucis. Jacques Chirac, le vaincu de cette élection, démissionne de son poste de premier ministre en souhaitant bonne chance aux Français. Michel Rocard qui le remplace à Matignon, dissout l’Assemblée nationale et annonce que des élections législatives se dérouleront le 5 et 12 juin 1988.

Je me doute que la France surtout en période électorale, se soucie bien peu des Comores. Je conseille donc la plus grande circonspection au président Abdallah qui vit, lui aussi, à l’écoute de ce qui se passe à Paris.

Au soir du second tour des élections législatives, la gauche grâce aux vingt trois élus communistes reconquiert la majorité à l’Assemblée nationale. Aussi souvent trompé par les uns que par les autres, je me soucie peu, en vérité, que ce soient les hommes de gauche ou de droite qui soient majoritaires au Palais Bourbon. Le lieutenant Suresnes, lui, manifeste son inquiétude:  » Les lamentables événements du week-end, m’écrit-il. n’arrangent ni vos affaires juridiques ni nos affaires commerciales. Sourds et aveugles, voilà ce que nous sommes devenus. Les ponts sont coupés ! »

Quant au président Abdallah, il affiche son habituelle sérénité. Toujours aussi imperméable aux événements, il me fait remarquer que la France et l’Afrique du Sud habilement mises en concurrence permanente lui ont permis de faire prospérer les Comores depuis dix ans déjà.

– Qu’importe qui gouverne à Paris, les choses ne sont pas près de changer, me déclare-t-il. Faites-moi confiance, Bako !

Une fois Michel Rocard à Matignon, Jean-Pierre Chevènement à la Défense, Pierre Joxe à l’Intérieur et Pierre Arpaillange à la Justice, j’ai plutôt lieu d’être inquiet. Je pressens que des attaques vont pleuvoir de tous les bords sur la GP. Mes intuitions ne me trompent pas. Les insinuations selon lesquelles quelques-uns de mes hommes seraient impliques dans le meurtre de Dulcie September se transforment pour certains en certitudes.

La presse de gauche se déchaîne. Elle présente la GP comme un réservoir de tueurs mis à la disposition des services secrets sud-africains. Le magazine Actuel accuse ouvertement le capitaine Jeanpierre de ce crime. L’Afrique du Sud suit le mouvement : le Sunday Star, l’un des journaux les plus populaires du pays, va même au delà. Il affirme que je complote sans cesse avec l’extrême droite raciste afin d’empêcher le président Botta de mener à bien les réformes qu’il a si courageusement entreprises.

J’ai toujours eu pour habitude de courber l’échine et de ne jamais réagir aux accusations les plus grossières. Mais, cette fois, les choses vont trop loin. Je conseille à mon capitaine de contre-attaquer.

Jeanpierre porte alors plainte en diffamation contre Actuel et le Sunday Star. Quatre autres officiers de la GP poursuivent L’événement du Jeudi, qui a suivi la même voie qu’Actuel. Suite au témoignage de l’ambassade de France aux Comores qui confirme que mes officiers se trouvaient à Moroni au moment des faits, la direction du Sunday Star décide de transiger afin d’empêcher que l’affaire n’aille en justice. Elle publie un article rectificatif, ainsi que ses excuses envers mon capitaine diffamé.

Même si ces correctifs blanchissent mes hommes, ils interviennent six mois trop tard. Entre-temps, l’opinion publique a tout avalé, tout digéré. Pour elle, pas de doute, les Affreux sont de retour…

En réfléchissant à tous ces événements je commence à voir comment ils s’organisent, se connectent. Paris, c’est clair, veut nous abattre. L’opposition aux Comores et ailleurs, est résolue à évincer Abdallah. L’Afrique du Sud, qui a choisi la détente, semble commencer à se désengager.

Dès lors, il s’agit de durer. De poursuivre le but que je me suis fixé. Militaire, sans doute, mais devenu aussi diplomate, ambassadeur itinérant, chef d’entreprise, chasseur d’investissements, je n’ai cessé d’oeuvrer pour sortir l’archipel de son marasme chronique. Il est temps de lancer, ou de relancer, mes projets de développement.

67 – Les Comores s’ouvrent au tourisme

Cela fait déjà plusieurs années que je mène, avec l’Afrique du Sud, un projet de mise en valeur de l’agriculture Comorienne. Le plus beau fleuron de cette coopération est la ferme de Sangani, qui couvre six cents hectares, accrochés à flanc de volcan. Au fil des années nous n’avons cessé d’améliorer la qualité des sols, de développer les plans de culture et de rationaliser les techniques. Nous avons construit un corps de ferme, un hangar, une pépinière expérimentale et une route d’accès. Nous avons ouvert un dispensaire en 1985 et, l’année suivante, une école. Grâce à notre enthousiasme communicatif, le budget alloué à Sanglai par la République sud-africaine a triplé depuis 1983.

En 1988, la ferme emploie une centaine de personnes et les cultures vivrières et légumières donnent des résultats encourageants. C’est alors que l’Afrique du Sud commence à resserrer les cordons de la bourse. Les techniciens qu’elle dépêche aux Comores prennent peu à peu la place des hommes que j’ai détachés de la GP. Alors que je suis au jour le jour l’évolution de la situation, le 21 juillet 1988, Glen Babb et quelques responsables de notre projet commun réunis au siège de l’Union Building de Pretoria, m’avertissent sans ambages que la garde présidentielles ne sera plus seule gérante de la ferme de Sangani.

Même si j’avais deviné la menace, je suis abasourdi par ce coup du sort. Je le suis plus encore lorsque ces civils que je croyais définitivement acquis à mes méthodes de travail, précisent à Freddy Thielemans que Pretoria pourrait très bien envisager de supprimer son soutien à la garde.

Sur le point d’être lâché par les Africains du Sud, je tente de renouer les contacts que j’avais engagés en 1982 avec les Chinois de Taiwan. Les Taïwanais font mine d’oublier que le président Abllallah a jugé bon, il y a six ans, de refuser le prêt de dix millions de dollars taïwanais et le don de dix autres qu’ils étaient sur le point de lui accorder en échange d »une représentation officielle à Moroni. L’un de leurs émissaires, M. Du Ling, directe adjoint du bureau chargé d’étudier les problèmes africains au ministère des Affaires étrangères de Taipei, revient à la charge avec des propositions tout aussi généreuses.

Le Chinois nationaliste se montre à nouveau particulièrement intéressé par l’instauration d’une zone franche, dont l’implantation sera facilite par le port en eau profonde d’Anjouan et l’aéroport de Moroni. Selon lui, les Comores pourraient rapidement devenir un paradis fiscal susceptible d’attirer l’installation de nombreux établissements financiers. Mais une fois de plus, Abdallah fait la fine bouche. Il refuse de suivre ses interlocuteurs sur la voie de la reconnaissance de la Chine nationaliste qui l’obligerait à signer leur départ aux diplomates de Pékin.

Le Japon, lui aussi, se rappelle à notre bon souvenir. J’ai beau redouter une invasion de chalutiers-usines qui ruineraient vite les fonds comoriens, le président Abdallah se montre sensible aux offres nippones. La valeur du yen est telle qu’il leur accorde le droit de lancer une campagne de recherche du coelacanthe. Il se rend même à Tokyo afin de participer à l’inauguration de la maison dédiée à ce poisson mythique, qui serait l’ancêtre direct de l’homme.

Même s’ils sont désormais décidés à reconsidérer le financement de la GP, les Africains du Sud continuent à nous permettre d’améliorer les infrastructures civiles des Comores. La route située à trois kilomètres au nord de Moroni, qui relie Bahani à Kandani sur sept kilomètres de pentes volcaniques, fait partie de nos préoccupations communes. Elle était en si mauvais état il y a quelques années que nous avons dû, malgré le coût de l’opération, lancer un plan de reconstruction totale destiné à désenclaver les hameaux disséminés aux flancs du Karthala.

Le budget nécessaire s’élève à près de deux millions de rands. L’Afrique du Sud propose généreusement un don égal à cette somme. Abdallah l’accepte. La GP devient le maitre d’oeuvre des travaux, sous la surveillance efficace de techniciens de Pretoria. Ce n’est pas chose aisée que de raboter les couches de lave afin d’élargir la vieille route défoncée et de mettre en place des drains destinés à l’écoulement des pluies souvent torrentielles, puis d’ériger des structures de soutien aux passages abrupts.

Mettant une ardeur de pionniers dans cette tâche, mes hommes en viennent à bout, avec l’aide de la population pourtant d’ordinaire bien peu encline aux exercices de force. Le jour de l’ouverture de l’axe remis à neuf j’accueille quelques officiels sud-africains. Des que notre groupe apparaît la population massée sur les bas-côtés de la route commence à manifester sa joie. Alors que j’avais fait courir la consigne de crier  » Vive Abdallah !  » et  » Vive nos amis d’Afrique du Sud « , la foule, sous l’impulsion des notables en capes vertes, se met à chanter mes louanges. Je suis furieux qu’elle applaudisse aussi la France, qui n’est pour rien dans cette réalisation appelée à changer la vie de quelques milliers de paysans. J’ai beau m’efforcer discrètement de convaincre les notables de changer d’antienne, rien n’y fait. J’écourte donc la cérémonie afin que mes commanditaires ne souffrent pas trop de l’ingratitude comorienne.

Alors que nos voitures nous ramènent à Moroni, des  » Vive le colonel Bako !  » et des  » Vive la France !  » résonnent encore derrière nous, au flanc du volcan endormi.

Après l’ouverture de la route des hauts de Moroni, j’assiste, en novembre 1988 à celle de l’Itsandra. Ce premier fleuron de l’industrie hôtelière comorienne qui comporte vingt-trois chambres est un ancien établissement rénové de fond en comble. Situé aux portes de Moroni, il a été conçu pour une clientèle d’hommes d’affaires. Son inauguration précède de quelques mois celle du Galawa, un établissement de cent quatre-vingt-deux chambres implanté au nord de l’île. Destiné à une clientèle touristique, le Galawa sera doté d’un casino d’un centre nautique, d’infrastructures sportives et encore d’un service de location de voitures. Ces deux hôtels représentent pour moi l’aboutissement de dix années de réflexion et de travail.

Des mon arrivée aux Comores, en 1978, j’avais en effet compris que l’archipel possédait un remarquable potentiel touristique. Il y avait alors, sur l’ensemble des trois îles moins de trois cents chambres disponibles, que leurs pertes d’exploitation allaient obliger à fermer. En outre, les faibles flux touristiques poussaient les hôteliers a pratiquer des prix prohibitifs qui, venant s’ajouter au coût élevé d’accès aux Comores, décourageaient tout visiteur éventuel.

En 1979, nous envisagions déjà de développer le site du Maloudja l’un des plus remarquable de l’archipel où se trouvent séparées, par des langues de lave, les trois plus belles plages de la Grande Comore. Nous étions entrés en contact avec un groupe de financiers allemands qui se disaient prêts à investir dans l’industrie hôtelière et le tourisme aux Comores. Comme rien ne se décidait, nous avions cherché de nouveaux partenaires.

Au total, sept projets ont été étudiés, avant que le groupe sud-africain Sun International, qui possédait déjà plusieurs hôtels à l’île Maurice, ne nous donne la clé de ce casse-tête. Il m’a fallu bien des voyages â Pretoria, bien des réunions de travail pour aboutir à l’accord final entre le gouvernement comorien et les dirigeants de Sun International, Freddy a, je crois, planché vingt heures sur ces sacrés contrats, expliquant chaque point, exprimant les objections des uns, puis la proposition des autres…

L’International Développent Corporation (IDC) a garanti un prêt de 2 millions de rands. Huit autres millions ont été mis à la disposition de Sun International pour pouvoir terminer la construction du Galawa, effectuer son installation et rénover l’Itsandra. Lorsque l’entreprise sud- africaine a entamée la construction du Galawa, la population comorienne a réagi de manière mitigée. Tandis que certains dénonçaient l’invasion de l’île par des étrangers, d’autres en ont profité.

Je me souviens d’avoir vu un ouvrier quitter le site avec un tronc de bananier sur la tête. Le type avait déjà de la peine à avancer. Lorsque je l’ai appelé, il n’a pas pu tourner la tête : il avait glissé deux barres à mine dans le tronc qu’il transportait. Des containers entiers ont été pillés. Tous ces déboires sont aujourd’hui derrière moi. L’hôtel est prêt à accueillir ses premiers hôtes.

L’inauguration de l’Itsandra n’échappe pas à nos détecteurs. Un rappel à l’ordre de I’OUA atterrit sur le bureau du ministre des Affaires étrangères. Cette note secrète met le président Abdallah en garde contre ses accords passés avec l’Afrique du Sud. Rappelant au passage que Pretoria bénéficie d’un droit d’escale permanent à l’aéroport de Moroni par le truchement du Boeing 737 prêté aux Comores par la South African Airways, les gens de I’OUA étalent ce qu’ils savent du montage financier qui a permis de moderniser 1’Itsandra. Bien renseignés, ils précisent même que les techniciens sud-africains détachés aux travaux de réfection de l’établissement logent à l’hôtel Maloudja. Ils dénoncent aussi les livraisons de boisons non alcoolisées et de conserves alimentaires faites par la République sud-africaine qu’ils qualifient de  » régime raciste  » et avec qui ils voudraient que le président comorien cesse tout commerce.

Abdallah tient cet envoi pour lettre morte. Il me demande, au contraire, de faire activer les travaux partout ou ils sont engagés. Le président sait aussi bien que moi que le tourisme constitue sans doute la seule issue aux difficultés économiques qu’il s’efforce vainement depuis treize ans, de surmonter.

68 – Brouille avec Pretoria

Le 6 novembre 1988, Jean-Christophe Mitterrand, devenu. Au fil des ans, le missi dominici de son père en Afrique, où il s’est attiré le sur- nom de « Papamadi », rend une visite secrète au président Abdallah. Cette ambassade informelle, qui comme celles qui l’ont précédée, n’apporte pas de grands changements aux relations franco-comoriennes, coïncide avec le dixième anniversaire de la garde présidentielle. J’ai tenu à maquer l’événement avec éclat. Les manoeuvres que j’ai organisées s’achèvent sur une parade applaudie par la foule.

Cette GP, Abdallah, selon son humeur et son interlocuteur, la porte aux nues ou se dit prêt à la dissoudre. Un jour, il proclame qu’il veut m’évincer. Le lendemain il me déclare que, si je pars, il démissionne. En fait, le président des Comores veut tout à la fois : la garde et son patron pour assurer la sécurité du régime, l’assistance sud-africaine et les dizaines de millions de francs français versés chaque année par la Coopération. Sa rouerie l’amène à jouer sur plusieurs tableaux à la fois, à miser en même temps sur trois ou quatre chevaux. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’affaire Barril.

L’as médiatique du GIGN, tombé en disgrâce depuis l’affaire des Irlandais de Vincennes, m’avait écrit le 28 octobre 1987, pour m’annoncer sa nouvelle et totale indépendance, qui, en dehors de tous services et loin des querelles politiques, lui permettait d’assurer la protection de quelque chef d’Etat arabe. L’ancien capitaine de gendarmerie estimait intéressant de me rencontrer à une date et en un lieu dont il me laissait le choix. Il me garantissait la plus grande discrétion. A la fin de son mot, il me faisait part de « son admiration et de son respects ».

Bien que je n’aie rien contre cet homme au courage indiscutable, j’avais choisi d’ignorer son invitation. Elle m’était d’ailleurs sortie de l’esprit lorsque le 15 décembre 1988, le lieutenant Suresnes qui veille toujours au grain à Paris, m’apprend que Barril a contacté le président Abdallah.

 » Le président m’a raconté, m’écrit mon agent en France, ce qui s’est dit dans son bureau, vraisemblablement pour que je vous le répète. Cela faisait longtemps que Barril voulait le voir. Il était passé par Saïd Hilal, un employé de la Thomson à Moroni, pour obtenir ce rendez-vous. Voici dans le désordre, les propos que Barril a tenus à Abdallah : Mon- sieur le président avec Denard, vous avez les mains liées. Les mercenaires aux Comores ne sont pas une bonne image de marque. Vous ne devriez pas avoir les relations que vous avez avec la République sud- africaine. »

Suresnes envisage trois manières de contrecarrer les manoeuvres de Barril.

 » On peut ne rien faire, m’écrit-il, mais on ne sait jamais ce qui peut se passer avec ce genre de type. On peut monter une belle histoire, qui aurait des chances d’intéresser les journaux sur fond de bataille pour le contrôle de l’import-export et des casinos aux Comores. On peut enfin aller le voir et lui faire comprendre que les Comores et la garde sont des chasses gardées ! « 

Je ne mange pas de ce pain-là et choisis d’oublier les manigances de l’ancien gendarme lorsque le président Abdallah sciemment me semble-t-il, laisse commettre une nouvelle bévue de taille envers l’Afrique du Sud.

Le scandale, cette fois, éclate à Paris au cours d’une réunion inter- nationale sur le désarment nucléaire. Il est de notoriété publique que les Sud-Africains, garce à la France et à Israël, sont désormais capables de fabriquer des engins atomiques tactiques. La politique de détente engagée par Pretoria les obligeant à plus de franchise, même sur le plan des armements lourds, Piet Botha décide d’annoncer que ses centres de recherche seront dorénavant ouverts aux observateurs étrangers. On ne lui laisse pas le temps de prendre la parole. Des cris s’élèvent dans la salle de réunion. Derrière le représentant de la France qui a donné l’exemple, tous les délégués africains, à 1’exception du président Houphouët Boigny, plantent là l’orateur et quittent la séance en signe de protestation.

  1. Kafe, le délégué comorien, a suivi le mouvement sans hésiter. Par l’intermédiaire de Roger Harding, son représentant commercial permanent aux Comores. Pretoria réclame des explications. Au lieu de suive mes conseils et d’essayer d’arranger les choses comme la logique le voudrait, le président Abdallah se cabre. Furious, Harding quitte la présidence après avoir laissé entrevoir une interruption des aides financières de Pretoria.

Des lors, le représentant commercial de Pretoria multiplie les provocations. Il traite cavalièrement les autorités comoriennes, ne cesse de faire à la presse des déclarations intempestives et se plaint à longueur d’interview du rôle que joue la GP. Abdallah, excédé, envisage de le faire expulser. Il revient sur cette idée lorsque lui explique que les Sud-Africains ne se gêneront certainement pas pour 1ui rendre la pareille en renvoyant à leur tour Freddy Thielemans.

Curieusement, Harding finit par se calmer. Après avoir inspecté la ferme de Sangani qui s’est enrichie d’un joli troupeau et de kilomètres de haies que j’ai fait planter pour enrayer l’érosion, il prononce sur la place du village un discours tout ce qu’il y a de modéré. Je suis même abasourdi de l’entendre annoncer une nouvelle aide financière destinée à améliorer les conditions de vie des villageois. Toutefois, cette manne inespérée ne passera pas par le canal habituel de la GP.

Après la brouille des semaines passées, qui a failli mettre un terme aux relations entre Pretoria et Moroni, je devine que le revirement spectaculaire d’Harding est sans doute dû à l’annonce d’une révision de la Constitution qui permettra au président Abdallah de briguer son troisième mandat présidentiel.

Puisque les relations semblent normalisées, j’entends que Pretoria me notifie l’augmentation du budget de fonctionnement de 1a GP, qui comprend maintenant cinq compagnies. Je suis atterre lorsque, le 31 janvier 1989 je reçois une note de Freddy Thielemans m’annonçant que ni le ministère de la Défense ni les Affaires étrangères n’ont agréé mes demandes. Désormais, les Sud-Africains ne m’accordent plus un rand. Ils traiteront directement leurs affaires commerciales avec le gouvernement. Les accords ou conventions qu’ils signeront ne seront plus secrets. Ils paraitront au Journal Officiel de la République sud-africaine.

Lorsque je lui demande quelques explications, Glenn Babb me précise que les gens de Pretoria ne me reprochent rien en particulier. Leur décision est la conséquence de 1’attitude du président Abdallah au cours des dernières années. Selon lui,  » le temps est passe de donne d’aider sans rien recevoir ».

Tandis que je bataille en vain pour obtenir de quoi assurer l’entretien de la garde présidentielle, l’ex-capitaine Barril sollicite un nouvel entretien avec Abdallah. Il est reçu par le président le l7 janvier 1989. Cette fois, il lui annonce qu’il est prêt à me supplanter à la tête de la GP et à remplacer mes cadres par des hommes à lui.

Malin comme toujours, le président Abdallah l’éconduit en lui faisant finement remarquer que le financement de la GP ne dépend pas de lui mais de moi seul. S’il tient vraiment à prendre ma suite, à lui de trouver l’argent nécessaire pour équiper, armer et payer plus de cinq cents hommes !

L’ex-gendarme n’abandonne pas la partie. Il fait approcher quelques- uns de mes hommes en permission à Paris. Ses agents se montrent si maladroits que mes officiers s’empressent de me rendre compte de leurs propos édifiants.

Des lors, se doutant bien que je suis au fait de ses manigances, Barril claironne à qui veut l’entendre qu’il n’a nullement l’intention de travailler contre moi. Son objectif est de préparer une relève intelligente des cadres de la garde au cas où, cédant enfin à la pression de la France et de l’OUA, le président Abdallah en arriverait à me remercier.

Me tenant de plus en plus sur mes gardes, je ne suis pas étonné que les manoeuvres de Barril soient suivies de quelques autres Suresnes et son adjoint, le lieutenant Barjac, font régulièrement l’objet de tentatives d’approche d’origine diverse. Ils sont, l’un après l’autre, questionnés par le capitaine de réserve Bernard Courcelles, un ancien parachutiste apparenté a l’un de mes officiers.

Le trio se réunit le 29 mars 1989 dans une brasserie proche de la place de la Nation. Courcelles va droit au but. Il affirme que la France a désormais reçu de la Communauté économique européenne la charge de l’océan Indien. A ce titre, et sous réserve, bien sûr, de quelques aménagements de ses relations avec les Comores, elle est énormes prête à investir là-bas des capitaux plus importants que par le passé.

Bernard Courcelles récite bien sa leçon. Il précise que la France ne tient pas à nuire au président Abdallah mais qu’elle propose seulement qu’il accepte d’améliorer son image de démocrate en se séparant de quelques éléments européens de la GP devenus trop voyants.

Mes officiers tiennent surtout à connaitre le sort que la France me réserve. L’ancien parachutiste ne se défile pas. Il affirme qu’une fois le principe d’allégement de la GP accepté, je conserverai ma place aux Comores, tant dans les affaires civiles qu’a la direction de la garde.

Abordant ensuite le problème de l’Afrique du Sud, Courcelles ne cache pas que Paris verrait d’un bon oeil que le président Abdallah prenne ses distances avec elle au seul bénéfice de la France. Il faudrait aussi, précise t il qu’il n’agrée plus autant d’agents de Pretoria.

Puisqu’il faut toujours parler d’argent dans ce genre d’affaire, Cour- celles avance que la France par le truchement du ministère de la Coopération pourrait suppléer les Sud-Africains à l’entretien de la GP. Dans le but de s’attirer les bonnes grâces de Suresnes et Barjac, il annonce même que les cadres européens recevront une substantielle augmentation de solde. D’ailleurs, conclut il mes deux officiers pourront quand ils le désireront, avoir la confirmation de ses dires en prenant rendez-vous avec le ministre de la Coopération en personne.

Mes officiers quittent Courcelles après lui avoir signifié que je suis, en cette affaire, le seul maitre des choix de financement de la GP, et qu’ils ne peuvent pas engager de négociations sans m’avoir adressé un rapport sur ce qui vient d’être dit.

J’ignore encore les manoeuvres de Courcelles et de Barril lorsque j’assiste, le 3 mai 1989, à l’inauguration de l’hôtel Galawa.

Saïd Ahmed Cheik, secrétaire général de la présidence de la république et président du conseil d’administration du nouvel hôtel, adresse ses voeux de bienvenue aux premiers touristes par le biais de cette lettre que j’ai moi-même rédigée :

 » Au nom du gouvernement de la république fédérale islamique des Comores et en ma qualité de Président du conseil d’administration de la Socotel, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue aux « iles de la Lune « .

 » Notre pays de traditions qui s’ouvre au tourisme vous accueille aujourd’hui avec une légère appréhension, bien concevable car vous êtes les premiers à venir pour l’ouverture de Galawa Sun à Mitsamiouli. Notre expérience en est donc à son tout début et nous espérons que, par votre indulgence, vous nous accordiez votre compréhension.

Si notre service n’est pas encore parfait, nous tenons à vous assurer que nous ferons tout pour que votre séjour soit agréable et que, comblés par notre hospitalité légendaire, vous deveniez les Ambassadeurs de notre tourisme naissant.

 » Nous avons bien sûr nos us et coutumes, tout en nous orientant vers le modernisme mais je suis certain qu’ensemble nous pourrons faire des « Iles aux parfums » le paradis de vos rêves d’évasion. Lorsque vous serez loin de nous, le souvenir que vous aurez gardé des Comores vous donnera envie de revenir, oui, de revenir ! « 

La GP que j’ai crée et les deux hôtels pour lesquels je me suis tant battu font vivre désormais plus de mille cinq cents familles sur les trois îles. Comme mes émoluments de patron de la garde ne me permettent pas d’avoir le train de vie auquel je me suis habitué, il est tout à fait normal que je profite un peu, moi aussi de cette embellie. Je suis donc intéressé au succès du tourisme par le biais d’une société de services, la Sogecom, créée au nom de ma famille comorienne afin d’assurer le gardiennage des sites hôteliers et le transport des bagages de la clientèle depuis l’aéroport. J’envisage d’ailleurs d’instaurer une navette d’hélicoptère qui permettra aux touristes de ne pas perdre leur temps sur la route de Moroni. Je songe également à étendre les activités de ma société aux visites guidées du volcan Karthala. Quelques uns de mes officiers viennent d’y réaliser une première, en descendant à plus de trois cents mètres de profondeur dans ses entrailles.

Depuis mon arrivée aux Comores, j’ai trop vécu au présent pour songer à l’avenir. J’ignore aujourd’hui ce que le sort nous réserve, à la garde et à moi. Alors j’essaie de tenir, de continuer à vivre et à bâtir, d’imaginer des lendemains pour moi et les miens.

69 – Grandes manoeuvres à Anjouan

Le ministre des Affaires étrangères de la République d’Afrique du Sud a donc décidé qu’au 1erjuin 1989, il suspendrait ses aides à la garde présidentielle pour la ferme de Sangani, et traiterait directement avec le gouvernement de Moroni. Les diplomates de Pretoria veulent en outre que la ferme de Sangani passe sous le contrôle de dirigeants sud-africains. Enfin ils me mettent en demeure d’achever en juillet la construction des maisons prévues par nos accords de coopération.

Freddy Thielemans ne me cache pas que, cette fois la situation est particulièrement délicate. Mes commanditaires épluchent nos comptes au rand près. Décidés à saisir le moindre prétexte pour accélérer le changement, ils me reprochent de les avoir trompés sur le nombre de logements déjà réalisés. Les articles critiques que me consacrent quelques journaux les encouragent à se montrer de plus en plus tatillons.

De ce fait le climat entre la GP et ses anciens alliés se détériore. Les services secrets sud-africains en viennent à proclamer que, s’il tournait franchement à l’aigre, ils pourraient très bien se passer de leur station d’écoute comorienne.

A Moroni, Roser Harding continue de pousser la roue dans le sens contraire des intérêts de la GP. Mais il le fait de façon si maladroite que le ministère de la Défense sud-africain, qui nous est beaucoup moins hostile que les Affaires étrangères finit par s’inquiéter de ses manoeuvres, et réclame son remplacement, ainsi que celui des deux médecins détachés par Pretoria que Harding a entraines dans sa mauvaise humeur.

Sachant que le mandat du représentant commercial de Pretoria s’achève au mois de mai, je décide de ne pas envenimer les choses. Je conseille seulement au président Abdallah d’écrire au ministre sud- africain africain des Affaires étrangères pour lui faire savoir qu’il réprouve l’ingérence de son pays dans la politique intérieure des Comores.

En attendant qu’Abdallah en vienne à cette extrémité, j’épie les faits et gestes de Roger Harding. Ayant toujours la haute main sur le service de presse de la Présidence, je n’ai aucun mal à dissimuler au président les déclarations insultantes que le représentant de Pretoria fait à 1′ agence Reuter et à la BBC. Ses propos sont largement repris en Afrique du Sud par le Business Day et dans La Lettre de l’océan Indien. Ce n’est que lorsque l’AFP les utilise à son tour que j’en parle à Abdallah.

Le président se fâche et, le 1er avril 1989, fait convoquer Roger Harding à la Présidence. Il ne s’abaisse pas à le recevoir mais 1ui signifie par le truchement d’Ahmed Abdou qu’il n’est plus, désormais, persona grata à Moroni. Le diplomate sud-africain explose. Il hurle qu’il n’est pas un enfant, qu’il n’admet pas d’être traité de la sorte, et que tous ses faits et gestes sont dictes par son chef M. Van Heerden.

Sitôt sorti de la Présidence, Roger Harding colporte en ville la rumeur de son expulsion immédiate et selon lui, tout à fait arbitraire. Quelques Comoriens accueillent si mal ses réactions qu’ils décident d’organiser une manifestation hostile à l’Afrique du Sud. Soucieux de préserver la quiétude des touristes de plus en plus nombreux, je décide que cette démonstration populaire n’aura pas lieu. La GP se tient prête à empêcher les regroupements de manifestants.

Même si Harding n’est pas expulsé, au grand regret de mes amis du ministère de la Défense de Pretoria de plus en plus souvent opposé aux diplomates, son dernier éclat menace de compromettre définitivement mes relations avec l’Afrique du Sud. Je suis d’autant plus soucieux que je parviens tout juste à assurer le quotidien de la GP en mettant sa section génie, commandée par un spécialiste, à la disposition de chantiers civils. Mais si je n’obtiens pas de quoi payer les soldes mes volontaires comoriens, tous musulmans, ne pourront pas acquérir les vêtements neufs que leur impose la stricte observance du ramadan.

En mai, Roger Harding quitte Moroni. Il est remplace par Marco Boni. Jeune, jovial et francophone cet homme m’inspire immédiatement confiance. Mais je déchante vite. Il se révèle en effet aussi peu au fait des véritables problèmes de la garde présidentielle que son bouillant prédécesseur.

Alors que je réussis, vaille que vaille, à joindre les deux bouts, les Comoriens entrent dans 1a campagne de référendum concernant la réforme de leur Constitution qui doit permettre à Abdallah de briguer pour la troisième fois leurs suffrages. Renforcée par les démêlés avec l’Afrique du sud l’opposition s’agite comme jamais. Des tracts incendiaires appelant au boycott du référendum circulent sur les trois îles.

Indifférent à cette littérature, Abdallah se rend à Paris le 15 mai 1989. Il est reçu par Jacques Pelletier, ministre de la Coopération et Edwige Avice, ministre délégué auprès du premier ministre et chargée des questions de défense. Dans le même temps, Paris fait procéder à la relève massive de ses coopérants militaires. Si les anciens avaient fini par accepter une cohabitation avec la GP, les nouveaux venus se montrent plus distants en s’attelant à la délicate réorganisation des Forces armées comoriennes qui vont à vau-l’eau depuis des années.

La France organise ensuite à Mayotte de grands manoeuvres combinant des débarquements de fantassins et des largages de parachutistes. Une demi-douzaine de bâtiments de la Royale profitent de l’occasion pour venir rôder ostensiblement à la limite des eaux territoriales comoriennes.

Je ne suis guère serein quant à l’avenir de la GP lorsque, début novembre 1989, je m’envole pour Pretoria afin de participer à une réunion de travail initiée par le ministère des Affaires étrangères. Freddy Thielemans est lui aussi dans ses petits souliers lorsque nous entamons les discussions. Neil Van Heerden, le patron de Marco Boni, n’y va pas par quatre chemins.

– Mon gouvernement martèle-t-il d’un ton sec voit d’un très mauvais oeil que le bénéficie des projets sud-africains aux Comores soit détourné de sa destination réelle et que le crédit de ses opérations soit récupéré par la garde présidentielle. L’Afrique du Sud comprend parfaitement la position difficile du gouvernement comorien par rapport à l’opinion publique internationale à cause de ses relations avec nous. Mais, maintenant que certains pays l’Afrique nous ont ouvert leurs portes, nous pouvons utiliser les fonds destinés aux Comores pour aider ces Etats et nous en retirerons des retombées beaucoup plus positives.

Apres ce réquisitoire implacable, la reunion ne s’éternise pas. Une note adressée au gouvernement de Moroni en rend compte avec sécheresse. Pretoria n’appelle plus à la concertation. Les Sud-Africains exigent que les relations commerciales des deux pays soient élevées au rang de consulats. La route de Bahani devra être officiellement cette fois, inaugurée par des Sud-Africains. La ferme-modèle de Sangani sera placée sous le contrôle direct de techniciens dépêchés par Pretoria. Il faudra aussi que la presse soit mise au court que ces réalisations sont le fait de la seule Afrique du Sud.

Enfin, la note comminatoire enjoint au gouvernement comorien d’en respecter scrupuleusement les termes avant un mois. Si ce n’est pas le cas, alors, l’Afrique du Sud suspendra toute aide aux Comores.

Rentré à Moroni trois jours âpres la réunion de Pretoria, je réunis les deux officiers de la GP et les six contremaîtres comoriens qui assument la direction du domaine de Sangani. Ne leur cachant rien de la situation nouvelle, je leur annonce qu’ils devront passer la main dans mois d’un mois. Les Sud-Africains s’empressent d’ailleurs de nous ordonner de mettre en place à l’entrée du domaine une large pancarte annonçant que la ferme fait partie d’une  » Mission de coopération de l’Afrique du sud ».

Si le ministère des Affaires étrangères de Pretoria nous étrangle, celui de la Défense, lui, nous aide toujours. Je reçois à la fin juin 1989 vingt- deux véhicules, des Unimog et Land-Rover qui tombent à pic pour remplacer quelques vieux engins à bout de soude. Cette livraison inattendue me permet de donner un peu d’éclat au traditionnel défilé du 6 juillet. Tous ceux qui, se fiant aux rumeurs, voyaient déjà la garde présidentielle à l’agonie, retiennent leur souffle en la voyant défiler avec ses véhicules flambant neufs dont le volant à droite trahit clairement l’origine.

Au soir de la parade, je réunis mes officiers et sous-officiers. Après les avoir félicités pour la belle tenue de leurs compagnies, je leur annonce :

– Messieurs, nous entrons dans une période critique de notre histoire. Dans les mois à venir, sous allons vivre des événements graves et, peut-être même, avoir à supporter des changements politiques.

Après le défilé dont je n’ai pas voulu faire un chant du cygne, je décide de jouer la continuité. Puisque la France a organisé des manoeuvres importantes à Mayotte, pourquoi n’en ferais-je pas autant à Anjouan, où ne cantonne qu’un détachement commandé par le lieutenant Lamarck.

Le président Abdallah voyant là 1′ opportunité de clouer le bec à ses opposants de Mutsamudu et de Domoni son bourg natal, et de mettre un terme à des différends opposant quelques clans, m’encourage à la dépense. Le Je réquisitionne donc le cargo affecté aux liaisons entre les trois îles de l’archipel.

La garde a une telle allure lorsqu’elle investit Mutsamudu que la population croit d’abord au retour de l’année française. Cette démonstration de force, observée de loin par les coopérants français, est ensuite interprétée comme la répétition d’un éventuel débarquement sur Mayotte. Je laisse courir la rumeur qui renforce l’image du président Abdallah. Mais afin qu’il renonce à toute idée d’invasion, je lui fais clairement comprendre que je ne prendrai jamais les armes contre mon pays.

Impressionné lui aussi par ces manoeuvres, le premier conseiller de l’ambassadeur de France a Moroni M. Bercot remet a un journaliste français un message pour Marco Boni. Il annonce à ce dernier qu’au cas où la République sud-africaine déciderait de m’affronter à l’échange de son ultimatum, la France se rangerait de son côté. Aussitôt averti de cette initiative, je commence à me demander d’où me viendra le coup de grâce.

C’est alors que j’apprends qu’une rencontre doit avoir lieu le 15 juillet entre Marco Boni et le président Abdallah. La réunion, à laquelle je suis convié avec Ahmed Abdou, est de courte durée. Le président Abdallah a mûrement pesé les menaces de Pretoria. Je suis aux anges de l’entendre signifier à son visiteur décontenancé qu’il n’a pas décidé d’apporter de changements quant à la forme de ses relations avec l’Afrique du Sud.

– Si vous voulez demeurer aux Comores, lui explique-l-il, matois, faites-le, vous êtes nos amis. Si vous voulez partir, faites-le.

La messe est dite. Marco Boni se retire vaincu. Le président me regarde alors droit dans les yeux et me déclare :

– Pour la garde, ne vous inquiétez plus, Bako. Je trouverai sans peine les moyens d’assurer son entretien.

70 Les Sud-Africains serrent la vis

A la fin du mois de juillet 1989, les caisses de la garde présidentielle sont vides. Les travaux annexes de ma section du génie ne suffisent même plus à faire bouillir la marmite quotidienne. Il me faut trouver six millions de francs par an pour assurer la sécurité de la Présidence, et Abdallah, malgré ses promesses, ne m’a pas versé un sou. Le président comorien sait pourtant que, sans mes hommes, son pouvoir serait à la merci du premier groupe de sous-officiers des FAC qui décideraient de s’en emparer par la force. Je commence donc à établir, avec Marques, un nouveau budget de fonctionnement de la garde, en envisageant toutes les économies possibles.

Les militaires sud-africains continuent de m’envoyer du matériel. Ils annoncent même qu’ils vont détacher aux Comores un élément de commandos de reconnaissance, afin de parfaire encore l’entraînement de mes hommes dont ils ont apprécié la démonstration à Anjouan. Quant aux services secrets de Pretoria, imperméables aux humeurs de leur gouvernement ils continuent d’assurer le fonctionnement de leur station d’écoutes dont la moisson d’informations est transmise dans le cadre de l’Alliance atlantique aux services de la DGSE.

Si la ferme de Sangani est définitivement passée sous contrôle sud- africain, Marco Boni qui se voyait déjà promu consul demeure, comme Freddy Thielemans, un simple représentant commercial de son pays.

Je profite de l’afflux de journalistes attirés par la réputation grandissante de l’hôtel Galawa pour leur faire visiter les Comores comme le ferait un homme d’affaires soucieux de promouvoir son pays, sans me prévaloir de ma condition de conseiller de la Présidence, ni de celle de patron de la GP. Cette initiative est mal interprétée par certains envoyés spéciaux. Au lieu de décrire l’archipel, ils me consacrent leurs articles, en me décrivant comme une sorte de sultan blanc tout-puissant.

Lorsque Marquès me présente le budget prévisionnel de la GP, je suis effaré : il ne nous faut pas six millions mais huit millions de francs pour 1′ exercice 1989-1990 ! Mon adjoint préconise avec insistance la création de taxes supplémentaires sur les carburants qui permettraient à elles seules, de compenser 1′ augmentation des frais de fonctionnements de la garde.

En attendant la réponse d’Abdallah, je planche avec Marquès sur la formation au sein de la GP d’une brigade de répression des fraudes. Les Comoriens trichent depuis toujours avec le Trésor. Personne à part certains touristes, n’achète du tabac estampillé par la Régie d’Etat. Le m’karakara règne toujours, et ceux qui le dirigent font partie de toutes les couches de la société. Des militaires des Forces armées comoriennes, des fonctionnais, et même des proches du président ont des intérêts dans cette gigantesque organisation. L’un des cas les plus saisissants est celui de Mahamoud M’Bradabi, qui est à la fois commandant des FAC et dirigeant de trois organismes : EGT, une entreprise de travaux publics, les Hydrocarbures et Gazcom. Ce cumul fait de lui l’un des hommes les plus puissants de l’archipel, et un personnage incontournable dans la gestion de l’Etat avec des ambitions de calife.

Mis pour la première fois devant ses responsabilités vis-à-vis de la garde présidentielle, Abdallah semble enfin prendre conscience du manque à gagner généré par les magouilles et la fraude endémique. Il réunit le 7 octobre 1989 les responsables de l’Administration et les menace des pires sanctions s’ils ne mettent pas rapidement un terme au commerce clandestin.

Un premier trafiquant fonctionnaire aux Finances, est arrêté et emprisonné. Convaincu de faux multiples, il est astreint à rembourser au centime près les sommes qu’il a détournées durant des années.

Après cette condamnation exemplaire, les trafiquants de cigarettes, qui sévissaient jusque-là en toute impunité, mettent un bémol à leurs activités. Différentes enquêtes sont ouvertes. L’une d’elles conduit au chef d’état-major des FAC, qui protégeait ouvertement les réseaux de trafiquants en prélevant sa dîme sur leurs bénéfices. L’officier comorien démasqué donne sa démission mais Abdallah la refuse, sous la pressions du colonel Vieillard, le gendarme qui commande les coopérants français.

Marques profite alors de la situation pour proposer à la Présidence un plan de restructuration des FAC. Ce plan est des plus simples, puisqu’il envisage de démanteler les unités gangrenées par la prévarication. D’après les apports de mes agents, des dizaines de soldats déserteurs sont toujours inscrit sur les rôles de leurs compagnies et leurs officiers s’approprient chaque mois leurs soldes ! Partout, les campements des unités comoriennes sont laissées à l’abandon. Quant aux coopérants français, ils ont adopté le rythme de vie de ceux qu’ils ont remplacés, à base de footing et de parties de pêche, et ils laissent faire.

La perspective d’une dissolution des FAC suscite des inquiétudes, y compris à Paris. Je ne suis pas étonne d’apprendre l’arrivée à Moroni du général Gastaldi avec une section de mortiers d’infanterie de Marine, censée familiariser les soldats comoriens au service des armes à tir courbe. Bon prince, je ne vois as d’inconvénient à ce que ces exercices de tir se déroulent sur le terrain de manoeuvres du camp d’ Itsoundzou qui, lui, demeure parfaitement tenu.

En attendant qu’Abdallah prenne des décisions quant au financement de la GP, je veille au déroulement de la campagne du référendum, qui a été fixé au 6 novembre 1989.

Depuis leur exil parisien, Ali M’Roudjae et Mohammed Taki critiquent vertement le président des Comores. De large NON s’étalent sur les murs blancs des basses maisons de Moroni. Les instituteurs, furieux d’être toujours aussi mal payés, ajoutent encore à la fébrilité de la population en se mettant en grève. L’ambiance se dégrade au fil des jours. Pour la première fois des coups de feu sont tirés sur la demeure du ministre des Finances.

Afin de maintenir l’ordre la garde se disperse autant qu’il est raisonnable de le faire. Elle patrouille nuit et jour dans Moroni et oblige ceux qu’elle prend sur le fait à effacer leurs graffitis.

Bien décidé à ne pas me laisser déborder par les événements, je fais renforcer la garde permanente de la radio, de la centrale électrique, des aéroports et de la Présidence. Rien de bien grave ne s’est produit lorsque, au soir du 6 novembre 1989, quatre-vingt-douze pour cent des votants plébiscitent la réforme de la Constitution.

J’avais espéré un succès moins spectaculaire. Alors que le président se félicite de sa réussite, je ne lui cache pas qu’un score inférieur aurait été meilleur pour son image à l’étranger. Indifférent à mes mises en garde, Abdallah dépêche à Paris l’un de ses conseillers, le docteur Maecha M’Tara avec pour mission de convaincre François Mitterrand d’effectuer une visite officielle au Comores.

Trois jours plus tard, le 9 novembre 1989 c’est la chute spectaculaire du mur de Berlin. Elle m’inquiète autant qu’elle me réjouit. Il est clair en effet que, si elle s’étendait trop vite aux autres pays du bloc communiste, cette ouverture libératrice bouleverserait la stratégie mondiale. Des lors, les Comores ne présenteraient plus du tout le même intérêt stratégique pour la France et l’Afrique du Sud.

Avec une certaine appréhension, je me rends une nouvelle fois en Afrique du Sud afin d’y faire, toujours à l’Union Building, un point de la situation avec le redoutable Van Heerden.

Contrairement à son habitude, le directeur de la diplomatie sud-africaine chargé du dossier des Comores m’accueille avec le sourire. Il est flanqué de trois officiers supérieurs que je connais depuis longtemps, le général Badenhorst, le brigadier Bosch et le colonel Van Wyngard. Freddy Thielemans et Marco Boni sont également présents.

Mon hôte se félicite du résultat du référendum. Il est surtout satisfait de l’amélioration des relations entre son pays et les Comores, depuis que le président Abdallah a accepté l’ouverture officielle d’une représentation commerciale à Moroni.

– La République d’Afrique du Sud, me dit-il après avoir écouté mol court préambule rappelant les changements intervenus dans l’archipel, tient à honorer ses engagements. Elle est fidele en amitié. Mais il est apparu en Afrique une nouvelle philosophie qui veut que l’on l’éloigne de plus en plus des gouvernements maintenus au pouvoir pas des forces armées. Puisque les liens entre les Comores et la République sud-africaine, en particulier le financement de la garde présidentielle, sont désormais connus, l’image de mon pays pourrait se ternir. Nous voudrions donc restructurer notre soutien à la République islamique des Comores d’une manière qui permette un alignement sur cette nouvelle philosophie. Nous ne voulons plus être accusés de soutenir un régime par les armes.

J’entrevois déjà l’éventualité d’une nouvelle participation de Pretoria à l’entretien de la Garde, lorsque mon hôte ajoute :

– Il faut maintenant tenir compte des difficultés financières aux- quelles doit faire face la République sud-africaine et qui risquent de se traduire par une diminution sensible de son aide. Par conséquent il va falloir trouver une nouvelle forme de coopération.

J’explique alors au Sud-Africains que, pour effacer son image de garde prétorienne qui la déconsidère, la GP sera sans doute bientôt dis- soute, et refondue dans une sorte de garde républicaine, avec les meilleurs éléments des Forces armées comoriennes. Cette transformation radicale modifiera les relations entre les Comores et l’Afrique du Sud, que nul ne pourra plus accuser d’entretenir une troupe mercenaire.

Avant de clore la conversation, qui a été chaleureuse pour la première fois depuis bien longtemps, je prends le risque de tenter d’obtenir le versement des soldes qui, à cause de la rupture du mois de janvier, restent encore dues à la GP.

Si on ne me promet rien quant à ce règlement, les poignées de main et les sourires que nous échangeons avant de quitter l’Union Building me laissent entrevoir tout de même des lendemains moins difficiles.

Dès mon retour à Moroni je rends compte de mon ambassade au président Abdallah puis, le 18 novembre 1989 expose aux militaires français notre plan de fusion des forces comorienns. Chacune des composantes de l’armée, que ce soit la GP, la Gendarmerie ou les FAC conservera son autonomie sous l’autorité d’un chef de corps commun. Quant aux effectifs ils seront réduits. Les forces comoriennes passeront de mille à sept cent cinquante hommes.

Comme je m’y attendais, ce plan est loin de faire l’unanimité. Les tractations n’ont pas beaucoup avancé lorsque les Sud-Africains m’annoncent qu’ils vont reprendre leur aide à la GP mais en amputant son budget de soixante pour cent. Encouragé par cette reprise de contact je file à Pretoria afin de plaider une dernière fois ma cause auprès du général Badenhorst, qui continue à penser que les Comores malgré l’évolution de la situation internationale occupent encore une position clé sur la carte du monde en particulier dans l’océan Indien.

Malgré sa bonne volonté, le général me confirme que l’aide que son pays fournira désormais à la GP ne dépassera pas deux millions de rands. Il tient à préciser que cette somme, si elle ne suffit pas à conserver à la garde sa forme actuelle sera largement suffisante pour entretenir une unité de soixante-quinze hommes, constituée de Comoriens triés sur le volet, encadrés par quelques Européens, et qui n’aurait d’autre mission que d’assurer la sécurité du Président et la veille antiterroriste aux aéroports.

Je regagne Moroni en me disant qu’après tout je n’espérais plus rien quelques jours plus tôt, de Pretoria et qu’Abdallah devant l’urgence, finira bien par tenir ses promesses.

Sitôt revenu de Paris, le président s’enquiert du résultat de mon ambassade. IL me félicite pour ma diplomatie, puis comme si de rien n’était m’annonce que la France s’est déclarée prête à débourser trente millions. Mais cette aide est assortie d’une condition : Paris demande que les forces de la GP et des FAC soient fusionnées, en ne gardant qu’une section de sécurité rapprochée de soixante hommes dont quatre officiers expatriés.

71 – La disparition du président Abdallah

Par-delà ses activités habituelles, la garde s’est vu confier la responsabilité de lutter contre les contrebandiers qui continuent à sévir malgré les objurgations répétées du président Abdallah et en dépit des quelques condamnations prononcées ces derniers temps.

Notre section de sécurité rapprochée, qui possède des appareils de vision nocturne à infrarouge, a été tout naturellement désignée pour prêter main-forte aux douaniers commandés par Calvet, un coopérant français. Cette section est souvent requise pour tendre sur la côte des embuscades à des trafiquants.

Ainsi, alors que la GP multiplie ses activités, les discussions concernant sa refonte et celle des FAC ne débouchent sur rien de concret. Il ne peut d’ailleurs en être autrement puisque le président Abdallah semble se contenter des trop vagues promesses sud-africaines et françaises.

Il y a la solution qui consisterait à confier la Gendarmerie à la charge de la coopération française. Quant a la garde, il serait envisage de la faire fusionner avec les meilleurs éléments des FAC. La Coopération, elle, souhaiterait mette en place un programme de restructuration qui réuni- rait les FAC et la Section de sécurité rapprochée, au travers d’une, nouvelle entité baptisée « Forces de défense et de sécurité ».

En attendant, les Forces armées comoriennes sont au bord de la mutinerie depuis que le président Abdallah, après avoir promis une augmentation de solde de seize pour cent, a ramené ses largesses à six pour cent. Chaque jour, on me signale de nouvelles désertions. Même des gendarmes renâclent au service. La situation devient irrespirable. Par atavisme et tradition, la mentalité comorienne conduit à l’indécision chronique. Quand j’alerte le président Abdallah sur la nécessité d’une restructuration, quand je lui décris l’asphyxie progressive des Forces armées, il me repond avec fatalisme :  » Il faut faire ce qu’il faut faire.  » Avec des litotes de ce style, je n’obtiendrai jamais un avis tranché, une décision catégorique.

Attisant à plaisir les braises de la révolte larvée, l’opposition déclare qu’elle ne présentera pas de candidats aux élections régionales prévues pour le 3 décembre. Dans ce climat lourd de menaces, j’ai la pénible impression que le temps se fige.

De son cote, le commandant Marquès s’inquiète de voir les officiers comoriens des FAC approuver la grogne de leurs hommes, voire l’encourager. Les FAC semblent être au bord du putsch. Des rumeurs de coup d’Etat circulent dans la ville.  » Radio Cocotier » parle même d’attaques directes contre la GP qui, heureusement demeure imperméable à l’agitation qui gangrène les autres unités.

Le climat devient de plus en plus délétère. Il apparaît clairement que seule la dissolution des FAC permettrait de mettre en place le plan de restructuration de la GP que les Sud-Africains exigent Le président Abdallah en est convaincu, mais il redoute de braquer ses officiers contre lui en décrétant du jour au lendemain la dissolution de leur armée. Je discute de longues heures avec lui et avec les hommes sûrs de son entourage. Bien décidé à dénouer la crise. J’amène Abdallah a envisager un compromis. Spontanément il convient que tout serait plus facile si des troubles graves éclataient du fait des FAC, ou même de la Gendarmerie. De là à les provoquer, il n’y a qu’un pas. Devant l’urgence, et en concertation avec le président, nous prenons la résolution de le franchir.

Ainsi est décidée la mise en place d’un plastron, dispositif de mise à feu fictive, provoquant la réaction inévitable qui nous conduira à justifier le désarmement des FAC. Il est convenu que cette action simulée sera déclenchée par des Européens de la GP la nuit du 26 novembre un dimanche. Aussi, le président Abdallah, qui revient ordinairement 1e lundi matin de ses week-ends à Anjouan se tiendra-t-il ce dimanche soir là à sa résidence d’Itsandra. Le matin même, je rencontre Marques. L’opération est confirmée. Dans la soirée, des dispositions définitives comprenant le désarment des FAC, incluant celle d’Anjouan, sont arrêtées.

Peu avant minuit, quatre membres de la GP s’infiltrent par la cocoteraie jusqu’a la façade arrière de la résidence et montent un simulacre d’attaque en lâchant quelques rafales. Alors que je regagne ma villa de Dache, j’entends les tirs qui commencent. Dans l’enceinte de la résidence présidentielle, une section de trente hommes appartenant à la 2eme compagnie, celle qui est de garde ce soir-là se met en position et réplique à la prétendue attaque. Rapidement, je suis informé par Marquès et me rends à la résidence. A l’approche du portail, je me fais reconnaitre par les sentinelles, qui ne sont pas dans le secret de l’opération et qui viennent vers moi l’arme haute. Marquès est déjà sur place avec Siam, un officier que j’ai débauché récemment de la garde personnelle du président du Bophuthatswana et qui s’occupe à Moroni du service de renseignement. Ils ont été rejoints par les lieutenants Tony et Joël.

Dans la cour, je découvre le président qui déambule en pyjama, sans garde du corps, et qui ne semble pas autrement perturbé par les tirs de mes hommes qui continuent de crépiter de l’autre côté de la résidence. Abdallah vient à ma rencontre. Malgré les angles de tir bien repérés je ne tiens pas à ce qu’il soit touché par une balle perdue ou un ricochet. Je le prends donc par le bras et le fait se mettre à l’abri, en m’interrogeant sur l’absence de ses gardes du corps personnels.

Pendant ce temps-la, sous la conduite de Marques, les hommes de la section de garde ripostent de toutes leurs armes. Mais nos comparses qu’ils prennent pour cibles sont si bien embusqués à l’extérieur qu’ils en deviennent intouchables. Jouant le jeu d’une véritable attaque, Marques a déjà donné l’ordre à notre 2eme compagnie d’alerte de faire mouvement vers nous pour renforcer la seule section de garde. En attendant la fin de l’opération, je monte au premier étage avec le président Abdallah, dans la grande pièce qui lui sert à la fois de bureau et de salon. Je sais que Monique Terrasse, la jeune institutrice avec qui il a parfois l’habitue de passer la soirée, est partie tôt ce jour la.

Siam nous rejoint. Marques, lui, vient enfin de retrouver le garde du corps du président, le sergent Jaffar, qui était parti en goguette laissant Abdallah seul et sans protection. En jogging et baskets et la chemise de travers, Jaffar revient en fait, je l’apprendrai plus tard, de chez sa petite amie, ou il a bu plus que de raison et visiblement fumé du chanvre. Il se fait admonester par Marques, qui le prie d’aller se mettre en tenue et de revenir se poster dans le hall au rez-de-chaussée. Visiblement il est mal dans sa peau d’avoir été surpris en flagrant délit d’abandon de poste.

Le président Abdallah est confiant dans la réussite de notre montage. Il s’installe à son bureau, satisfait et de son écriture penchée, rédige et signe l’ordre de désarmement des FAC. Il me tend le papier à en-tête de la République fédérale islamique des Comores. Avant de le confier à Marquès pour exécution, je lis le décret qui s’établit ainsi :

« Moroni le 27/11/1989 à 0H10

 » Ordre est donné à la garde présidentielle de désarmer les Forces armées comoriennes.

« Les autorités civiles et militaires, en l’occurrence la Gendarmerie doivent apporter assistance à toute réquisition de leur part. »

Il nous est arrivé au cours de nombreux exercices de prendre fictivement le contrôle de Moroni en seulement sept minutes. Je ne doute pas que mes hommes, cette nuit, en fassent autant, sinon mieux.

Maintenant que le décret est signé et que la deuxième phase de l’opération est lancée, le président s’installe dans le grand salon qui prolonge son bureau. Nous nous asseyons face à face. Pendant que mes groupes investissent la ville avec la rapidité que j’espérais nous écoutons ensemble les rafales du dispositif qui joue le jeu jusqu’ au bout.

Notre plan se déroule conformément à ce qui avait été prévu. Déjà, des messages m’apprennent que les sentinelles des FAC qui gardaient la radio et les dépôts de carburants ont été désarmées sans difficulté.

Comme le prévoit le scénario que nous avons mis au point, les faux assaillants se replient lorsque la 2e compagnie, rameutée par Marques, une cinquantaine d’hommes avec véhicules et armes lourdes, se déploie alentour. Mais lorsque le groupe passe devant la résidence voisine, il est accueilli par les rafales nourries des gendarmes de garde qui s’étaient jusqu’alors tenus silencieux. L’attaque atteint une telle intensité que la 2e compagnie, qui ne s’attendait pas à être prise à revers par les gendarmes de la Présidence, est contrainte de répliquer à l’arme lourde, bazooka RPG 7. En pleine confusion et malgré le rigoureux entraîne- ment qu’ils ont subi mes Comoriens perdent vite leur cohésion Peu soucieux des ordres hurlés par leurs officiers, ils vident chargeur sur chargeur de manière désordonnée, à l’aveuglette, même au risque de s’entre-tue.

Dans le salon, le téléphone sonne. Siam décroche. Monique Terrasse est au bout du fil.

– C’est une femme, dit Siam.

– Dites-lui que je la rappellerai, répond le président Abdallah.

Le vacarme est bientôt si grand et ce nouveau bruit, des explosions qui se rapprochent de la résidence, est si imprévu que le président Abdallah, subitement inquiet, commence à perdre contenance. Maintenant, quand il parle, chaque rafale le fait sursauter. Ses mains s’agitent. Son visage se défait. Il blêmit, transpire à grosses gouttes. Tout à coup pris d’un accès de panique, il se met à gesticuler s’exclamant en comorien au bord de l’incohérence. Je me lève et me penche sur lui. Il implore le Prophète. Je m’agenouille devant son fauteuil et lui tapote les mains pour le tranquilliser. Cela ne suffit pas. Ses joues se contractent, sa tête s’affaisse et il semble près de la syncope. Tout en restant à genoux devant lui, je me redresse pour tenter de le rassurer, en vain.

Nous sommes dans le bureau-salon, situe au premier étage. Le plafond de cette grande pièce est soutenu par deux immenses piliers. Soudain, la porte s’ouvre ; Jaffar apparaît, la Kalachnikov à la hanche, et marche, menaçant vers nous. Il peut s’imaginer que je suis en train de brutaliser le président. En effet je le vois faire le geste l’épauler. Je devine qu’il va tirer. J’ai juste le temps de me plaquer aux pieds du président hors de la ligne de tir, quand Abdallah reçoit une rafale de balles tirées par Jaffar et qui, visiblement ne lui étaient pas destinées. Siam, qui se trouvait dissimulé par l’un des piliers et qui a vu, lui aussi, l’avance menaçante de Jaffar, l’a visé par réflexe et l’a touché à mort simultanément.

Ma jambe raide m’empêche de me relever aussi vite que je le voudrais. Au-dessus de moi, le président ne bouge plus. Quand je suis enfin debout, je le vois tassé dans son fauteuil. Je tends la main vers lui. Je m’aperçois qu’il est sans vie.

Marques et Siam sont comme moi, consternés, incapables de prononcer une parole. Je suis abasourdi. J’en ai les oreilles qui bourdonnent. Reprenant vite mes esprits, j’ordonne de fermer les battants de la porte du salon, puis téléphone à Ahmed Abdou, aux proches collaborateurs et aux familiers du défunt pour les avertir du drame épouvantable qui vient de se jouer.

Après être allé aux nouvelles, Marquès m’annonce que notre plastron, ignorant ce qui vient de se passer, a filé comme convenu.

Je suis assailli par un flot de pensées qui me viennent dans le plus grand désordre. Je songe que, sans le coup de folie du sergent Jaffar, nous étions tout près de toucher au but. Nous sommes en pleine absurdité, bien loin du coup d’état dont nous serons plus tard injustement accusés.

Un peu avant 1 heure du matin, alertée par les échos de la fusillade, Monique Terrasse téléphone à la résidence. Elle éclate en sanglots en apprenant la mort d’Abdallah. Elle appelle alors Christiane Buscail, la sectaire personnelle du président, une amie très proche. Désespérée, elle lui déclare qu’elle n’a plus aucune raison de vivre. Effectivement elle se suicidera quelques heures seulement après la disparition de l’homme qu’elle aimait par-dessus tout, comme elle venait de le dire à l’une de ses amies, une proche du Président.

Le jour se lève. Il va falloir faire face à la situation. Je demande à Marques d’ordonner le désarmement des unités des FAC stationnées à Anjouan où se trouve le commandant Ahmed, qui a démissionné trois mois plus tôt de son poste de commandant en chef. Un autre officier des FAC, le commandant M’Radabi, nous aide à transporter le corps d’Abadallah dans sa chambre en attendant que ses proches l’emmènent à Anjouan.

Maintenant qu’il est allongé sur son large lit, le président dont le torse troué de balles n’a guère saigné, paraît dormir, à jamais apaisé. Je suis malheureux. Anéanti. Je revois les scènes du passé. Je me remémore les soirs à Paris où, redevenu président mais pas encore argenté, Abdallah m’invitait à partager son dîner sur un bout de table. Après nous être opposés en 1975 sans nous connaître, nous étions, par la suite, devenus amis. Durablement. Malgré son humeur parfois versatile, sa rouerie et son goût du pouvoir absolu, cet homme déroutant, malin et naïf à la fois, qui aimait si fort son pays, était un véritable compagnon. J’ai de la peine.

Il fait jour. Les familiers arrivent les uns après les autres. Je décide alors de rentrer chez moi afin de téléphoner en toute sûreté à mon correspondant de la DGSE.

Je n’ai pas encore deviné que certains m’accuseront plus tard d’avoir fait tuer Abdallah, si ce n’est de l’avoir assassiné moi-même. J’appelle Omar Bongo, j’avertis aussi quelques amis parmi les plus sûrs pour les informer de cette catastrophe. Tous sont consternés.

72 – Sous la menace des troupes françaises

Dépassés par le drame imprévisible qui a bouleversé nos plans, les ministres, le commandant de la gendarmerie et même le colonel Vieillard, en charge de la coopération militaire aux Comores, se gardent bien d’entamer de grandes manoeuvres inquisitrices. Ils ne de rendent même pas sur les lieux du drame. Selon la coutume, il est décidé un deuil national de quarante jours. Avec Ahmed Abdou et Ali Naçor, le chef de cabinet du défunt, je les réunis dans la grande villa de Beït – es-Salam. Ils ne s’agitent pas, ne parlent pas, sont comme prostrés. Pour eux, je m’en rends compte, la disparition d’Abdallah est le fruit de la fatalité.

Appliquant dès les premières heures du jour les mesures que j’ai décidées dans le cadre de la Constitution, mes hommes veillent à l’ordre dans une ville étonnamment silencieuse.

Pendant que la famille du président fait transporter par avion sa dépouille à Anjouan, où le calme règne, je veille à la protection de la Cour suprême de l’état. Après avoir officiellement constaté la carence du pouvoir, ses membres, conformément à l’article 22 de la Constitutions chargent Saïd Djohar – un demi-frère d’Ali Soilih – de l’assumer jusqu’aux prochaines élections présidentielles, qui ne pourront se dérouler qu’à l’expiration du deuil national.

Conscient du fait que la garde présidentielle représente sa seule chance de maintenir l’ordre, le président par intérim me demande de ne rien changer à ma façon d’agir. A peine investi de sa charge, il décide de repousser la date des élections régionales.

Alors que Marques a fait regrouper au camp d’Itsoundzou les soldats désarmés des FAC, des militaires français en civil se répandent en ville en tentant d’ameuter des bandes de jeunes. Quelques heures seulement après la mort d’Abdallah, des groupes de manifestants s’enhardissent à braver les patrouilles de la GP en exigeant le départ des mercenaires..

Je me rends vite compte que, parmi les manifestants ce sont les hommes ayant jadis servi dans l’armée française qui braillent le plus fort..

La mort du président inquiète Paris. Les forces françaises de l’océan Indien sont en alerte. Mes amis de la DGSE ne me cachent pas que mon expulsion de Moroni a été décidée par le gouvernement. S’il m’est sou- vent arrivé d’avaler de grosses couleuvres dans ma carrière d’homme de l’ombre pour le seul bien des affaires de la France, cette fois, je ne suis pas du tout décidé à me laisser manipuler. Partir, surtout discrètement, serait une façon d’avouer que je suis pour quelque chose dans la mort de l’homme dont j’avais, au contraire, tout intérêt à protéger la vie, puis- qu’il s’était prononcé pour la dissolution des FAC..

Il devient évident, au fil des jours, que mon départ et le démantèlement de la GP n’arrangeraient pas les choses. Ce retrait prématuré mettrait certainement le feu aux poudres. Il libérerait les ardeurs de la foule, jusqu’à présent contenue tant bien que mal par mes hommes..

Même si je n’attendais pas un appui efficace des Sud-Africains, je suis tout de même catastrophé lorsque Marco Boni vient m’annoncer le 4 décembre 1989, que Pretoria a définitivement décidé de mettre un terme à son aide. Se mettant au diapason du concert international, l’Afrique du Sud va Jusqu’à réclamer mon départ et celui de tous mes officiers..

Des tracts circulent en ville. Ils reproduisent en arabe et en français la déclaration suivante, que j’ai lue et relue plus de dix fois : .

« LE ministre des Affaires étrangères de l’Afrique du Sud, Pik Botha a déclaré aujourd’hui qu’à la lumière des tragiques événements concernant l’assassinat du président Ahmed Abdallah Abderramnne aux Comores le gouvernement sud-africain a décidé .

« De suspendre l’assistance a la garde présidentielle et les autres formes de coopération avec les Comores, lesquelles avaient été accordées dans le passé à la demande du président Abdallah et ce, en attendant le règlement de la situation actuelle. .

« De demander le départ immédiat des Comores de tous les éléments expatriés qui empêchent l’exercice, par le peuple comorien, de ses droits démocratiques à l’autodétermination..

« De soutenir tous les efforts visant à permettre au peuple comorien de décider de son propre avenir de manière pacifique et démocratique sans ingérence extérieure..

« M. Botha a également affirmé que les futurs engagements de l’Afrique du Sud aux Comores auront uniquement pour but de coopérer aves les dirigeants des Comores démocratiquement élus afin de promouvoir le bien-être de la population de l’archipel et de renforcer les liens existant entre les deux pays..

« L’Afrique du Sud est en train d’échanger de manière continuel avec toutes les parties, des informations sur la situation aux Comores afin d’assurer une approche coordonnée. .

« Bien que ce tract, reproduit avec tant de célérité par des services dépendant maintenant de Djohar, exagère quelque peu les véritables termes de la déclaration de Pik Botha, je m’inquiète de plus en plus lorsque, saisissant au vol le prétexte de la mort d’Abdallah, l’ONU légifère sur l’emploi des mercenaires. Cela faisait près de dix ans que le feu couvait à New York, mais aujourd’hui, tous les Tartuffes de la terre, même ceux qui ont si souvent fait appel à mes services, applaudissent la mise hors-la-loi des mercenaires et de ceux qui les emploient..

Afin bien montrer à la population que je n’ai nullement l’intention de me plier aux injonctions de l’extérieur, je décide de me laver en public de l’accusation d’assassinat qui circule en ville. La loi coranique prévoit qu’un musulman soupçonné à tort d’un délit ou d’un crime peut se disculper en venant faire le hitima, autrement dit demander la confession que seules les autorités religieuses ont le droit de lui accorder..

Après avoir prévenu les autorités religieuses, je coiffe au matin du 5 décembre 1989, la traditionnelle kofia que m’a un jour offerte le défunt président. Sûr de mon bon droit, je me présente à la grande mosquée de Moroni..

De tous les religieux qui avaient promis de me recevoir, seul le cadi de Moroni a tenu parole. Pendant qu’il prononce la fatiah rituelle qui me dégage de toute responsabilité dans la mort d’Abdallah, une bande de jeunes s’amasse sur la place de la mosquée. Lorsque je ressors du lieu saint après avoir longuement prié pour le repos eternel d’Abdallah quelques meneurs, s’apercevant que je suis accompagné par un seul garde en civil, me traitent d’assassin. Leur slogan est repris et paradoxalement, c’est sous les lazzis que je remonte dans ma voiture.

La presse internationale parle beaucoup des Comores. Tronquant, par fois interprétant toujours le moindre de mes propos, elle me présente comme un tyran et mes hommes, comme des reitres sans foi ni loi. Chaque fois qu’un Journaliste étranger tente de s’adresser à un Comorien ce dernier, par manque d’habitude de tels contacts bien plus que par raison, refuse de répondre à ses questions ou avoue des craintes bien naturelles. Le monde entier en déduit que les habitants de 1′ archipel vivent désormais dans la terreur absolue..

Dépassé par la situation Saïd Djohar, alors même qu’il venait de me remercier d’avoir maintenu l’ordre de si beau façon, me condamne à son tour, sous la pression de l’ambassadeur de France..

 » Ce n’est pas moi qui ai fait venir les mercenaires  » déclare-t-il en substance au cours d’une conférence de presse..

Il affirme que le jour ou il sera président, il n’aura pas besoin de garde présidentielle. Il ajoute même qu’il est devenu mon otage.

En peu de temps, le demi-frère d’Ali Soilih a déjà pris goût au pou- voir. Il va jusqu’à envisager de modifier la Constitution. L’article 22 prévoit on effet que la vacance du pouvoir sera assurée par le président de la Cour suprême, mais spécifie que celui-ci ne pourra en aucun cas briguer la pérennité de sa charge à l’issue de son intérim..

Pendant que Djohar se voit déjà président de la république, et me condamne alors que je suis le seul à lui permettre encore de gouverner en paix, les choses tournent à l’aigre à Paris. La justice française revient à la charge dans l’affaire du Bénin en me déférant devant le Tribunal correctionnel pour association de malfaiteurs..

Ironie de l’histoire, alors que les ennuis pleuvent ainsi de toutes parts, j’apprends que Kerekou l’homme que mes commanditaires -1a France y compris – voulaient que j’abatte, a décidé de renoncer à ses engagements marxistes et de changer de politique. Je n’ai guère le loisir de méditer sur ce revirement : au matin du 7 décembre 1989, une centaine de jeunes gens déferlent dans le centre de Moroni en brandissant des calicots réclamant notre départ..

Cette fois, la manifestation dégénère. Mes hommes donnent de la crosse et de la matraque. Des journalistes photographient leurs assauts. Certains envoyés spéciaux prennent si ouvertement le parti des émeutiers que je suis obligé de donner l’ordre de les empoigner eux aussi. Je les fais ensuite expulser sans me soucier de ce qu’ils raconteront une fois rentrés dans leurs pays. Je n’ai pas fait dans la nuance : parmi ces journalistes se trouvent les envoyés spéciaux de l’agence Reuter de l’AFP, du Daily Telegraph, de l’agence Sygma et même de Radio France Internationale !.

Après cette journée de troubles, alors que je m’attendais à un peu de calme, c’est au tour de l’opposition, menée par Abbas Djoussouf et Mouzouar Abdallha de s’agiter. Ses cohortes sont bien moins menaçantes pour l’ordre public que les Jeunes gens prêts à tout que j’ai dû affronter la veille. Elles se contentent de se rassembler sur la place de Badjanani, puis de se répandre en ville en longue colonne silencieuse sous la veille serrée des patrouilles de la GP. Abbas et Mouzouar m’avaient d’ailleurs envoyé une lettre afin de me prévenir de cette démonstration de force. Bien qu’ils exigent mon départ, ils ne se sont pas adressés à Bob Denard, mais au colonel Mustapha M’Hadjou..

Le conseiller d’ambassade Bercot me signifie alors que Paris s’inquiète du sort des mille six cents ressortissants français qui vivent dans l’archipel. Je me retiens lui faire remarquer qu’ils ne me paraissent nullement en danger, pas plus que les quelques trois cents touristes en séjour à l’hôtel Galawa..

Je ne suis pas dupe de la démarche du diplomate. Le gouvernement français doit s’apprêter à dépêcher des troupes de renfort vers les Comores, sous prétexte de protéger ses ressortissants. C’est effectivement ce qui se produit, mais Paris affiche une grande prudence. Le colonel Charrier, chargé des relations publiques des forces de l’océan Indien, précise en effet devant les représentants de la presse mondiale que ce déploiement spectaculaire de bâtiments n’est destiné qu’à permettre en cas de besoin seulement l’évacuation des Français des Comores..

Bien renseigné par la DGSE, je sais Mayotte transformée en véritable base arrière. La compagnie de Légion qui y stationne a été renforcée par deux cent cinquante parachutistes de 1er RPIMa et quatre-vingt-dix bérets verts du commando de Marine Jaubert. Une force navale composée de la Boudeuse, un petit patrouilleur, le la Grandière, un bâtiment de transport léger, de l’aviso-escorteur Protet et du pétrolier ravitailleur la Marne s’est formée là-bas..

Cette petite armada, dont les forces sont largement disproportionnées par rapport à celles que je pourrais lui opposer, est renforcée par cinq hélicoptères Puma et sept gros porteurs Transall..

La menace étant claire, j’avertis Marquès et ses officiers que jamais je ne leur demanderai de combattre une troupe française, même si, avec nos sept cents hommes connaissant bien le pays, nos armes lourdes antiaériennes fournies par l’Afrique du Sud et nos mortiers de 120 mm dont les tirs ont depuis longtemps été repérés, nous sommes en mesure de résister utilement à n’importe quel envahisseur..

Après avoir affirme devant quelques journalistes qu’il n’est pas question, serait-ce pour un baroud d’honneur symbolique, d’affronter les paras et les commandos de Marine, j’épie la montée en puissance du dis- positif destine à m’impressionner..

Le vendredi 8 décembre, je rencontre le premier conseiller de l’ambassade de France au club nautique de Moroni. Nous ne perdons pas de temps en vaines mondanités. Il se contente de me lire le texte du télégramme qu’il a reçu du Quai d’Orsay, et qui résume l’état de nos négociations : .

 » 1. En accord avec les autorités comoriennes nous sommes prêts à assurer l’encadrement militaire de la garde présidentielle dans le perspective du départ de M. Bob Denard..

 » 2 Le général Norlin pourra être présent à Moroni..

 » 3 Les mercenaires français expatriés dont le casier judiciaire est vierge pourront éventuellement rentrer en France via l’Afrique du Sud sans s’exposer à poursuites..

 » 4 Nous avons fait savoir aux autorités sud-africaines qu’il leur appartenait de régler la requête financières. Il convient donc à celles-ci de lui répondre directement sur ce point..

 » 5 Urgent de connaître dispositions envisagées par Denard pour partir.  » .

Puisqu’il garantit la liberté de mes hommes, je ne trouve rien à redire à ce texte. Je suis sur le point d’accepter le compromis lorsque, deux jours plus tard, j’apprends que la force stationnée à Mayotte passe en alerte rouge dans le cadre d’une opération baptisée Oside. Puis Jean- Pierre Chevènement, ministre de la Défense, arguant des accords d’assistance entre la France et les Comores, annonce qu’il n’attend plus pour intervenir que la demande officielle de Saïd Djohar..

Pendant que mes amis de la DGSE négocient pour moi une sortie honorable et des indemnités suffisantes pour défrayer mes hommes de ce qu’ils ont, sur mes conseils, investi aux Comores, je donne au soir du 12 décembre, une conférence de presse au camp de Kandani . .

– Moi colonel Saïd Mustapha M’Hadjou, je jure solennellement, en mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, sincères et véritables les déclarations qui vont suivre. Après en avoir référé au président de la République par intérim ainsi qu’à la famille, pour le respect de la mémoire de monsieur le président Abdallah après avoir consulté mes amis comoriens et mes hommes, devant les terribles accusations qui pèsent sur notre conscience, devant le refus collectif de responsabilités de nos dirigeants actuels qui savaient, devant la multitude des pressions sud-africaines et françaises pour nous chasser des Comores dans le déshonneur devant le déploiement d’une armada qui risque d’intervenir à tout moment, créant une situation irréversible pouvant entraîner un bain de sang, j’ai décidé de rompe mon devoir de réserve pendant la période de deuil..

Brusquement incapable de contenir ma rage plus longtemps, je lâche, sans aucun souci des convenances : .

– Je commence surtout à en avoir marre de toutes ces accusations et de faire en plus figure d’assassin ! .

Revenant à plus de modérations masquant du mieux que je le peux l’émotion qui m’étreint en revivant la mort d’Abdallah, narre ensuite par le menu, sans parler bien sur de la machination ourdie avec le défunt lui-même, ce qui s’est passé durant la nuit du 26 au 27 novembre..

Lorsque j’ai achevé mon récit étayé par des témoignages précis, j’annonce, sans faire état des tractations secrètes que j’ai engagées avec la DGSE, que j’ai décidé de quitter les Comores devant les menaces conjuguées de l’Afrique du Sud et de la France. Ayant ainsi annoncé le principe de mon retrait je me livre aux questions des journalistes.

73 – L’adieu aux Comores

Après l’annonce, par voie de presse, de ma décision de quitter les Comores, les tractations se poursuivent. J’exige un départ honorable pour mes volontaires et moi-même. Je réclame une cérémonie de remise du drapeau de la garde présidentielle, et une passation officielle du pou voir entre nous et les militaires français. En outre, je veux des indemnités pour mes hommes et moi, ainsi que l’assurance que nous ne serons pas poursuivis en justice.

Tout, ou presque, a été négocié à ma convenance lorsque le 14 décembre 1989, un avion d’Air-France emmène à Paris quelques-uns de mes officiers. Mon épouse comorienne, que j’ai décidé de mettre à l’abri en France, s’envole dans le même avion avec nos deux enfants. Le lendemain matin, je rencontre une dernière fois dans mon bureau le colonel Rigaud, qui s’est vu confier la charge délicate de la passation de pouvoir. Il est accompagné par le commandant Léonard, auquel incombera la charge de la GP..

Le gouvernement d’Afrique du Sud fait savoir à la France qu’il est prêt à m’accueillir sur son territoire et à m’accorder quelques compensations financières. De son côté, le gouvernement français s’engage à débourser trois millions de francs par le truchement de son ambassade à Moroni afin de régler les soldes des Comoriens de la garde..

Un peu plus tard, je donne l’ordre de rassembler la garde sur le terre- plein de Kandani. Ma troupe, impeccable sous les trombes d’eau est figée au garde-à-vous. Je procède à l’appel des nouveaux promus officiers et sous-officiers comoriens qui prendront la place de mes volontaires en attendant la relève des Français..

J’ai le coeur serré lorsque, ma saharienne ruisselante plaquée sur le torse, je fois régler une dernière fois mes hommes. Malgré une situation tendue et les manigances des coopérants, pas un seul d’entre eux n’a déserté depuis la mort du président Abadallah.

L’après-midi du 15 décembre, la pluie tombe toujours alors qu’une partie de la GP se range devant ses véhicules alignés sur l’aérodrome d’Hahaya. Entouré de mes vingt-cinq derniers officiers, je n’ai pas le coeur d’insister lorsqu’on m’annonce qu’il n’y aura pas de passation de commandement formelle, et que je devrai me contenter de ce qui s’est dit dans mon bureau..

J’effectue un ultime passage en revue. Certains de mes hommes ont les larmes aux yeux. Avant de rejoindre l’avion, je leur adresse un bref message : .

– soldats de la garde présidentielle vous avez toujours servi les Comores dans l’honneur et la dignité. Je vous en remercie. Je vous demande de vous comporter de la même façon envers les hommes qui, dans quelques instants, assureront la bonne marche de votre magnifique unité. Je ne vous oublierai jamais..

Mes bagages personnels et mes trente-deux cantines pleines d’archives sont chargés dans l’Hercule C 130 de la SAFAIR. J’ai laissé dans une armoire de mon bureau des documents particuliers, qui seront appréciés à leur juste valeur par les  » nettoyeurs  » de la DGSE. Ayant exigé et obtenu que mes officiers, en tenue camouflée, gardent leurs armes jusqu’au bout, je marche vers l’avion sous leur escorte silencieuse et digne..

C’est seulement lorsque les portes de l’appareil sud-africain sont refermées derrière nous que, tenant ainsi ma promesse, je demande à mes compagnons de remettre leurs armes aux hommes d’équipage..

L’avion s’arrache à la piste. Mes Comoriens en tenue noire et béret vert se noient dans la boucaille qui nimbe la terre et la mer. L’un de mes lieutenants me remet le drapeau de la garde roulé sur sa hampe. Ses compagnons, sans doute pour ne pas pleurer entonnent une chanson de parachutistes. Je dépose près de moi l’emblème de la GP et me mets à chanter avec eux..

À Johannesburg, on nous débarque sur une aire réservée aux révisions techniques des appareils en transit. On fouille nos valises, on nous palpe sous toutes les coutures. Je laisse faire car cette humiliation pourrait nous servir plus tard, si l’on nous accusait d’être partis des Comores avec des objets de valeur. La détestable corvée expédiée, on nous guide vers un salon..

Le soir venu, nous dinons tous ensemble à l’hôtel où l’administration sud-africaine nous a réservé des chambres. Faisant mine d’oublier notre triste sort, nous vidons de nombreuses bouteilles de champagne a la sante de la garde et de ses nouveaux chefs. Freddy T’hielemans, qui partage notre repas, est aussi affecté que nous. Avec son efficacité habituelle il a déjà veillé à ce que mes malles et la barre de l’Antinea, que j’ai tenu à conserver en souvenir de notre épopée de mai 1978, soient entreposées sur la zone d’extraterritorialité de l’aéroport..

Le lendemain, je suis en civil lorsque j’accompagne mes officiers jus- qu’à la limite de la zone sous douane de l’aéroport. Comme je ne sais pas dire adieu, mais seulement au revoir, je serre la main de tous mes compagnons, puis m’éloigne avec Freddy avant que l’avion ne décolle. Même si l’amitié de mon ancien compagnon du Katanga me réchauffe le coeur, je me sens terriblement seul.

Une fois que l’Afrique du Sud m’a accordé un permis de séjour, le diplomate Rusty Evans me reçoit au Guest House des Affaires étrangères. Tandis que Freddy m’attend dans un salon voisin avec l’ambassadeur de France Dupond, il se met en peine de m’expliquer un peu plus clairement la position de Pretoria, arrêtée lors de nos tractations de Moroni..

– Colonel, me déclare t il, cela ne fait que deux mois que nous avons, grâce à vous, pu enfin renouer de véritables contacts avec Paris. Nous nous sommes entendus sur l’objectif commun de vous chasser des Comores et de dissoudre votre garde présidentielle devenue beaucoup trop voyante..

Comme son ton est amical, je lui parle de mes malles d’archives..

– Ne vous inquiétez pas. Elles sont en sécurité et vous seront remises très bientôt..

Par politesse, je me retiens de lui faire remarquer que les services secrets de Pretoria ne se priveront guère, s’ils ne l’ont pas déjà fait, de fouiller mes cantines, dans l’espoir d’y récupérer les passeports comoriens qu’il m’est si souvent arrivé de leur délivrer..

Après cet entretien stérile, je m’installe à Pretoria dans la villa de la mission commerciale des Comores. En attendant de pouvoir aller à Paris plaider la cause de mes hommes, je me console en me disant qu’au moins ils n’ont pas été inquiétés à leur arrivée en France..

Le 5 janvier 1990, le représentant de l’Afrique du Sud à Moroni expédie une note à Pretoria annonçant que le gouvernement des Comores a décidé de fermer sa représentation commerciale en Afrique du Sud. Freddy Thielemans n’a plus qu’à rendre son passeport diplomatique. Désormais, les Comoriens sont privés des aides officieuses qui leur permettaient tant bien que mal de subsister. Même si je compatis aux malheurs des gens des trois îles je souris en songeant que les notables de Moroni ne pourront plus s’approvisionner à bon compte en produits de luxe..

Poursuivant leur politique d’occultation du passé, Djohar et ses ministres publient le 9 janvier 1990 une liste d’interdictions de séjour. Elle comporte les noms de tous les volontaires qui ont servi aux Comores pendant les douze dernières années.

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

OPS