L’histoire de Bob Denard aux Comores ne se résume pas à un récit de barbouzes en quête de gloire. C’est, plus profondément, un exemple troublant de la manière dont des puissances extérieures ont tordu le destin d’un jeune État africain fraîchement indépendant. Cet archipel de l’océan Indien, souvent fantasmé comme un coin de paradis, a servi de terrain d’expérimentation pour des jeux d’influence où les intérêts politiques et économiques se sont entremêlés sans scrupules. Denard, loin de vouloir bâtir un État viable, s’est attaché à le maintenir sous coupe réglée.
Le bras armé d’un pouvoir de l’ombre
En 1978, Bob Denard, surnommé non sans ironie « le corsaire de la République », débarque avec l’Opération Atlantide.
Son objectif : Replacer Ahmed Abdallah à la tête du pays. Ce coup d’État, bien loin d’un acte isolé, bénéficiait d’un appui discret mais réel des services secrets français, le SDECE (devenu depuis la DGSE). L’écrivain et journaliste Stephen Smith l’a documenté sans détour : Denard œuvrait sous une forme de parapluie officieux fourni par Paris [1].
Au cœur de ce dispositif, la Garde présidentielle, la fameuse GP, jouait un rôle central. Elle comptait quelque 500 Comoriens, encadrés par une quarantaine de mercenaires européens. Officiellement chargée d’assurer la sécurité de l’État, elle servait avant tout à maintenir l’emprise de Denard. Bien entraînée, redoutée, elle était l’outil d’un pouvoir parallèle qui ne rendait de comptes à personne.
« On les craignait davantage que l’armée régulière. Ils avaient de meilleurs salaires, de meilleures armes. Et tout le monde savait qu’ils répondaient à Denard, pas au président », raconte un ancien haut fonctionnaire comorien, préférant garder l’anonymat.
Quand l’apartheid finance l’ordre privé
Un autre pilier de cette mainmise résidait dans l’alliance, aussi cynique qu’efficace, avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Dès la fin des années 70, Pretoria voit dans les Comores une opportunité stratégique. Elle injecte alors des millions de dollars dans l’opération Denard, espérant faire de l’archipel un relais logistique et un centre d’écoute avancé dans le canal du Mozambique.
Résultat : Les Comores deviennent une zone de transit pour contourner l’embargo international sur les armes. L’historien Jean-Pierre Bat a mis en lumière le fonctionnement de ces réseaux opaques, où les frontières entre acteurs privés et logiques d’État s’effacent dangereusement [2].
Certes, on a construit un hôtel de luxe, le Galawa, et soutenu quelques projets agricoles. Mais tout cela a surtout profité à une poignée d’investisseurs bien placés, rarement comoriens. L’illusion d’un développement masquait une réalité de dépendance économique et de rente politique.
Le prix d’une indépendance confisquée
Certains récits évoquent la « comorianisation » de Denard, converti à l’islam sous le nom de Mustapha Madjou. Ce geste, aussi spectaculaire soit-il, cachait mal la nature autoritaire de son règne. Ce n’était pas un rapprochement culturel, mais une stratégie de légitimation. En réalité, c’est un pouvoir presque féodal qui s’installait.
« Les Comoriens n’avaient ni argent, ni vrai pouvoir. Tout passait par Denard. Oui, il était fort, mais il nous a pris notre dignité », témoigne une habitante de Moroni.
Derrière les apparences de stabilité, la société comorienne bouillonnait. La GP concentrait les privilèges, creusant un fossé avec la population. En 1985, cette tension éclate, une mutinerie survient. Elle n’était pas simplement motivée par les soldes impayées; elle incarnait un rejet profond de l’ordre établi.
La fin des « chiens de guerre »
Comme souvent, ce genre de système finit par se dévorer lui-même. Deux événements scellent la fin du « régime Denard » : le déclin de l’Afrique du Sud de l’apartheid et la volonté de la France de faire le ménage dans ses réseaux postcoloniaux.
Paris, qui avait longtemps toléré les agissements du mercenaire, change de ton après l’assassinat, resté mystérieux, d’Ahmed Abdallah en 1989. En 1995, l’opération Azalée expulse définitivement Denard.
De cette période trouble, on peut tirer trois enseignements clés :
La vulnérabilité des États jeunes : Les Comores ont servi de terrain d’influence pour des puissances bien plus organisées, souvent au détriment de leur souveraineté.
L’illusion d’un développement sans autonomie : Un pays ne peut pas se construire dans l’ombre d’une puissance étrangère. Quand les projets sont imposés par la force, ils finissent toujours par engendrer frustration et rejet.
La persistance des réseaux invisibles : L’affaire Denard illustre jusqu’où peuvent aller certains États pour agir sans assumer, en s’appuyant sur des figures tierces.
Aujourd’hui encore, les Comores oscillent entre influences extérieures et volonté d’émancipation. Les cicatrices laissées par Denard sont à la fois visibles dans certaines infrastructures… et dans une mémoire collective marquée par la dépossession.
Références :
[1] Smith, Stephen. Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt. Calmann-Lévy, 2003.
[2] Bat, Jean-Pierre. Le Syndrome Foccart : La politique française en Afrique de 1958 à nos jours. Gallimard, 2012.
https://blogs.mediapart.fr/yamine-boudemagh/blog/300625/comores-un-etat-sous-tutelle
Source : blogs.mediapart
Billet de blog 30 juin 2025