Extraits de “Corsaire de la République” par le Colonel R. Denard avec la collaboration de Georges FLEURY.
Corsaire pour le Biafra
La France ne m’a pas attendu pour s’engager au Biafra. Par l’entremise habituelle des Portugais, elle a déjà livre du matériel au général Ojukwu et organisé, sous le couvert d’une société fictive un trafic aérien conséquent permettant aux Biafrais menacés d exterminations par les forces de Lagos de n’être pas isolés du monde.
Cardinal, comme toujours a bien travaillé. Ses entretiens avec Ojukwu lui ont permis d’établir à mon nom un protocole d’engagement de six mois. Il l’a rencontré une dernière fois le 17 octobre 1967. Comme je le lui avais demandé il a négocié qu’une garantie de neuf cent mille dollars soit virée sur un compte numérote ouvert en Suisse. Cette somme représente la totalité de six mois de soldes et les primes d’engagement des hommes que j’entraînerai dans cette nouvelle aventure. Le contrat ne sera pas honoré.
Ojukwu n’a pas fait traîner les choses. Il a seulement, me semble t il, voulu attendre que l’affaire de Bukavu et ma tentative de diversion soient classées pour aller plus loin dans la négociation. Des lors, il a laissé toute latitude à l’un de ses fidèles, Arturo M’Baneffo pour le représenter auprès de Cardinal et des mandataires des firmes d’armement.
Comme Faulques est lui aussi sur l’affaire je crains qu’un inextricable sac de nœuds ne soit en train de se former. Fidèle à mes habitudes, je décide de regagner Paris pour laisser faire le temps et de mettre à la disposition de Faulques une majeure partie de mes hommes.
Les pions qui se mettent peu à peu en place sur le dangereux échiquier nigérian ont de quoi surprendre. Les mercenaires de Mike Hoare ont choisi le camp de Lagos. D’autres, dont ceux de Faulques sont dans celui d’Ojukwu. En attendant d’y voir plus clair, je sais déjà que je me rangerai du côté que la France a choisi. Je n’aurai aucun scrupule à le faire, puisque le Biafra ne bénéficie pas des largesses soviétiques, alors que le général Gowon, président du Nigeria, s’est fait fournir des Mig par les Russes.
Faulques qui est déjà sur place, entre en conflit avec les officiers d’Ojukwu et finit par décrocher. René Biaunie, Jean-Louis et le Bosco l’avaient suivi. Fidèles parmi les fidèles, ils me tiennent au courant de tout ce qui se passe. En février 1968, alors que j’ai recouvré une bonne part de ma motricité les troupes d’Ojukwu sont menacées de toutes parts par celles de Lagos, commandées par le général Adenkule que ses hommes appellent “le Scorpion noire”.
Si Ojukwu abandonne quelques positions à son ennemi, il lui inflige aussi de sérieux revers. Ces batailles perdues poussent ” le Scorpion noir” à ne faire avancer les cinq mille hommes dont il dispose qu’une fois les Biafrais écrasés par des tonnes de bombes soviétiques.
Le sort du Biafra est en train de se jouer lorsque, en mai 1968, des troubles éclatent à Paris. Jacques Foccart est aux premières loges. Il transforme quelques-uns de ses réseaux secrets en garde prétorienne de la République menacée. Il me convainc sans peine d’entrer dans cette bataille d’un nouveau genre. Quelques gaullistes tentent de m’attirer dans leurs officines du SAC, le Service d’action civique qui a si dure- ment lutté contre les partisans de l’Algérie française, mais je ne les écoute pas. Je me borne à des actions de maintien de l’ordre qui consistent à lancer des coups de boutoir contre les colleurs d’affiches appelant à la révolte.
En d’autres temps, les activités auxquelles je m’adonne m’auraient fait rire. Il m’arrive de passer une blouse grise afin de me protéger des taches de colle et de placarder des appels la h fidélité envers le général de Gaulle. J’ai d’ailleurs reçu un budget de Moricheau-Beaupré. Cet argent engagé dans la contre-révolution urbaine vient du surplus de la provision qui n’a pas été utilise au Biafra et qui, jusque-là, était conservée en Côte-d’Ivoire par le président Houphouët-Boigny.
On me fournit même un appartement rue des Sablons, où j’installe mon PC. De là, je lance dans Paris des raids de sécurité et de collage à bord de ma DS rouge et de deux camionnettes Citroën en tôle ondulée. Comme tout le monde, nous manquons d’essence. Je fais donc siphonner chaque soir le carburant nécessaire à nos expéditions dans les réservoirs des voitures ministérielles qui ne sortent plus de leur cour du 138 de la rue de Grenelle. Parfois, nous recevons des bons d’essence pour faire le plein à l’école militaire.
Le 29 mai, au lendemain de la démission d’Alain Peyrefitte, ministre de l’éducation nationale, j’apprends que le général de Gaulle a quitté Paris sans crier gare. Cela me choque. Je ne comprends pas très bien pourquoi le chef de l’Etat est allé passer quelques heures en Allemagne, à Baden-Baden, où il a été reçu par le général Massu. A son retour à Paris le général annonce la prochaine dissolution de l’ Assemblée et des élections avant la fin juin.
Mal relayée par le parti communiste et les syndicats ouvriers, la révolte estudiantine s’essouffle. Plus d’un million de Parisiens, Malraux en tête, descendent les Champs-Élysées dans la nuit du 30 au 31 mai en clamant leur confiance en de Gaulle. Prêt à foncer à la rescousse, j’escorte à distance cette marée humaine avec ma voiture et mes camionnettes.
Dans les rangs gaullistes figurent des hommes qui ont pourtant fait beaucoup plus que de manifester leur hostilité au General à la fin de la guerre d’Algérie. Quelques anciens de l’OAS participent même en bonne place à l’immense procession expiatoire. Ce cortège coloré de bleu-blanc-rouge qui s’écoule marque la fin des evénements et le début des légendes.
L’une d’entre elles raconte que j’ai été pour quelque chose dans les embrasements de la Sorbonne. Je n’ai pourtant rien eu à voir avec ces pseudo-Katangais qui ont tout saccagé dans les augustes bâtisses du quartier Latin, où ils ont souvent terrorise les insurgés eux-mêmes avant de se perdre par petits groupes dans la nature. Ces jeunes gens n’avaient rien des étudiants dont ils ont fait semblant d’épouser la cause. Et s’ils ont choisi de s’appeler Katangais, c’est simplement par jusqu’au-boutisme.
Les batailles parisiennes ne m’ont pas détaché du Biafra. Lorsque Faulques a quitte l’armée d’Ojukwu, j’ai servi d’intermédiaire, à l’instigation de Moricheau-Beaupré, dans l’achat d’un DC 3 et d’un DC 4 en Italie. J’ai également traité un contrat de livraison d’armes avec la firme tchèque Omnipol. Afin de régler le coût de ces opérations de grande envergure, la cellule élyséenne de Jacques Foccart a fait transiter des fonds par la Côte-D’ivoire dont le président Houphouët-Boigny, est coutumier de ce genre de manipulation. Deux milliards de francs en liquide, bien serrés dans des malles gardées par des hommes sûrs, ont donc transité par l’habituelle filière d’une société française sous la houlette de son directeur.
Le président du Gabon, Omar Bongo, n’ayant lui non plus, rien à refuser à l’Elysée, l’opération de ravitaillement en armes a pris un rythme de croisière. Les avions que j’ai achetés vont et viennent en pont aérien incessant entre le Gabon et le Biafra.
Afin de me permettre de voyager à mon aise dans le cadre de mes missions de bons offices le colonel Robert m’a fait attribuer un nouveau passeport. J’ai choisi de m’ appeler Gilbert Bourgeaud, empruntant, à son insu, les nom et prénom d’un gars de Grayan qui a servi dans la Royale quelques années avant moi. Ce document officiel me lie un pull plus aux services secrets de la France.
Pendant que je change d’identité par un tour de passe-passe, la France ne prend toujours pas ouvertement parti pour le général Ojukwu. Ce n’est que le 9 septembre 1968, au cours de la conférence de presse qu’il donne à l’Elysée, que le général de Gaulle évoque le Biafra en public.
– Je ne suis pas sûr répond-il au journaliste qui lui a demandé de donner son point de vue sur le problème, que le système de la fédération qui remplace quelquefois, en certains endroits, celui de la colonisation, soit toujours très bon et très pratique.
Après avoir évoqué tour à tour les fédérations canadienne, rhodésienne, malaise et chypriote, le chef de l’Etat ajoute :
– On le voit au Nigeria. En effet, pourquoi les Ibos, qui en général sont chrétiens, qui vivent dans le Sud d’une certaine façon ont une langue à eux, dépendraient-ils d’une autre fraction ethnique de la Fédération ? Car c’est à cela qu’on en arrive. Dès lors que le colonisateur a retiré son autorité dans une fédération artificielle, c’est un élément ethnique qui impose son autorité aux autres.
Le général de Gaulle reconnait de façon claire que la France aide 1e Biafra, tout comme la Chine “dans la mesure de ses possibilités”. Mais surtout, il laisse entendre que la France bien qu’elle n’ait pas encore reconnu ce pays engagé dans une lutte qu’il estime juste, pourrait en arriver là, comme d’autres nations l’ont déjà fait. De tels propos me mettent du baume au cœur.
Le pouvoir de Lagos piétine désormais devant les lignes d’Ojukwu, bien ravitaillées en armes. Certains de mes anciens volontaires ont rejoint les rangs biafrais, en même temps que l’Allemand Rolf Steiner, engagé par Faulques. Je leur envoie en renfort Marc Gossens, Armand et Marc Boucher trois hommes dont je connais les grandes qualités guerrières.
Malgré ce revirement de situation il est évident que nous ne pourrons pas maintenir longtemps la cadence des livraisons d’armes. Avec trois tonnes par vol de DC 3 et quatre de DC 4, il faudra des mois pour acheminer ce que réclame Ojukwu. Je me dis que seul un bateau permettrait d’en livrer trente à cinquante fois plus à Libreville en un seul voyage, et qu’en procédant de la sorte nous économiserions des millions.
L’idée de transport maritime fait son chemin. J’obtiens de Paris l’autorisation de mettre l’opération en route, sous couverture société panaméenne, l’ALSAC (Air, Land, Sea and Sub-marine Company – Compagnie aéro-maritime de transports et de travaux sous-marins) qui dispose de bureaux au Havre. Je rencontre ensuite un spécialiste, l’ancien lieutenant de vaisseau Pierre Guillaume plus connu sous le surnom de “Crabe-Tambour”. Ce grand homme maigre, qui a servi à Can Tho au temps de mes soucis avec la prévôté maritime, m’inspire une vive sympathie. Durant la guerre d’Algérie, afin de remplacer son frère tué au combat, il à eu le grand courage de réclamer le droit de prendre la tète d’un commando de chasse de l’Armée de terre. Son engagement l’a ensuite mené à prendre parti pour les putschistes d’avril 1961. Il a déserté et a été emprisonné. À peine libéré, il s’est mis à travailler avec le général Challe, lui aussi élargi. C’est dans le bureau de Challe près de la Madeleine que nous nous rencontrons. Pierre Guillaume accepte sans aucun souci de rémunération de m’aider à monter l’opération de ravitaillement des Ibos.
Avec quelques compagnons vite rameutés, je visite des ports de pêche afin d’y dénicher le bateau de mes rêves. Je suis bien près d’abandonner la quête lorsqu’à Boulogne-sur-Mer, je tombe en arrêt devant un vieux chalutier en fer armé pour la pêche en Islande, la Marie, à la fois trapu et haut sur l’eau. Par chance, ses armateurs ont décidé de rajeunir leur flottille.
Je me porte acquéreur de la Marie après en avoir discuté le prix et la rebaptise Mi Cabo Verde. Après avoir embauché un capitaine, puis un second, je récupère les deux mécaniciens du bord et fais retaper le bateau de la quille à la pomme de mât dans les ateliers maritimes de Boulogne.
Repeint en gris, muni des autorisations nécessaires à la navigation le Mi Cabo Verde est convoyé dans l’arsenal de Cherbourg où il reçoit six cents tonnes d’armes et de munitions. Mon équipage de fortune est composé d’anciens du Katanga et du Yémen dont Biaunie, Moreau, Lejeune, mon radio Jean-Louis et quelques véritables marins, comme l’Allemand Gunther Vosseler, l’aventurier gouailleur qui s’était au Katanga, proclamé ” Amiral des grands lacs “. Tous ont contracté une assurance vie de cinquante mille francs à La Foncière-la- Nation par le truchement d’un proche de Moricheau-Beaupré qui est également, pour la circonstance, mandataire de I’ALSAC.
Les autorités de Cherbourg décident de ne plus garder à qui mon rafiot plein d’armes et de munitions, et me donnent l’ordre d’aller mouiller en rade en attendant d’appareiller. À peine a-t-il dépassé le dernier môle que le bateau, surchargé d’une épaisse pontée de caisses d’obus de 105, se met à tanguer. Je choisis donc de prendre le large pour de bon, après avoir pris l’avis des anciens du bord qui m’assurent que leur chalutier est tout à fait capable de naviguer par force 7.
Durant des jours, le Mi Cabo Verde gémit de toutes ses tôles repeintes. Il pique du nez dans la vague, roule d’un bord sur l’autre. Il fait mine de ne pas vouloir ressortir de l’écume, mais il finit tout de même par pointer son nez dégoulinant d’eau vers le ciel noir. Ce manège épuisant se prolonge au point que mes hommes sauf les vrais marins, sont tous sujets au mal de mer.
Je rebondis d’un bord à l’autre de la passerelle en craignant de voir à tout moment les caisses d’obus se défaire de leurs amarres, crever les bâches qui les recouvrent et aller à la mer en déséquilibrant le rafiot. Le capitaine, lui, parait très à l’aise.
– Ne vous en faites pas, me lance-t-il en devinant mes craintes, le bateau va faire sous-marin, mais il ne coulera pas !
Soudain, une vague encore plus violente que les autres me balance conte le chadburn, et une arête m’entaille profondément le dos. Tandis que ma plaie est soignée à la va-vite, l’océan commence enfin à s’apaiser. Même si la cargaison n’a pas bougé, je fais quand-même assurer son arrimage avant de me détendre un peu.
Avec l’accalmie, l’ambiance vire à la croisière. Comme nous sommes à l’abri de toute observation, j’autorise mes hommes à mettre une mitrailleuse lourde en batterie sur le pont afin qu’ils s’exercent au tir en prenant pour cibles des bidons vides jetés dans notre sillage. Arrivé par le travers de Dakar au large des îles du Cap-Vert, un escorteur de la Royale, le Doudart-de-Lagrée, se glisse dans notre sillage.
En approchant de Libreville, nous dissimulons la mitrailleuse. Des chalands viennent chercher notre cargaison pour la déposer à quai. Le transbordement achevé, je reçois l’ordre de repartir afin d’effecteur un nouveau chargement de même nature.
La France n’est pas la seule à soutenir concrètement le général Ojukwu. Sur les conseils de Paris, les Sud-Africains ont accepté eu aussi de lui fournir des armes. C’est donc à Walys Bay, en Namibie, que je comble cette fois les cales de mon bateau. Après avoir déchargé une seconde fois à Libreville, je remonte à vide vers le port français de La Pallice où sous la protection d’un cordon de gendarmes, le Mi Cabo Verde avale sa troisième cargaison.
Peu porté sur les navigations à risque, mon capitaine décide de quitter le bord. C’est donc avec un nouvel officier au long-cours, choisi par Pierre Guillaume, que je repique au Sud. Aucune tempête, cette fois, ne ralentit notre allure. Le capitaine me réclame à la passerelle lorsque que nous approchons du golfe de Guinée. Il me désigne à l’horizon une forme grise et effilée. Armé de ses jumelles, je ne reconnais pas le Doudart-de-Largée
– Nom de Dieu ! lâche soudain le capitaine à qui j’ai rendu les jumelles. On dirait un Russe !
J’inspecte à nouveau l’intrus. C’est bien un bâtiment de guerre soviétique Il navigue droit sur nous. J’ordonne de ralentir l’allure. Le bateau inconnu en fait autant. Puis il accélère lorsque le Mi Cabo Verde reprend de la vitesse.
Après quelques heures de route, il est clair que le Russe va bientôt nous faire admirer son sillage de près. Le capitaine se livre à un rapide calcul.
– S’il continue comme ça, annonce-t-il, il va nous éperonner ! Comme il n’y a pas d’autre navire alentour, je me dis que les Soviétiques auront beau jeu de nous envoyer par le fond sans témoins. Avant d’en venir aux armes, j’ordonne à Jean-Louis de lancer un appel codé à Paris, afin qu’on nous expédie le renfort de l’escorteur de la Royale qui doit naviguer quelque part au-delà de l’horizon. Tandis que le Russe grossit de plus en plus à abord, mon radio parvient enfin à entrer en contact avec le Doudats-de-Lagrée.
La course contre la montre est engagée. Enfin l’aviso français apparait. Au lieu de changer tout de suite de cap, le bâtiment à pavillon rouge garde la même route et prend de la vitesse. Tous mes hommes sont massés sur pont. Je me refuse à croire que nous allons assister à la première bataille navale entre la Royale et la marine soviétique. Une demi-heure passe, lourde de tension. Le Douzkltt-de-l|agrée gagne progressivement sur le bâtiment russe, le rattrape juste au moment où il allait frôler la proue évasée de notre bateau et commence à tracer de larges cercles autour de lui.
Je laisse échapper un soupir de soulagement lorsque, obéissant enfin aux signaux des timoniers de la Royale, le Russe infléchit sa course, diminue à l’horizon et finit par disparaitre.
Au service d’Omar Bongo
La dernière étape du voyage des armes se fait à bord d’avions menés par d’anciens pilotes de l’Aéronavale. Afin de mieux l’organiser, je m’installe à Libreville avec Pinaton et Thaddée Surma. Pour gagner du temps, deux rotations sont effectuées chaque nuit. Le matériel et les hommes s’usent vite à ce rythme fou. Un DC 3 à bout de souffle finit par s’ébraser contre le mont Cameroun. Pendant ce temps-la le Mi Cabo Verde poursuit sa mission sans encombre. Il effectue six allers et retour entre la France et le Gabon, sous la haute protection de la Royale.
Je ne suis pas le seul soldat de fortune à m’occuper des intérêts du général Ojukwu. Des officiers français, presque tous parachutistes, comme le capitaine Souêtre, ancien commando de l’Air évadé d’un camp où son activité pro-Algérie française l’avait conduit, ou Gildas Lebeurrier, qui s’est rendu célèbre en Corée en menant un assaut à la baïonnette ont également choisi le camp des Ibos.
Quelques-uns de mes anciens du Katanga tombent au champ d’honneur. Marc Gossens, le géant qui aimait tant l’Afrique qu’il venait d’adopter un petit Biafrais, meurt frappé d’une balle en plein cœur. Mon ami Cardinal en réchappe de peu : une balle, tirée à bout portant, pénètre à la base de son nez et ressort miraculeusement sous son oreille.
L’opinion française prend fait et cause pour le Biafra. Afin de dénoncer le massacre permanent des ces chrétiens, un Comité de défense se met en place. Il organise de nombreuses manifestations à Paris, devant l’ambassade d’Angleterre. Les Anglais continuent en effet à considérer le Nigeria comme une chasse gardée et lui fournissent sans doute plus d’armes que ne peut en acheminer le Mi Cabo Verde.
De jeunes médecins français, entre autres les frères Ducroquet et Bernard Kouchner, se dévouent sur le terrain des combats et dans les camps de réfugiés où, chaque semaine, des enfants biafrais meurent par milliers.
Je sais que mon activité de contrebandier est tributaire du bon vouloir du pouvoir. C’est donc avec appréhension que je suis à distance le déroulement du référendum que le général de Gaulle a organisé sur la régionalisation et la réforme du Sénat. Le 29 avril 1969, les “non” l’emportent pour la première fois. Le général décide alors de se retirer à Colombey. Le 2 juin 1969, alors que mon bateau vient une nouvelle fois de quitter La Pallice, la France élit Georges Pompidou.
Après ma dernière livraison d’armes, je me doute que les choses vont changer. Si mon commanditaire secret, Jacques Foccart, parait toujours en cour auprès de l’ancien premier ministre du général de Gaulle, je pressens qu’il ne continuera pas à régenter seul la politique africaine de la France.
Soucieux de rompre avec les agents de type barbouze qui se sont illustrés dans la lutte fratricide contre les desperados de l’OAS, Georges Pompidou place Alexandre de Marenches, homme d’affaires et officier de réserve, à la tète du SDECE. Je continue à entretenir des relations suivies avec le colonel Robert. La plupart du temps, nos liens sont assurés par l’ambassadeur Maurice Delaunay, que je rencontre fréquemment à Libreville, ainsi que Pierre Debizet, le patron du SAC gaulliste que j’ai connu en mai 1968.
J’ai cessé d’être un simple officier mercenaire. Depuis le début de l’affaire biafraise, je suis en contact avec des agents secrets de tous bords intéressés par le sort du général Ojukwu. Au fil des mois, des officiers sud-africains sont devenus mes amis. En outre, j’ai participé à des discussions de haute volée avec le général Lutz et avec le président Houphouët-Boigny, qui me reçoit souvent dans son village natal de Yamoussoukro.
Houphouët-Boigny se comporte avec moi comme un grand seigneur. Lorsque l’un de mes mécaniciens meurt d’une crise de paludisme à bord du Mi Cabo Verde, le président ivoirien tient à monter à bord et organise lui-même le rapatriement du corps par avion. Puis, ma mission ter- minée, il conserve le bateau pour en faire une annexe de son école de marine. En outre, il attribue une prime de six mois de salaire à mes volontaires et me remet cent mille dollars pour services rendus à la cause.
Le Biafra tombe à la mi-janvier 1970. Après qu’Ojukwu a quitté le pays à bord d’un avion de la Croix-Rouge, Philip Effiong, le général en chef de sont armée, capitule sans conditions. Les combats sont aussitôt suspendus et les observateurs dressent un atroce bilan : en trente mois de conflit, deux millions d’Ibos seraient morts de faim, soit un septième de la population du pays.