Coup d’état aux Comores
C’est à l’occasion d’une interview que je fais, à Paris, la connaissance de Siradou Diallo. Ce journaliste de Jeune Afrique est un opposant au président guinéen, le marxiste Sékou Toure. Nous nous rencontrons à plusieurs reprises dans des restaurants et des halls d’hôtel où nous échappons à la surveillance qu’il s’est tissé autour de lui.
Après de longues conversations loin des espions de Sékou Touré à Lesparre puis à Abidjan, il me propose de former des Guinéens afin de les lancer à l’assaut de Conakry. Le secret, je l’ai appris à mes dépens, n’existe pas en Afrique. C’est donc en France que je décide d’entraîner ces hommes. Reste à trouver un lieu propice à recevoir le ” séminaire de promotion sociale guinéen sous lequel j’ai imaginé de dissimuler la formation paramilitaire des opposants à Sékou Touré.
Des amis, catholiques engagés, me conseillent de m’adresser à un prêtre de leurs relations. Soucieux d’aider les Africains à lutter contre la misère, ce prêtre me parle du château du Magescq. Les religieuses qui en sont locataires me laissent, pour une somme modique, la jouissance de leur immense parc qui, à. quinze kilomètres de Dax, offre l’avantage d’être à la fois retiré et facile d’accès par la Nationale 10.
Avec l’aide de mes compagnons habituels, Roger Bruni plante deux grandes tentes militaires sur le domaine. La première abrite la douzaine de ” cadres ” guinéens et la seconde tient lieu de salle de conférences. Je me suis procuré des armes démilitarisées que mes élèves s’escriment à démonter et à remonter de plus en plus vite. Le parc est si vaste qu’ils peuvent se livrer en toute discrétion à leurs exergues tactiques dirigés par Bruni et Pierre Euvrard.
Mes élèves n’ont pas été sélectionnés par les ennemis de Sékou Touré sur leur seule volonté d’en découdre. Ce sont des hommes responsables, qui reçoivent également des cours d’économie politique dispensés par un futur dirigeant du patronat français.
J’assure la couverture de ce séminaire peu orthodoxe en feignant de m’intéresser aux affaires de mon garage de Lesparre dont j’ai peu à peu abandonné la direction active à mon cousin. Une fois la formation des Guinéens achevée, j’improvise un raid dans les Cévennes afin de resserrer encore leur cohésion grâce à de longues marches à la boussole. Alors que je suis prêt à les renvoyer en Afrique, Christian Olhagaray, un ancien maître d’hôtel de la Royale détaché au service personnel d’Omar Bongo, me met en rapport avec Pierre Claustre, dont l’épouse, Françoise, a été enlevée au Tchad par des rebelles Toubous commandés par Hissène Habré.
– J’ai acheté des armes, comme Hissene Habré me l’avait réclamé, m’annonce cet homme volontaire qui ne tolère plus que les tractations officiellement engagées par la France perdurent en vain. J’ai besoin de vous pour les convoyer.
J’etudie la proposition avec circonspection. Cette affaire a déjà coûté la vie à un officier français, le commandant Galopin, lorsqu’un premier DC 4 affrété trop vite par Pierre Claustre s’est écrasé au nord du Tchad. Elle risque de ne pas cadrer avec les actions de nos services. J’avance donc avec mille précautions. Après avoir organisé une livraison d’armes et de munitions dans le Tibesti, je renonce à tenter le coup : les armes n’ont pas de percuteur, les munitions sont défectueuses et qui plus est, des journalistes en chasse au scoop sont aux aguets.
Une fois mes Guinéens remis à la disposition des opposants à Sékou Toure, me retrouve libre de mes mouvements. C’est alors que je reçois un appel de Claude Dumont à propos des Comores.
Jusque la, je n’ai pas accordé beaucoup d’intérêt aux événements qui ont amené la France à se séparer, dans cet archipel de l’océan Indien, d’une nouvelle parcelle de son empire. Après avoir choisi de rester dans le giron de la France en 1958, les habitants des îles d’Anjouan, Grande Comores et Mohéli se sont prononcées pour l’indépendance lors du referendum du 22 décembre 1974. Seule Mayotte, la plus au sud de l’archipel, a choisi de rester française. Après de longs débats passionnés à Paris, l’Assemblée nationale des Comores, qui siège à Moroni, sur la Grande Comore, à entériné l’indépendance le 6 juillet 1975 sous la présidence d’Ahmed Abdallah.
Tout en laissant les Comores à leur destin, le premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, prend ses précautions. Un bataillon de Légion étrangère et deux escadrons de gendarmes mobiles sont rameutés de la Réunion pour protéger à Ouadou, la nouvelle capitale, les bâtiments publics et les biens des Français. Ces troupes sont mises à la disposition de M. Beaux, délégué général de la France aux Comores, tandis que des négociations sont entamées entre Paris et le président Abdallah au sujet du futur statut de Mayotte.
C’est tout ce que je sais des Comores lorsque je reçois l’appel de Claude Dumont, ancien sénateur de l’Algérie française et militant de I’OAS, que je continue à fréquenter depuis mon départ du Maroc en 1958. Il est maintenant consul honoraire de Bolivie et évolue dans les milieux des marchands d’armement lourd. Nous nous retrouvons dans un immeuble du XVI e arrondissement parisien qui appartient aux Comores. Dumont me présente Yves Le Bret, le directeur d’Air- Comores, un ancien parachutiste du 1er RCP. Quatre autres hommes participent à la réunion : Ferdinand Serre, un homme d’affaires gaulliste dont le destin est depuis longtemps lié aux Comores, et qui se fait appeler Saint-Hubert, M. Rousseau, qui a été ministre des PTT du général de Gaulle, Sultan Chauffour qui représente les intérêts d’Ali Soilhi en France, et Sako Khatchiakian, un Arménien spécialiste de l’import-export.
Yves Le Bret ne s’embarrasse pas de préliminaires,
– Je pense sincèrement, m’annonce-t-il, qu’Ali Soilih, le jeune cadre qui vient de renverser le président Abdallah, représente une grande chance pour les Comores et les intérêts de la France dans l’océan Indien.
Le directeur d’Air Comores m’expose ensuite les faits. Le 2 août 1975, alors que le président Abdallah était comme chaque dimanche, en visite dans son village de Domoni, sur l’île d’Anjouan, Ali Soilih a lancé un assaut contre sa résidence présidentielle et le bâtiment de la radio. Il a enlevé son objectif avec seulement quelques fidèles armés de pistolets et fusils de chasse fournis par Le Bret. Après que la rébellion s’est étendue à toute la ville, Ali Soilih a annoncé à la radio qu’il instaurait un couvre-feu à partir de 20 heures et remettait le sort du pays à un Conseil national de la Révolution.
De son côté le président Abdallah, bloqué à Anjouan, a organisé la résistance en appelant à son secours les chefs d’Etat africains. Il s’est adressé à Kadhafi, à l’Algérien Houari Boumediene et au dictateur ougandais Idi Amin Dada, président de l’Organisation de l’unité africaine.
– Ali Soilih ne contrôle pas encore tout à fait la situation, précise Le Bret. Il ne peut vraiment compter que sur ses gardes de la Révolution, les Mapidunzis, qu’il a recrutés parmi les jeunes oisifs de Moroni et dont il faut craindre les débordements.
L’homme qui a renversé Ahmed Abdallah a su rester prudent. Le 10 août 1975, lorsqu’un Conseil exécutif national a été constitué sous la présidence du prince Saïd Mohammed Jaffar, il n’a pas manœuvré pour être nommé chef d’Etat, ni même premier ministre. Il est seulement délégué à la Défense et à la Justice.
Au terme de son récit que j’ai écouté avec attention, je demande à Le Bret quel serait mon rôle aux Comores. Il n’y va pas par quatre chemins :
– Vous aiderez Ali Soilhi à prendre le pouvoir en investissant Anjouan afin de neutraliser le président Abdallah. Lorsque les choses seront plus clairement définies, vous entraînerez et encadrerez les miliciens avec lesquels il maintiendra l’ordre.
Après m’être assuré du côté du SDECE que personne ne voit d’inconvénient majeur à cette nouvelle mission, j’endosse à nouveau l’identité de Gilbert Bourgeaud et envoie Roland Raucoules et Thaddee Surma comme observateurs à Moroni. Puis Khatchiakian ayant sacrifié à la réussite du plan de Le Bret une collection de timbres rares d’une valeur de quinze mille dollars, je retourne au Gabon où je négocie rapidement l’achat de trois cents armes de guerre.
Le 5 septembre 1975 mon fidele ami Mallock, aux commandes d’un quadrimoteur d’ Affretair me dépose à Moroni avec ma cargaison. Le transbordement vers la villa d’Yves Le Bret s’effectue sous le regard tranquille d’une poignée de gendarmes français. Le directeur d’Air- Comores habite â une dizaine de kilomètres de Moroni, tout près du camp Voidjou occupé par les militaires sans armes des forces comoriennes, alors que les légionnaires et les gendarmes occupent la Poste et l’aéroport. Après avoir retrouvé Thaddee Surma et Raucoules, j’accueille Roger Bracco, Roger Bruni, Pierre Euvrard, Roger Gaillon et Alain Henri, cinq de mes meilleurs hommes, qui débarquent d’un avion d’Air-France.
Ali Soilih me reçoit et m’explique, avec une précision qui trahit son intelligence, ce qu’il attend de moi. Cet homme qui n’a pas quarante ans, est loin de faire l’unanimité parmi les coopérants français restés à Moroni. Non seulement il ne me le cache pas, mais je le vérifie quelques heures seulement après notre rencontre. Alors que je traverse Iconi, un Européen fonce sur moi avec sa voiture que j’évite de justesse. Des fonctionnaires de l’aéroport d’Hahaya tentent ensuite de nous mettre des bâtons dan les roues. Alors que je viens réceptionner une dernière livrai- son de matériel, ils menacent d’empêcher l’atterrissage de l’avion de Mallock si je ne m’éloigne pas des abords de la piste.
Les amis de Soilih sont heureusement encore plus puissants que ses ennemis. Les fonctionnaires qui s’évertuent à torpiller mon ravitaillement sont rappelés en France les uns après les autres. J’ai donc le champ libre pour entamer l’instruction des recrues de Soilhi au camp d’Itsoundzou au nord de la Grande Comore. Jadis occupé par des gendarmes français, ce camp est installé dans une cuvette d’altitude coincée entre un volcan et une montagne. Il est pratiquement invisible, et une seule piste partant de Moroni permet d’y accéder.
Tout de suites je me rends compte que les deux cents hommes que Soilhi m’a confiés ne savent ni se servir d’un fusil ni marcher au pas. Mes compagnons, qui ont été renforcés par Legrand, l’ancien légionnaire Helmut et quatre Guinéens formés dans les Landes, leur font faire l’exercice du soldat sans arme. Au bout de quelques heures, nos nouvelles recrues sont déjà capables d’aller et venir en sections assez bien alignées.
Pressé de s’emparer du pouvoir, Ali Soilhi me demande d’activer la formation. Passant à l’école du feu, les Comoriens se débandent aux premières explosions de grenades offensives lancées par mes instructeurs et paniquent en entendant les rafales de mitrailleuse. Comme leur comportement ne se modifie pas au fil des entraînements, je les crois définitivement allergiques à l’odeur de la poudre et aux détonations. Prudemment, je leur confie des fusils sans munitions.
Le ministre de la Défense, qui tient à affirmer sa puissance, me demande d’organiser dans Moroni un défilé de sa troupe sans uniformes. Je pousse donc sur le “une, deux”, et, persuadé qu’ils feront illusion par leur seule cohésion, coiffe mes recrues d’un chèche rose et blanc. Après les avoir scindées en deux compagnies de quatre sections, je les conduis à Moroni. Lorsque mes deux compagnies passent en braillant un chant de parachutistes devant la Poste de Moroni, toujours gardée par des soldats français. La population ne peut deviner que ces soldats n’ont toujours pas touché de munitions. Quant à Ali Soilhi, qui n’est pas militaire mais ingénieur agronome, il se contente de la fausse impression de force qui se dégage de mes sections de gamins.
Au lendemain de cette démonstration, mon armée d’opérette reçoit le renfort appréciable de plusieurs Comoriens qui ont servi dans l’armée française. C’est alors qu’Ali Soilhi m’ordonne d’aller mettre au pas un groupe de ses opposants qui ont commis des exactions dans des villages sous la montagne de la Grille. Même si je doute des qualités combattantes de cette bande, je décide de prendre quelques précautions.
Lorsque je lance le mouvement, seuls mes volontaires européens et quelques-uns des anciens soldats français ont des armes approvisionnées. L’approche se fait en camions civils, puis nous marchons jusqu’à l’aube. Je fais boucler les accès aux villages à contrôler et attends 1’arrivée d’un Cesna piloté par Raucoules, dans lequel Yves Le Bret a pris place, armé de quelques grenades.
Les occupants du village s’égaillent vers la brousse sitôt que le petit appareil tourne au-dessus d’eux à basse altitude. Ma “force aérienne” les poursuit. Les explosions de quelques grenades lâchées par Le Bret ponctuent leur fuite désordonnée. A mon signal, Bracco et ses compagnons entraînent leurs hommes à l’assaut. Le village est investi sans peine, et sa population apeurée, réunie sur la petite place centrale. Je fais fouiller les baraques couvertes de tôles, puis, retrouvant mes réflexes de tribun de l’époque katangaise, j’adresse au villageois un discours vantant les mérites de la démocratie qui se met en place à Moroni sous l’égide d’Ali Soilhi.
Celui-ci décide, après cette première opération, d’en finir avec Abdallah. Dès notre première rencontre, il a évoqué son projet de prise de contrôle d’Anjouan et j’ai tout de suite songé à une opération aérotransportée. Afin de faire croire aux espions d’Ahmed Abdallah que je tenterai une attaque par la mer, Thaddee Surma fait remettre en état un LCI, une barge de débarquement hors d’âge que la Royale n’a pas jugé bon d’emmener lors de l’indépendance des Comores. Pendant que le nageur de combat et ses volontaires comoriens font durer à plaisir les travaux, je dévoile mon plan à Ali Soilih et fixe l’opération au 21 septembre 1975.
A l’aube, Le Bret pose son Cessna sur une piste secondaire de Ouani. L’équipe se compose de Legrand, Surma et un Comorien plus aguerri que ses compagnons. Tandis que Legrand et le Comorien filent sur la piste principale afin de retirer les bidons que les soldats d’Abdallah y ont installés dans l’intention d’interdire les atterrissages, Surma se lance seul à l’assaut de la tour de contrôle. Des fidèles d’Abdallah ouvrent un feu désordonné. Bien qu’une balle ait traversé la manche de son treillis, le nageur de combat bondit dans le local et tire une longue rafale. Certains soldats se rendent tandis que d’autres s’enfuient par l’arrière du bâtiment.
L’opération se déroule exactement comme je l’avais espéré. La dernière rafale de Surma claque au moment où Legrand et son compagnon retirent le dernier bidon-piège. Un DC 3 et un DC 4 d’Air-Comores déversent sur la piste dégagée ma troupe comorienne arborant les treillis neufs que j’ai commandés à Paris et à Libreville mais qui ne dispose toujours pas de munitions.
Le président Abdallah a été alerté dès les premières détonations. Il enfile en vitesse des vêtements féminins, s’enfuit de sa villa de Ouani et se réfugie dans son fief de Domoni. Après un court pilonnage de mortiers, je ne découvre, dans sa résidence, que quelques fusils et un important stock de riz que je me propose de distribuer à la population.
Au lever du jour, alors que nous avons pris le contrôle d’Ouani, je vois arriver une ambulance. Un grand homme en descend. Il éructe dos insultes. L’un de mes volontaires, précis comme un karatéka, le calme d’une pointe de pied décrochee dans le bas-ventre, Après avoir repris son souffle l’intrus se présente. Il s’appelle Boudra, est médecin et se met à ma disposition. Je l’ expédie vers la tour de contrôle.
A peine s’est-il éloigné qu’un autre Comorien apparaît, la mine défaite.
– Je suis Abdellaï Mohammed, préfet d’Anjouan !
– Monsieur le préfet, lui dis-je soyez assuré que je ne tiens pas à faire couler le sang de vos administres. Ils ne souffriront pas si vous m’aidez à m’emparer du président Abdallah.
Assuré de l’appui d’Abdellaï Mohammed dont Ali Soilhi compte faire son premier ministre, je suis pessé de m’ emparer de la ville afin de devancer une éventuelle réaction de la cinquante d’hommes d’Abdallah . Il me faut surtout m’assurer au plus vite que le caboteur Tritonis, l’ancienne barge de débarquement qui sert au ravitaillement des îles, est intact. Je crains que son capitaine comorien. Alerté 1ui aussi par les échos de nos escarmouches, ne décide de le saborder, mettant ainsi en péril le ravitaillement des populations. Je requisitionne à l’aéroport l’ambulance du docteur Boudra, y fais monter trois Comoriens et fonce vers le port.
La petite ville est en alerte. Sa population me semble tout entière massée dans les rues. Elle entoure mon ambulance. Je suis bientôt menacé par des hommes agressifs, mais désarmés. Une fois assuré que le Tritonis , abandonné par son capitaine, est intact, je décide de laisser mes trois Comoriens face à la masse compacte des anjouanais et remonte vers l’aéroport afin d’organiser l’investissement de la ville en ebullition.
Pret à me rejoindre au port de Mutsamudu, Thaddée Surma se tient auprès du zodiac des pompiers, qu’il vient de mettre à l’eau en bout de piste après y avoir installé une mitrailleuse. Je donne mes ordres à Legrand et prends la mer avec le nageur de combat.
Les Comoriens que j’avais chargés de garder le Tritonis n’ont pas pu empêcher son appareillage, ni contenir la foule qui les entoure. L’un de mes hommes gît sur le quai. Il a été tué d’un coup de machette et son fusil a disparu. Un deuxieme se débat dans l’eau où il a ete precipite. Le troisième resiste encore à coups de crosse. Surma lache une longue rafale de mitrailleuse au-dessus de la melee. La foule recule, se disperse en hurlant et se reforme un plus loin pour nous bombarder de pierres.
Tandis que des renforts ramènent le mort à l’aéroport j’exige, en préalable à toute discussion qu’on me remette son arme. Des grondements montent des rangs compacts qui me font face. Ils se taisent lorsque Abdellaï Mohammed me rejoint. Je lui explique la situation. Avec un calme impressionnant, il m’annonce qu’il va aller chercher le fusil manquant et réapparaît rapidement avec l’arme dérobée.
Lorsque Ali Soilih me rejoint en fin d’après-midi, je suis à même d’effectuer le premier bilan de l’invasion. Vingt-cinq gardes territoriaux ont été faits prisonniers et il ne reste plus, a priori, qu’une vingtaine de fuyards armés dans l’île.
Maintenant que les armes se sont tues, je n’ai plus qu’à assurer la protection des discussions que les partisans d’Abdallah ne manqueront pas de faire traîner, afin de protéger le président dans sa fuite.
Marche pacifique sur Mayotte
Les choses se déroulent comme je l’avais prévu. Les palabres comoriens durent trois jours sans que personne, malgré la bonne volonté du préfet Abdellai Mohammed ne se dédie à indiquer la retraite secrète d’Abdallah. Il se présentera seul et libre à l’aéroport de Ouani où Ali Soilih l’attend.
Le vaincu, un petit homme sec, est vêtu de la traditionnelle et ample tunique verte des riches Comoriens. Soudain il se met à tournoyer sur lui-même, lève les bras, roule des yeux blancs et psalmodie une étrange mélopée. Puis il s’approche de moi avec un large sourire et m’agrippe les mains en se proclamant mon ami sincère. Je ne tombe pas dans le panneau. De toute évidence, il simule la folie afin d’empêcher Soilih de le faire abattre, puisqu’aux Comores, ainsi que me le confie l’un de mes hommes, ” un fou, c’est sacré”.
Répondant aux vœux d’Yves Le Bret et de mes autres commanditaires, Ali Soilih a commencé à exercer le pouvoir tout en laissant Jaffar à la tête de l’état. Il fait garder par quatre volontaires féminines en tenues camouflées l’ancien président dans sa résidence de Djoum Djoum, au-dessus de Moroni.
De temps à autre, je vais m’assurer que le captif est bien traité. Comme il s’obstine à jouer au fou, je m’arrange un jour pour lui parler en tête à tête et lui fais comprendre que je ne suis pas dupe de son manège.
En l’espace d’une seconde, le prisonnier se départit de son étrange rictus. Redevenu lui-même il me regarde de telle sorte que je me pro mets de tout faire pour qu’il sorte indemne de l’épreuve.
Alors qu’Olivier Stirn, ministre des DOM-TOM, annonce le 16 octobre 1975 à Paris que la France organisera un référendum concernant Mayotte, j’aide Ali Soilih à imposer sa loi sur la Granule Comores, Mohéli et Anjouan. Il est certain d’avoir atteint son but lorsque, le 12 novembre 1975, la République des Comores, Mayotte comprise, est reconnue par les Nations-unies. Fort de sa réussite, il se déclare prêt à investir la dernière île française :
– Si le roi du Maroc a organisé une marche verte pour assurer sa souveraineté sur le Sahara espagnol il y a quelques jours, moi, c’est une marche rose que je vais lancer sur Mayotte. Je veux que vous prépariez cette opération.
– Monsieur le président lui dis-je, il n’est pas prévu dans nos accords que je contrarie en quoi que ce soit les intérêts de mon pays. Je ne vous suivrai donc pas dans cette affaire.
Nous discutons âprement, jusqu’a ce qu’il admette que je me cantonne à l’entraînement de l’armée comorienne.
A l’aube du 21 novembre 1975, deux DC 4 sont prêts à décoller de l’aéroport d’Iconi. Ils sont chargés des cent cinquante hommes qu’Ali Soilih, persuadé que les habitants de Mayotte l’attendent comme le Messie s’obstine à vouloir mener à l’assaut pacifique de Mayotte. Tandis qu’Yves Le Bret monte dans le premier appareil, Ali Soilih m’entraîne à l’écart.
– Lorsque les avions seront revenus à vide, m’ordonne-l-il, tu ne les renverras pas à Marotte tant que je ne t’en aurai pas donné l’ordre moi- même. N’écoute personne d’autre. Tu verras que Mayotte, dès ce soir, sera comorienne, même si je dois mourir pour elle.
Je le regarde s’éloigner vers son avion en songeant que le geste ne manque pas de panache. Il faut en effet être fou pour vouloir s’imposer sans armes à des unités de Légion étrangère et aux commandos qui sont arrivés en renfort à Mayotte à bord de bâtiments de la Royale.
Je redoute que la marche pacifique ne dégénère, et décide de me tenir en contact téléphonique permanent avec M. Beaux, le délégué général de la France, afin de prévenir un massacre.
Les abords de l’aéroport de Dzaoudzi grouillent de monde lorsque les deux avions s’y posent, se vident rapidement de leurs passagers et redécollent pour Moroni. Soilih s’avance d’un pas assuré vers les légionnaires et les gendarmes, ses volontaires sur ses talons.
– Mahorais, crie-l-il aux civils, je suis venu en ami pour vous offrir la dignité dans la liberté.
La foule se compose essentiellement de femmes rameutées par Zaïna Mairesse, une pétulante matrone qui régente les mouvements favorables à la France. Elle conspue les intrus et en arrose même quelques-uns d’essence en menaçant de les incendier s’ils continuent à avancer.
Au bout de quelques heures de palabres, Ali Soilih comprend que son rêve ne se réalisera pas. Au soir, il me demande par radio de lui réexpedier es avions et rentre à Moroni. Le lendemain, pour donner le change au petit peuple qui l’acclame, il fait défiler dans les rues les cent cinquante hommes qui l’ont suivi dans sa tentative avec leurs foulards roses. Il proclame que Mayotte le rejoindra bientôt dans le camp de la liberté. Afin de marquer sa détermination à en découdre avec Paris, il décrète, le 26 novembre, la saisie de tous les biens administratifs français.
Mouzaouar Abdallah, un ministre du prince Jaffar, commente à Paris l’initiative d’Ali Soilih. Soucieux d’arrondir les angles, il explique au gouvernement français que la marche rose n’avait d’autre but que d’affirmer pacifiquement l’amitié qui doit régner entre les composantes des Comores. Il supplie les Français de ne pas démembrer un pays qui vient d’accéder à l’indépendance et qui a été, Mayotte, y compris, souligne-t-il, reconnu par les Nations-unies.
La marche rose puis la confiscation des biens et locaux administratifs français de Moroni, ont eu pour effet immédiat d’obliger Beaux à rapatrier les quatre cents fonctionnaires et gendarmes qui restaient encore en poste à la Grande Comore, à Anjouan et à Mohéli. Les commerçants suivent le mouvement.
Après son coup d’éclat, Ali Soilih profite de sa position de délégué à la Défense pour acheter des armes dont il espère bientôt user a sa convenance afin de prendre le pouvoir. C’est ainsi que, le 2 décembre 1975, il commande en France, où sa signature est authentifiée et certifiée par Sultan Chauffour, le représentant des Comores, trois cents fusils d’assaut, autant de pistolets mitrailleurs, cent pistolets automatiques et cent soixante mille cartouches.
L’un des plus puissants protecteurs d’Ali Soilih, le prince Saïd Ibrahim ancien président du conseil des Comores hostile depuis toujours au prince Ahmed Jaffar, meurt le 20 décembre 1975 au cours d’un pèlerinage à La Mecque. Le délégué à la Défense comprend qu’il risque de se retrouver en position d’infériorité au gouvernement. Il me demande de veiller à ce qu’aucun trouble n’éclate dans Moroni, puis, alors que le mandat provisoire d’Ahmed Jaffar arrive à son terme, devance ses ennemis et se proclame président des Comores.
Sitôt au pouvoir, Ali soit Soilih révèle sa vraie nature. Après avoir annoncé qu’il allait faire “table rase du passé”, il se fâche lorsque je lui propose d’encadrer son embryon d’armée avec mes fidèles Guinéens que j’ai nommés officiers et de créer à Moroni une école de sous-officiers.
– Je ne veux pas entendre parler d’une armée structurée sur le mode colonial, me déclare-t-il. Nous vivons une révolution, et une révolution n’a pas besoin de grades ! De plus en plus circonspect quant aux réactions de mon protégé, je place Helmut à la tête des maigres troupes de Moroni et délègue mes pouvoirs à Roger Bracco sur l’île d’Anjouan. Ali Soilih n’a accepté ce partage de l’autorité qu’à la condition que mes adjoints suivraient à la lettre la nouvelle ligne révolutionnaire qu’il s’est imposée.
Je m’aperçois au fil des semaines que des fanatiques du changement infiltrent mes Comoriens enfin équipés comme de vrais soldats. Comme je m’en plains, Ali Soilih me rétorque que les Comores n’ont pas les moyens de nourrir une armée, si petite soit-elle. Le pays, m’explique-l-il, a besoin d’une milice populaire, mais ses soldats ne devront pas se contenter de s’entraîner en veillant au grain et de maintenir l’ordre.
– Il faudra aussi qu’ils soient éleveurs et paysans afin de participer pleinement à la vie du peuple. Je veux une armée à la chinoise ! Afin de la mettre sur pied, je vais immédiatement dissoudre la police ainsi que l’administration pénitentiaire.
Les Comores où ne poussent que des noix de coco, des bananes, des clous de girofle, des ylangs-ylangs et de la vanille, doivent, de toute évidence avoir d’autres priorités que leur armée. Le pays à besoin d’importer au moins trois mille tonnes de riz et quatre cents tonnes de sucre pour survivre et les Comoriens manquent aussi de médicaments et de fuel. J’enrage d’entendre mon interlocuteur évoquer le bonheur du peuple sans se soucier vraiment des réalités économiques. Je le retrouve un peu plus changé chaque fois que je le rencontre. Devenu paranoïaque, il est toujours gardé de près dans sa résidence présidentielle par les mêmes amazones qui, par roulement continuent à veiller sur Abdallah.
L’ambiance se dégrade de plus en plus à Moroni, au point que trois de mes volontaires décident de partir. Je ne garde que Bracco, Helmut et le lieutenant Gilçou. Cet ancien para, recrute par une petite annonce publiée dans France-soir, a pour tâche d’organiser avec Bracco qui se soucie peu des humeurs du président, un peloton d’élèves sous-officiers.
Les vingt-trois soldats comoriens sélectionnés par mes deux hommes n’ont pas le temps de terminer leur formation. Ali Soilih leur coupe les vivres et, au nom de l’égalité qu’il prône dans tous les domaines, leur interdit de briguer les galons qu’ils méritent. En revanche le nouveau maitre de l’archipel fait preuve de clémence à l’égard de son prédécesseur. En février 1976, sur mes conseils, il laisse partir l’ancien président Abdallah en Libye après lui avoir accordé un passeport diplomatique.
Quelques Jours après ce départ Roger Bracco refuse d’engager ses hommes dans une manifestation antifrançaise organisée à Anjouan. Soilih décide alors de l’expulser sans préavis. Comme je suis en voyage au Gabon, je ne peux pas intervenir. Il ne me reste plus, aux Comores, que Gilçou et Helmut ainsi que Christian Olhagaray, l’ancien de la Royale que j’ai rencontré lors de mes tractations avec Pierre Claustre. Ce trio de confiance a été particulièrement bien accepté par la population et les miliciens. Bien que je répugne à laisser mes hommes à la merci d’un Ali Soilih si vite perverti par le pouvoir, j’estime nécessaire qu’ils restent sur place, ne serait-ce que pour me renseigner sur tout ce qui se passe.
Abdellaï Mohnmmed, l’ancien préfet d’Anjouan, a été nommé premier ministre d’un gouvernement que Soilih proclame de “large union” et qu’il engage sur la voie d’une ” réconciliation nationale “. Cette réconciliation j’en ai bien peur ne s’achèvera qu’une fois Mayotte arrachée à la France.
De retour aux Comores en avril 1976, je retrouve Ali Soilih à Anjouan, où Gilçou fait toujours régner le calme. C’est à peine si je reconnais le président, tant son visage est bouffi et son regard, inexpressif.
L’homme qui me prend de haut n’a plus rien à voir avec celui qui il y a quelques mois, comptait sur ma protection et mes conseils. Partisan d’un marxisme à la comorienne, il se glorifie d’avoir démantelé une conjuration ourdie à Moroni par une douzaine de ses opposants. Il n’accorde plus sa confiance qu’à ses gardes du corps féminins, aux meilleurs miliciens que j’ai formés et, surtout aux anciens Mapinduzis avec lesquels il compose le commando Moissi en souvenir du premier homme tombé lors de la conquête d’Anjouan.
Apres m’avoir expliqué, sans me laisser m’exprimer, ses nouvelles vues sur l’avenir des Comores, Ali Soilih rentre à Moroni et s’enferme avec ses gardes féminins dans sa résidence de M’Rodjou. Yves Le Bret qu’il a nommé ambassadeur itinérant en Europe, n’est pas là pour me persuader de rester. Il cherche désespérément de l’argent afin d’assurer la survie des Comores menacées d’étouffement par la seule volonté de leur nouveau maitre, dont plus personne ne plaide la cause auprès de moi.
D’autres combats m’attendent, en Angola cette fois. Là-bas, les blocs de l’Est et de l’Ouest s’affrontent depuis des mois par le biais de clans nationalistes. Tandis qu’une quinzaine de volontaires tanzaniens envoyés par Niéréré s’installent à Moroni, j’abandonne sans regrets Ali Soilih à ses rêves marxistes.