Comores 78 Hugues de Tressac

 

Hugues de TAPPIE 

Hugues de TAPPIE, alias Hugues de TRESSAC … Sous la bannière OPN, du débarquement aux Comores le 13 mai 78 à la reconquête du Tchad sur les Libyens, en 81-82, aux côtés d’Hissène Habré et d’Idriss Deby, Hugues aura également été navigateur solitaire quatre années autour du globe, comédien à Paris, dirigeant de société…

TU RESTERAS MA FILLE

Chapitre 4 – Comores


 

Avril 1977. Dès l’aéroport nous téléphonons à Carel. Il est content que nous soyons sur place. Mystérieuse « opération » est programmée pour mai, dans quelques semaines.

« D’ici la tenez-vous prêts, on a besoin de gaziers en grande forme. Courez chaque jour au moins huit kilomètres. Et restez disponibles, laissez-moi un numéro où je peux vous contacter ! »

Jean-Luc et moi rendons visite à Bernard, mon ami de toujours même s’il ne me suit plus dans mes projets de voilier. Les cheveux longs, sur les épaules, il a tous les attributs de l’étudiant qu’il est. Droit et anglais au Quartier latin. Il n’a pas vécu le dépucelage de la guerre et rêve de nos chevauchées tandis que nous écoutons le récit de ses conquêtes. Fils unique, il reçoit de ses parents un peu d’argent, il achète du whisky et tous les trois nous nous offrons un de ces dégagements qui comptent dans une vie.

Bernard est mon frère et il le restera toujours. Je le lui répète parce que nous sommes ronds et euphoriques: mon frère, de façon quasi charnelle. Nous évoquons les dangers auxquels nous avons échappé dans sa chambre de bonne qui tournoie. Une page est tournée, nous avons survécu. En bas, les filles sont belles, rien n’a changé, si ce n’est que le pays entier parait avoir encore rétréci d’un cran.

Jean-Luc retourne en Touraine, dans ses forets. Je suis heureux de retrouver ma famille dans le Sud-
Ouest, même si mes parents essaient de me dissuader de repartir. Mes frères et sœurs sont tous là, en fac.

En mai, « l’opération » est reportée. Un contretemps, tenez-vous prêts, disponibles, continuez la course a pied. »

Je n’ai pas d’argent mais rayonne de bonne santé. Cet été voit l’apogée de ma vitalité physique. Je suis bon pour aller tondre les moutons, petit boulot qui me permet de rester mobilisable En juin, j’ai vingt-deux ans, comme tous les Gémeaux de ma promotion. Plus tard, ma femme les décrira feux follets, protéiformes et curieux de tout. Belles balades en montagne sur mes sommets pyrénéens.

Septembre :vendanges, pour survivre. Toujours rien de Carel. A Paris, je rentre en contact avec des réfugiés laotiens, ils m’apprennent l’existence de maquis de résistance — abandonnés de tous — aux Vietnamiens, omnipotents au Laos depuis la chute de Saigon il y a deux ans. Je décide de me rendre au Laos, à mes frais bien entendu. Cependant, les Thaïs doivent autoriser le transit chez eux et, pour finir, ils refusent ma présence, désireux de ménager leurs voisins devenus fous. Plus tard, Jean-Luc réussira à rejoindre les maquis laotiens. Il continuera sa carrière en Afghanistan, anticommuniste et bénévole toujours.

Des nouvelles de Rhodésie : abasourdie, Salisbury a vu débarquer une cohorte hétéroclite de mercenaires français, engagés massivement à Paris par des relais de Lamprecht. L’état-major rhodésien ne doit toujours pas croire à l’inéluctable. L’exemple de François et Jean-Luc qui non seulement ont trouvé leur place dans une unité d’élite mais ont participe à la création des Grey’s Scouts, a sans doute inspiré les commanditaires. Hélas, trop individualistes, les mercenaires gaulois ne pourront pas tenir leur promesse, encore moins se fondre dans cette armée disciplinée à l’extrême. Ils n’auront que le temps de payer le tribut du sang avant d’être expulsés rnanu-rnilitari par les autorités rhodésiennes.

Néanmoins, devant la sclérose hexagonale et « l’opération » indéfiniment reportée, dont nous ne savons rien, un parfum de nostalgie rhodésienne m’effleure.
Para à la 11ème DP, cavalier des Grey’s… j’étais membre d’une armée régulière. Devenir mercenaire, en dépit de la nuance péjorative attachée à ce mot? Pourquoi pas. J’aime autant cette étiquette-là qu’une autre. Que dit Robert? « Qui n’agit, ne travaille, que pour un salaire. » Selon cette définition, tous les travailleurs seraient des « mercenaires ». Le monde du travail entier en fait. Hormis les rêveurs qui agissent au fond de la brousse rhodésienne ou des maquis laotiens pour rien. Suis-je un mercenaire même si en aucun cas je ne combattrais pour le camp adverse? J’y vois une définition plus altière: qui n’a pas besoin d’État pour s’engager, qui agit en fonction de ses valeurs, non de l’air du temps et des mouvements de masse. Finie la vénalité des Suisses livrant leur employeur Ludovic le More à Louis XII.

Le nouveau mercenaire est le fruit de l’évolution idéologique des conflits. Fort de sa seule singularité il se lance à l’assaut des idéologies réductrices. Rien de plus idéaliste qu’un mercenaire actuel, de Derrick, le chien de guerre australien drogue d’aventure et installé dans une vie familiale heureuse, à Francois le croisé et son étendard… Après tout, que vivent ces appellations de mercenaire, affreux, reître, spadassin, et même « putain de l’impérialisme »! Maîtres mots épouvantails pour moutons de Panurge, et vogue l’Aventure !

Bien. Ouvrons les yeux: il semble clair que « l’opération Carel » relève du pur mercenariat.
Quoiqu’il n’ait jamais été question d’argent entre nous (mais peut-être est-ce là le signe des idéalistes « nouveaux mercenaires » ?). Nous savons juste qu’il ne s’agit pas de prêter assistance à Kadhafi ni Brejnev et qu’il convient de rester « disponible » disait-il.

Tout à coup, les événements se précipitent. Un coup de téléphone de Carel, attendu huit mois, me donne rendez-vous à Lorient, Morbihan, pour le lendemain.
« Secret absolu, pas de courrier, raconte que tu t’embarques depuis Nantes pour une mission géo physique en Terre de Feu.
– De la géophysique? On travaille pour qui?
– La CTM.
– La quoi?
– Une société suisse, t’inquiète pas. On compte sur toi?
– Je serai la. »
Et comment.

Je retrouve Jean-Luc à la gare de Lorient, lui aussi soulagé d’en finir avec l’attente. Entrepôt, arsenaux, CGT, quais des brumes. Nous apercevons enfin, au milieu de la rade, le Cap Fagnet, chalutier Terre-Neuvas désarmé et rouillé. Un Zodiac nous attend à quai, nous embarquons. De près, le Cap Fagnet parait plus imposant. Soixante-quinze mètres de long, nous apprennent les marins. Plus pourri aussi, manifestement il n’est pas en état de prendre la mer. C’est un de ces chalutiers traditionnels pour la pêche sur le coté, supplantés par les « pêche arrière ». Devenu inutile comme un yacht qui gémit dans une marina et se meurt, c’est lui que nous allons d’abord faire revivre, et qui va m’offrir ma première histoire d’amour avec la mer. Nous montons à bord par une échelle de corde gigotante. « Le patron est au bout du pont. »

J’aperçois un homme, grand, charpenté, la cinquantaine. Seul à la proue pissante de rouille du grand navire, comme une incarnation de l’aventure sur fond marine, au petit matin breton…

Suffoqué, Jean-Luc me glisse à l’oreille:

« Bob Denard!
– Bob quoi? »

Voilà que le quinquagénaire de forte taille s’avance de sa démarche un rien claudicante, que j’apprendrai être légendaire, ses yeux bleu-gris nous percent avec chaleur. Incontestable, le personnage à de la gueule, et une réputation si j’en juge par la réaction de mon ami. Un visage ouvert qui appelle la sympathie, et les manières directes, amicales, des séducteurs confiants.
« Bonjour, bienvenue à bord, je m’appelle Antoine Thomas. » L’accent bordelais lesté de cailloux des gaves pyrénéens.
– Jean-Luc Sarron.
– Hugues de Tressac.
– C’est moi qui dirige la mission. Pour ce qui est de votre travail voyez avec Jean-Louis, notre médecin. »

Jean-Louis, bras droit du patron, nous montre notre cabine et nous initie à la vie à bord. Des que nous sommes seuls, Jean-Luc, surexcité, explique à la bleusaille que je suis l’incroyable personnalité d’ « Antoine Thomas ».

« Tu n’as jamais entendu parler de Bob Denard, la star du mercenariat! Baptisé par les journalistes le condottiere, le roi des mercenaires, “ à l’étoffe d’un maréchal d’Empire ”, ils prétendent qu’i1 tient une officine en coups tordus, entretient une armée privée. C’était lui il y a un an, rappelle-toi, ce coup d’État raté au Bénin, pour renverser Kérécou, une centaine de mecs surgis d’un avion surprise. Jamais rien d’aussi risque dans les annales. Ils se sont plantés à cause de fuites. Les Nord-Coréens les attendaient. Mais ils ont réussi à se rembarquer. Tous, sauf un Belge descendu et un Guinéen prisonnier, je crois. Ce type a tout fait, tout : le Katanga, le Yémen, à nouveau au Congo, blessé à la tête, hospitalisé à Salisbury, puis les livraisons d’armes au Biafra pour de Gaulle, le Kurdistan, les Comores, l’Angola avec l’Unita il y a deux ans, et le coup loupé du Bénin
l’année dernière. Quelle chance! Mon vieux, si on est avec lui sur ce rafiot ce n’est pas pour de la géophysique, nous sommes embarqués pour la Grande Aventure!

– Et a ton avis, où va-t-on?
– Ça, tu m’en demandes trop. Tu comprends, après le coup du Bénin avec comité d’accueil, il doit prendre un maximum de précautions… »

Jean-Louis frappe à la porte de notre cabine, confortable petite cabine d’ailleurs, dans le château arrière.
« Le patron part pour Paris, il voudrait vous voir avant. »
Nous montons sur le pont. Il est là, décontracté, pas du tout formel, regard attentif, « jaugeur »,
amusé.
« Mon colonel, je…
– Appelle-moi patron. Écoutez, nous devons évoquer vos salaires. Je ne peux vous donner que quatre mille francs par mois pour commencer. Nous verrons après si on peut faire mieux. Le travail consiste à remettre ce bateau en état de naviguer en haute mer. Il y en a pour des semaines. Vous arrivez tous les deux de Rhodésie?
– Les Grey’s Scouts.
– Parfait. C’était dur?
– Pas trop.
– Vous êtes restés combien de temps?
– Huit mois.
– Eh bien, pour le moment il faut s’occuper du bateau. Messieurs, vous m’excuserez on m’attend. »
Ma première tenue de combat sous les ordres du condottiere sera un bleu de travail, ma première arme un marteau à piquer la rouille. Nous sommes quatre à cette tache, avec Jean-Baptiste et Donatien.
Notre age, manifestement « la moelle ». Donatien Coutra était au Liban, il ne connaît pas l’Afrique.
Jean-Baptiste Pouyet a déjà l’air lié au Vieux par une relation d’amitié.

Ce mois de janvier est semblable à une Berezina bretonne et nous cassons la glace sur le pont. Nous commençons à spéculer ferme sur la vraie destination et le but ultime du voyage.

La prodigieuse aventure à venir, que n’aurait pas reniée Hernan Cortés lui-même, dans le droit fil de ces conquérants français du XVIIIe autoproclamés maharadjas aux Indes, ou de ce roi de Patagonie né a Angoulême au siècle dernier; l’épopée des temps modernes digne d’Alexandre le Grand que nous allons vivre, cette fabuleuse conquête, qui se profilera à l’horizon d’un royaume fou, commence par deux mois de travail ingrat dans le port sinistre de Lorient.

Serai-je à la hauteur pour peindre cette fresque? Que n’ai-je tenu un journal… J’étais un jeune chien, il ne me reste que la mémoire.

Le patron est souvent absent, il rentre cependant au bateau avec régularité. Frugal – il ne fume ni ne boit -, simple, jamais distant, il sait trouver les mots qui le feraient suivre en enfer, en tout cas au bout du monde sans même savoir où. Il possède ce magnetisme qui soulève la jeunesse, aventurier de haut vol il sait que les hommes ont d’abord besoin de rêves, d’horizons élevés faisant appel à ce qu’ils ont de meilleur, dans l’échec même ils ne se souviendraient que de l’énergie les ayant portes au bout d’eux-mêmes, si loin. Avenant et mystérieux, il nous sonde discrètement et j’ai l’impression de progresser dans son estime. Un soir où il rentre de Paris, il m’appelle sur le pont et me sort son numéro de charme.

« Dis-moi, Hugues, tu ne m’avais pas dit que tu étais radio? »
Non, pas lui! Me voila une fois de plus repéré comme l’intello de service qui va rester planqué à l’arrière.
« Juste un peu de morse pendant mon service .
– Hmm… Il est possible que j’aie besoin de tes services plus tard. »

Il ne m’en dit pas plus ce soir-là mais s’intéressa davantage à ma personne. Étais- je fiable à cent pour cent? Les transmetteurs, comme les interprètes de sommets entre chefs d’État, sont les messagers de tous les secrets. Et puis, un matin, cinq semaines plus tard, je sentis qu’il me faisait confiance, de sa manière directe, à fond.

« Hugues, tu seras notre radio pour la campagne géophysique en préparation. Tu vas revenir à Paris avec moi tout à l’heure pour mettre au point quelques détails techniques…»
Même à la droite du Père, je préférerais l’aventure « ouverte » mais je ne peux lui refuser ça.

Le film. Je me retrouve pénétrant dans la « Piscine », boulevard Mortier, « le pape des mercenaires » Bob Denard à mes cotés. Lui: costard bien coupé, cravate, l’œil séducteur, très vieux beau homme d’affaires ou service diplomatique; moi: mon vieil imperméable Burberry’s, ce que j’avais de mieux pour février. Rendez-vous dans le bureau du planton avec le colonel G. tout aussi encivilé que nous. La rosette. Présentations sommaires. J’ai l’impression qu’ici seul ce colon est dans la confidence. Il m’introduit auprès d’un technicien déguisé d’un uniforme de capitaine avec lequel je mets au point une procédure de communication codée.

Un peu de technique : il me remet un exemplaire des Sept Piliers de la sagesse, et en garde un autre pour lui. Ce sera notre grille, nous utiliserons une nouvelle page chaque jour. Pour émettre: d’abord,
diviser le message à transmettre, et la page du livre, en groupes de cinq lettres, ignorant les mots. Puis, chiffrer le message à l’aide du système simpliste A = 1, B = 2, etc. Ensuite, ajouter le chiffre de la première lettre du message au chiffre de la première lettre du livre, ce qui donne une somme qui correspond à la place dans l’alphabet de la lettre à transmettre. Et ainsi de suite. Le résultat, incassable, est une suite hermétique de lettres: CHXGY GTRCX…

A l’arrivée, le correspondant, équipé du même livre à la même page que l’émetteur, effectue l’opération inverse, une soustraction. Ce petit jeu me fait gagner trois jours de quartier libre à Paris, « pour les adieux ». Denard part chez quelque suave maîtresse de la Rive droite, je vais embrasser la petite Agnès à la Bastille.

De retour, présentation au commandant Guillaume, conseiller naval de Denard. Encore un personnage mythique: i1 est le Crabe-Tambour, héros du film de Schoendoerffer qui vient de sortir, dans la foulée de son livre dévore en brousse. A peine plus agé que le patron, longiligne roux tacheté, profil de corsaire d’un Monfreid celte, le nez mince et fort.

Plus de faconde, plus intello que Denard, bouillant, comme en effervescence culturelle permanente, mais avant tout un marin breton, il écrit sa légende malgré lui, se fout de sa réputation, à la différence du Vieux qui la cultive. La famille est au complet. A partir d’un certain seuil de liberté, le monde est petit.

Essais en mer aux Glénans par force neuf. Rebaptisé Antinéa, le bâtiment commence à avoir fière allure.Je rends mes tripes pour ma première expérience salée. Néanmoins, cette sortie inaugurale me confirme dans l’amour de la mer, une sorte d’adoubement maritime. Radio, je suis passe de la cale à la passerelle où je m’initie à la navigation. Épreuve réussie pour le bateau.

Branle-bas de combat, l’affaire se corse, le Vieux et Gérard, notre mentor avec Jean-Louis, ramènent quarante-six fusils de chasse, achetés un par un dans des supermarchés de la région bordelaise. Les fuites à l’origine de la catastrophe béninoise auraient eu leur source chez les fournisseurs en armes de guerre et Bob a décidé de ne plus prendre le moindre risque de ce coté-là. Nous voici équipes de calibres 12 cinq coups semi-automatiques ou à pompe. Rassurez-vous, nous aurons aussi, au mollet, des poignards de plongée, un peu camelote mais ils font de l’effet. Tout est psychologie. Nous achetons des treillis noirs, neufs, martiaux, très impressionnants, et des bérets verts. Le gigantesque bluff se met en place. Je touche une douzaine de talkies-walkies, pacotille de grande surface, jouets pour pères Noël.

Dans les derniers jours, seize baraqués embarquent, présentés comme « les plongeurs » à l’équipage.

Le grand départ. Le Crabe-Tambour nous a déniché un capitaine had hoc, Faquet, pirate véritable, anneau à l’oreille… Grassement rémunéré, il ignore notre destination mais sait devoir ne pas poser de questions. Le courant passe instantanément avec cette espèce de hippie, réfractaire au moule universel comme nous. En revanche, le Vieux n’a pas trouvé de mercenaires mécaniciens de marine, il a été contraint d’embarquer trois diésélistes traditionnels de la Marchande qui, avouons-le, ne sont pas du tout dans la confidence. Avec l’arrivée des « plongeurs » l’atmosphère se pimente de secret, et d’une hiralité vaudevillesque à leur égard. Nos syndiqués marine, réglo, treizième mois, partagent notre vie depuis le début mais croient de bonne foi partir mesurer les canaux de Patagonie.

Nous sommes en mars. Force dix le deuxième jour, tempête dans le golfe de Gascogne. Le pont est ravagé, les chaînes d’ancre cognent dans les creux. Durant mon quart à la barre, projeté d’un bord à l’autre de la passerelle, je vis mes rêves marins d’adolescence. L’étrave plonge tant que l’hélice sort de l’eau, l’arbre de transmission vibre comme s’il allait disloquer la coque. Le capitaine Denard ordonne la mise à la cape. La moitié de l’équipage est hors de combat dans ses vomissures. Passe le cap Finisterre (la pointe occidentale de l’Espagne) la mer se calme et Faquet m’apprend à faire mon premier point au sextant, c’est la fierté.

Dix-neuf jours d’escale à Las Palmas, Canaries.

Nous retrouvons à couple avec un cargo cubain hérissé d’antennes suspectes. Barbudos ?
Ambiance de grand port sous le soleil, bars et prostituées. D’un coté de la lagune : les matelots du monde en goguette. De l’autre: les Scandinaves défraîchies à la poursuite de petits canaris. Au
milieu, zone tampon: les duty free shops. L’énorme ventre de l’Antinéa est caréné en cale sèche. La coque ressortira repeinte à neuf. Le chef mécanicien boit… hors du secret, il pose des questions, parle trop et à n’importe qui. Indemnisé, il est vidé par le premier avion. Ainsi disparaissent les gêneurs, la grande sanction est le renvoi chez les caves, loin de l’aventure. Denard, d’un saut à Paris, ramène un autre responsable machine, plus jeune et hors du coup lui aussi. La nuit précédant le départ, soudain nous embarquons incognito vingt-cinq gaziers supplémentaires qui s’entassent sans un bruit dans les postes avant.

Stupeur des trois mécaniciens lorsqu’ils découvrent, en mer, remontant un à un de la cale, cette équipe de flibustiers aux traits marqués par le sel de l’action directe. Pour quelle étude géophysique, tant de « plongeurs »? D’autant qu’aux îles du cap Vert nous mettons le cap au sud-est, sur Bonne-
Espérance. Étrange, décidément. Et ce n’est pas le petit drapeau noir à tète de mort qu’un malin accroche dans un hauban qui les rassure. Va-t-il remplacer un jour prochain le grand pavillon panaméen, déjà « de complaisance », qui flotte à la poupe? La chaleur monte chaque jour. Par bonheur, la tambouille bourgeoise de Noël, notre cuistot accompagne de son gros chien noir, à quelque chose de rassurant.

Nous avons aménagé une salle de sport où nous pratiquons la boxe à outrance. Lions en cage, les chiens de guerre écument. Comment pourraient-ils ne pas comprendre, les mécaniciens? La biographie de Bob Denard tisse une légende de bâbord à tribord et de la poupe à la proue. Fils de sous-off, résistant à quatorze ans, il reçoit son baptême du feu contre les Allemands. L’épopée indochinoise, quartier-maître dans la Royale, il y rencontre le Crabe-Tambour et sa trompe de chasse dont il sonnait en remontant les deltas. Puis quitte la marine, où il estime l’avenir bouché pour un homme d’origine modeste au sang bouillant. Le Maroc, employé d’une compagnie américaine, puis policier, pris dans la tourmente de l’indépendance, il participe à la tentative d’assassinat contre Mendès France. Quatorze mois de prison. La vie civile d’un vendeur d’électroménager en métropole ne l’aspirera pas longtemps. Fin du Congo belge, il s’engage aux cotés de Tshombé, au Katanga sécessionniste, où son grade antérieur d’officier marinier est confondu avec celui d’officier de marine. Sa carrière de bluffeur de classe internationale commence avec cette confusion valorisante. Son courage, son imagination, sa superbe, son humour vont lui servir de grade. Ainsi, il n’a jamais sauté mais n’hésite pas à arborer des insignes parachutistes : « C’est l’esprit para qui compte, les gars. » A la Bigeard.

A présent, il s’efforce de fondre en une équipe les fortes individualités disparates du bord. Ils sont tous là derrière leur Vieux, les affreux, nouveaux reîtres, la fine fleur du mercenariat francophone. Il y a Bracco, le pilote du Katanga à la voix d’airain, beau comme une diva, auréolé de sa cour: le clan des Belges. Carcasse, la gueule fracturée cubiste, cœur et casque d’or en cavale permanente depuis l’OAS, seigneur-truand, c’est lui qui nous initie à la boxe. Max, souche irlandaise, ex-british officer, joueur illuminé, poker, 421, blackjack… Bosco, le marin barbu qui monte des entreprises de pêche à la crevette dans tous les ports du monde. Emmanuel, le bizuth de la troupe, fils de famille belge et candide aux moustaches nietzschéennes. Butéri, coq corse, efflanqué comme un poulet kabyle (son surnom) mais le torse bombé, la fierté d’Artaban, la bravoure de Buonaparte au pont d’Arcole. Gérard, jeune premier las de ses expériences de Sup de Co, officier de réserve comme beaucoup. La classe des étudiants en droit d’Assas, qui ont franchi le point de non-retour au Liban. Deng, qui plus tard redonnera un second souffle au peuple karen assiégé par la junte birmane. Michel, le nageur de combat démineur, la corpulence des plongeurs en eau froide, morse sur un ring de catch. Jean-Louis, instructeur para de réserve, accessoirement médecin. Tous des professionnels du feu qui goûtent le risque comme un jeu.

Pas de grade, aux mercenaires rien n’est acquis, il n’y a que des compétences. Jeunes ou anciens, enfants de la misère ou de trop d’opulence, fleurs de lis ou braqueurs tatoués par la captivité, Belges du Congo, Français du Biafra, lansquenets internationaux de l’Ango1a et du Bénin, les « Oies sauvages » sont soudées par une même marginalité aventureuse, la répulsion instinctive du consensus mou, la fascination du baroud et l’attirance pour des causes nobles. Trop souvent perdues d’avance, d’ailleurs, leur romantisme guerrier se nourrissant volontiers du mythe de la belle déroute héroïque, leurs barouds sont fréquemment d’honneur.

Quant à moi, radio, dans le secret des dieux, j’ai une liaison quotidienne avec Genève et mon correspondant parisien, histoire de s’assurer que personne n’a l’air de nous attendre sur place… Le reste du temps, j’analyse les cartes météo, les nouvelles diffusées sur les grandes radios nationales (BBC, RFI…), et baigne heureux dans l’atmosphère de la passerelle.

On étouffe à bord. Sobre passage de la ligne, Denard rationne l’alcool. Dans la nuit du 3 mai nous passons le cap de Bonne-Espérance très au large. Les albatros, cormorans, goélands, frégates, sternes pullulent dans les Quarantièmes rugissants. Je n ai plus peur des oiseaux. Où va-t-on? Denard ne dit rien, tend ses hommes à bloc. Nous nous engageons dans le canal du Mozambique.

« J » moins trois. Réunion. Le Vieux lâche le morceau: nous allons aux Comores, où il a un compte à régler. Renverser un tyran halluciné : Ali Soilih. Du coup il doit aussi abattre ses cartes devant les mécanos civils, passablement désorientés dans leurs notions géographiques depuis le cap Vert : « Exit la géophysique, cap sur les Comores. Un coup d’État! »

La surprise est pour nous : ils sont enthousiastes. Ils nous ont bien eus, le plus intrépide voudra même débarquer avec nous. Hors de question, c’est un travail de professionnels. Le même courageux laissera tout tomber pour nous rejoindre plus tard à la garde présidentielle.

« Il y a trois ans, j’ai assis moi-même le pouvoir de cet Ali Soilih. Il se présentait alors comme l’homme de la France! Il avait évincé Abdallah, qui venait de proclamer l’indépendance unilatérale. A sept, nous avons pris l’ile d’Anjouan. Certains d’entre vous en étaient! »
Les sept mercenaires se regardent, l’esprit de l’Aventure descend sur leur tête, ouverture de la Super production Denard.

« Nous avons joué le mauvais cheval ! Soilih nous a trompés. Il a sombré dans un délire utopique, prisonnier d’une idéologie perverse, il a tout nationalisé : clou de girofle, vanille, coprah, taxi-brousse, le moindre lopin de terre… Et après, il a dissous l’Administration! Pour la remplacer par une milice d’adolescents, ses “ commandos Moissi “, “ les seuls purs… ”, qui terrorisent la population. Il vit enfermé, invisible, abruti de drogue, avec ses concubines, tandis que le peuple crève de faim. Et la mentalité des Comoriens, doux comme des agneaux, rend un coup d’État interne impossible. Personne d’autre ne fera le boulot que nous… »

On sort les flingues et équipements, distribution du paquetage. Dans la salle de boxe, briefing du patron qui nous répartit en trois commandos. Bien entendu, comme radio, je fais partie du sien. Il apparait que les Comores ont vécu un résumé caricatural, amplifié par l’exiguïté insulaire, de la classique spirale d’échecs marxiste. Modernisation forcée, entraînant un déséquilibre planifié, avec pour résultat la faillite économique, d’où rejet de la population, d’où durcissement répressif du pouvoir, de nouvelles interdictions, amenant un désastre économique plus profond, la famine, le désespoir, et ainsi de suite. « Pour satisfaire ses vues de 1’esprit, Soilih est prêt à tout écraser sur son passage…»
Attribution des armes, je prends un Breda 12 mm à cinq coups. Dans le magasin, nous intercalons
Brenneke et chevrotine. Pétarades d’essai depuis le pont. Réunions régulières des différents groupes afin de définir objectifs et missions de chacun.

« J » moins deux.

Première réunion en treillis noir, avec armes et bagages. Solennel et inspiré, le Vieux sait s’y prendre pour galvaniser ses troupes de fortune.

« Messieurs, ce coup-là il ne sera pas question de rembarquer, nous sommes là pour réussir, nous n’avons pas le choix. Nous sommes armés de pétoires pourries mais la surprise sera totale, mes informations le confirment . Rappelez-vous que nous représentons le dernier espoir des Comoriens opprimés par un despote sanglant. Le pays est exsangue, tout est à reconstruire, tout, la tache est immense. Cette fois j’entends la mener à son terme, rester, bâtir. J’ai besoin du meilleur de chacun d’entre vous… »

La chair de poule. J’en suis impressionné au point d’oublier ma vacation radio, l’assurance qu’une embuscade ne nous attend pas sur la plage. Nous devions l’obtenir de Paris deux jours avant le débarquement. Et le lendemain, catastrophe, les conditions météo entre l’océan Indien et Paris ne permettent pas d’établir le contact.

Le Vieux se montre indulgent.

« De toute façon on est seul, ça ne change pas grand-chose, débrouille-toi seulement pour que, durant l’opération, les liaisons fonctionnent entre nous. »

Mer forte.

Dernière journée, vingt-huit jours de navigation hors du monde depuis Las Palmas. Nous calfeutrons toutes les ouvertures du navire afin que cette nuit il soit invisible de la cote. Sieste l’après-midi.

Ambiance sereine. Demain nous pouvons tous être pendus à des crocs de boucher. Le Vieux renonce à contacter comme convenu un correspondant à Moroni – celui-ci devait donner un ultime feu vert et nous guider par signaux lumineux depuis la plage.

« On ne peut pas se permettre d’être doublés. Ainsi personne ne saura que cette nuit est le grand soir. »

A 20 heures, rassemblement des effectifs à la salle de sport. L’Antinéa flotte, moteur au ralenti, au large de Grande Comore. La mer est encore agitée.

Une heure et demie, samedi 13 mai 1978, nuit sans lune, nous sommes à deux milles de la cote, positionnés avec précision grâce au Satnav et aux radars. Par prudence, deux mercenaires resteront à bord avec Faquet et les mécaniciens. Nous embarquons laborieusement dans les Zodiac, déchaînés sur les vagues comme des chevaux emballés.

« En avant les gars! » crie Butéri, le susceptible de l’île de Beauté. Il se précipite aux grappins, enthousiaste, et chute dans l’eau noire avec un plouf magistral. Nous avons peine à retenir nos fous rires nerveux. Le coté à la fois dérisoire et grandiose de cette aventure de pirates à l’abordage nous apparaît dans toute sa splendeur.

Jean-Luc, Donatien et Jean-Baptiste sont avec moi et le Vieux dans le Zodiac de tête, en bonnet de laine, le visage maquillé au cirage noir. Le patron, cinquantenaire corpulent à la jambe raide, on dirait Burt Lancaster, Ali Baba et ses quarante voleurs à l’assaut de la république bananière. Les deux autres canons pneumatiques nous collent en file indienne. Seuls quelques vagues scintillements à l’horizon signalent Grande Comore. Denard se trompe de crique et manque jeter ses frères de la cote sur les rochers. A la dernière seconde, alerté par le bruit fracassé du ressac, il vire en catastrophe sur la barre, à deux doigts de nous retourner. Première radio hors service. En longeant la cote, on trouve enfin la plage d’Itsandra.

C’est très noir. On relève les gros moteurs quatre vingt-dix chevaux et on beache. Immédiatement tout le monde gicle et va se poster à plat ventre en bordure de la route qui longe la plage, tandis qu’avec Denard nous amarrons les trois Zodiac. Ouf, personne n’a l’air de nous attendre ici, nul ne doute plus du Vieux qui a vu juste. Première urgence : couper les fils téléphoniques. Trois types restent à la plage, ils contrôlent la route qui relie Moroni, au sud, à la présidence et aux objectifs militaires, au nord. Ils arrêteront les véhicules et les récupéreront.

Les trois commandos se dirigent vers le nord.

Le premier, une vingtaine de gus commandés par Bracco, a pour cible le camp militaire, A quatre kilomètres. Ils partent en courant. Nous arrivons devant la gendarmerie, sur le chemin de la présidence. Nous ne pouvons éviter la sentinelle qui nous repère, il s’ensuit le premier échange de coups de feu, rapide. La sentinelle s’enfuit à toutes jambes dans la nuit tropicale parfumée de clous de girofle.

Le second groupe, celui de Noël, investit la gendarmerie tandis que nous filons sur la présidence. Je colle aux fesses de Denard dont j’assure aussi la couverture. Nous arrivons sur la première sentinelle, dans sa guérite. Silence. La sentinelle dort, j’entends son léger ronflement, deux mercenaires prévus pour cette manœuvre s’avancent avec une corde, des baillons. En arrêt, tous les autres les regardent, fascinés. Soudain, pour son malheur, la sentinelle se réveille, pointe son fusil mais n’a pas le temps de tirer, Mélis l’a estoqué de plusieurs coups de couteau. Pas si facile… l’homme braille, gémit, sans vouloir expirer. Enfin c’est fini.

Là-dessus, le bruit caractéristique d’une Renault 4 qui descend la route depuis la présidence. Ali Soilih qui détalerait?

« Arrêtez la bagnole! » ordonne Denard, Ça va vite. En trois secondes, Ahmada, le chef de la police, tortionnaire qui ne l’a pas volé, et deux flics de premier rang sont troués comme des passoires. La 4L rendue folle vient s’écraser sur la guérite et dans un fracas épouvantable. Désormais, aucun doute, on est repérés à la présidence. Celle-ci brille plus haut dans la nuit, parallélépipède rectangulaire années soixante en verre et béton, à trois cents mètres. Plus de précautions à prendre, on fonce.

Nous dégommons les réverbères de la route en un éclair de fusil à pompe. Pendant que Denard, Jean-Baptiste et moi faisons prisonniers les gardes des sinistres locaux d’Ahmada, qui lèvent les bras sans insister, les autres sont aux prises avec les sentinelles de la présidence. Des coups de feu fusent dans la nuit. J’attache nos matons, dociles, avec les menottes dont nous nous étions munis.

Enfin nous disposons d’armes dignes de ce nom: AK 47 et MAT 50. Les derniers gardes se sont sauvés, éperdus, dans le noir impénétrable, ou sont braqués tremblants, face contre terre. Tout ceci n’a duré, qu’un instant. Gérard équipé pour la grande chasse, défouraille sur la serrure de la lourde porte marquetée de la présidence, qui s’ouvre devant le tabernacle du pouvoir…Accompagné de Jean-Luc et Marquès, il gravit un étage, s’engouffre jusqu’au saint des saints : la chambre du président.

Victoire ! Ali Soilih est là. Il faisait la nouba avec deux amazones aux uniformes défaits, revolver au coté, quand il a été alerté par les détonations. Il semblerait que les dictateurs musulmans aiment à s’entourer de femmes gardes du corps, un rêve oriental. Denard et moi déboulons à notre tour dans la chambre présidentielle, Ali est gris. Fait roi par Denard, il l’a trahi et voici l’heure des comptes.

Devant nous, chauve et empâté la quarantaine en col Mao, l’intellectuel du Quartier latin au pouvoir, devenu tyran délirant qui a saigné son archipel, le Caligula des Comores, l’inconséquence en plus, qui a mis en fuite jusqu’aux ambassadeurs, hormis le Chinois. Et même lui était effrayé par « l’état lycéen » surarmé, omnipotent et iconoclaste, dans un pays si respectueux des traditions, des vieux hadji qui ont accompli le pèlerinage à la Mecque…

Air France ne desservait plus le pays, les pauvres pécheurs préféraient fuir en haute mer sur leur pirogue à balancier « galawa » plutôt que de vivre sous son régime de terreur, alors il avait fait détruire toutes les embarcations, interdit la pêche et, pour finir, la pratique de l’islam! Il est devant nous, le collectiviste au compte numérote, l’affameur mégalomane et paranoïaque, à notre merci.

Denard s’isole avec lui dans le salon pour une rencontre au sommet entre les deux anciens complices, du temps ou Soilih apparaissait comme un jeune leader politique, moderniste mais réaliste et plein d’avenir. Personne ne connaîtra jamais ce dialogue qui dut valoir son pesant de noix de coco (suisses?). Puis, nous menottons le despote sur son lit. Il n’en mène pas large. Le patibulaire Mélis, dit « Gueule d’amour », est choisi comme nounou pour veiller sur lui

Mais où sont passés les commandos Moissi, milice révolutionnaire d’adolescents en crise, les « hommes nouveaux», la seule véritable force de frappe du régime? Mes parents me croient à cette seconde en Terre de Feu. J’établis un contact radio fébrile avec les autres groupes.

Bonnes nouvelles. Le camp militaire de Voidjou et la gendarmerie de Kandani sont pris. Pas de résistance significative à Kandani ou huit mercenaires ont neutralisé en un éclair une centaine de soldats et leurs instructeurs tanzaniens. A Voidjou, en terrain découvert, Carcasse a dû allumer les sentinelles, le groupe a éclaté dans le camp, tel un cauchemar fondant sur les militaires endormis.

Nos gars tiennent en respect l’armée comorienne entière au bout de leurs fusils de chasse. Guère motivés par le régime devenu fou, pris par surprise, les militaires n’ont pas réagi. Là résida la force de Denard et son génie: il ne les a pas contraints au combat, sinon nous aurions été taillés en pièces.

A présent, ces « militaires de carrière » s’en remettent à nous ,ils nous sont reconnaissants d’avoir surgi de la nuit tels des zorros, sans provoquer de massacre. Nous laissons deux chiens de guerre à la présidence. Dans la longue Mercedes présidentielle noire, nous rejoignons Noël à la gendarmerie de Kandani. Aucun problème, il a la situation bien en main. A Itsandra, nous faisons la jonction avec l’essentiel du groupe de Bracco (les restants contrôlent Voidjou), et nous filons vers Radio Comores, premier objectif civil.

Nous sommes accueillis avec une joie incrédule. Les Comoriens pressentaient un coup d’État, tous l’attendaient. A présent ils n’osent y croire. Le jour se lève, Austerlitz mauve sur l’océan Indien. On arrive en ville Les Comoriens matinaux découvrent avec stupeur ces commandos maquillés de noir, en uniforme étrange, horde dispersée, aux aguets, qui remonte la rue principale de Moroni en surveillant les ouvertures et les toits, spectaculaire.

Alors vint notre triomphe. Nous partîmes quarante-six, mais tant à nous voir marcher avec un tel visage, les plus épouvantés reprenaient de courage… Comme une traînée de poudre la nouvelle du coup se répand, nous nous retrouvons trois mille en arrivant au port. Tout de suite la liesse est considérable, sur la place centrale elle devient raz de marée. Nous volons de victoire en victoire, la population déchainée nous désigne les bâtiments des commandos Moissi. Entourés de milliers de Comoriens inconscients du danger nous les investissons.

Par bonheur aucune résistance, les « commandos» se sont volatilisés, c’est la panique chez les apprentis sorciers. Sans coup férir, nous prenons la poste, dont je m’occuperai le lendemain. Je profiterai de ma position de quasi-ministre des Communications pour expédier un premier télégramme, à mes parents: Tout va bien, lettre suit.

En attendant, je rencontre le directeur des Postes, logé sur place, qui nous assure de sa sincère collaboration empressée. Je lui intime l’ordre de geler pour le moment toute liaison avec l’étranger.

Dehors, les femmes hululent d’interminables youyous. Au mi- lieu d’une foule dithyrambique nous arrivons à la prison. Elle est pleine à craquer de politiques. Les gardiens ont fui par la grande porte restée ouverte.

Denard fait sauter par balles les serrures des cellules et c’est ainsi que nous aurons notre seul blessé :un ricochet frappe à l’épaule Daniel, qui pour une fois n’est pas hilare. Comme des centaines d’autres, Abbas Youssouf, prisonnier le plus populaire, tombe dans les bras de Denard en pleurant d’émotion. Il sera ministre de la Défense dans une semaine.

Tous nos objectifs sont atteints, le coup d’État est réussi, les Comores sont libérées. Nous pouvons à peine progresser dans la foule qui voudrait nous porter en triomphe. Des femmes se prosternent devant Noël et son chien noir car un devin local avait annoncé que la liberté reviendrait « d’un homme blanc accompagné d’un chien noir» (à la suite de cette prédiction, Soilih, superstitieux comme souvent les tyrans, avait fait abattre tous les chiens noirs de l’archipel…).

Le Vieux est superbe, vrai roi des Comores, couvert de lauriers et de colliers de fleurs d’ylang-ylang, rayonnant en tête du cortège de joie apocalyptique, il vit l’apothéose de sa bonne étoile, la communion du peuple, un triomphe romain, recueille les césars et jouit des enivrantes vibrations de la gloire. La foule le presse, il aime ça il est aux anges, il s’envole…

Couverts de fleurs, adulés tels des dieux, il est encore trop tôt pour se réjouir. Le pillage ne demande qu’à commencer, nous devons assurer l’ordre. Nous retournons à Radio Comores. Le Vieux émet un communiqué où, pour l’étranger, il essaie de faire croire à un coup d’État d’origine locale, il se présente comme le « colonel Said Mustapha M’HadJou », proclame l’instauration d’un « directoire politico-militaire», demande à la population l’indulgence pour les gardes-chiourmes du pouvoir précédent et annonce des élections à brève échéance. « Comoriens vous êtes libres… l’armée est dissoute », puis ce sera: « J‘ai cinquante ans je désire m’établir ici, y prendre pour femme une Comorienne… »

Le lendemain, Jean-Louis et quelques mercenaires partent pour Mohéli, la plus petite des trois Comores indépendantes. Ils ne viennent pas avec le projet de « prendre » Mohéli afin de dégager le camp militaire, encerclé, depuis l’annonce du coup d’État dans la capitale, par une population‘ vengeresse..

Il reste Anjouan, l’île fief de l’ancien président Abdallah qui, à cet instant, attend prudemment à Paris les résultats de notre audace. Face aux six cent soixante soldats qui nous y attendent, Bob Denard pourrait au mieux aligner vingt hommes. Après un fantastique bluff menaçant à la radio, il tire à pile ou face… C’est Bracco et un seul autre mercenaire qui s’envoleront pour Anjouan, aux commandes du Cessna de Soilih. A eux deux, se présentant comme « des plénipotentiaires désirant éviter un bain » de sang, ils recueillent la reddition de l’île sans combat.

Partis dans la clandestinité, une poignée, succès est complet. A Mayotte, la seule île de l’archipel restée territoire français à la suite du référendum de 1975, on observe de loin les dernières convulsions en date des trois sœurs indépendantes. On espère seulement qu’il n’arrivera plus de « boat people » montés sur pirogue galawa. Un certain soulagement tout de même car Soilih avait constitue une armée spéciale de débarquement dans le dessein proclamé de « libérer Mayotte »…

A Moroni, ma première mission est de remettre en état les transmissions internationales et inter îles. Les nuits qui suivent le coup, je réside à la présidence. Ali Soilih y est prisonnier, consigne dans sa chambre. I1 n’a plus besoin de ses nombreuses chaussures et je lui en pique une paire : de superbes mocassins noirs, sport et inabordables, vrai chic désinvolte, le genre que je préfère.

Nous primes la ville et la rendîmes au roi… Huit jours plus tard, Abdallah arrive par avion de la Reunion. Politicien de longue date, député sous la Quatrième, éphémère premier président des Comores indépendantes, il fut détrôné par Soilih, avec la bénédiction active de la France pour n’avoir pas attendu le référendum d’autodétermination. Malin et commerçant dans l’âme, taille modeste, petites oreilles de Mickey, nous l’appellerons Tonton. Il serre les mains de tous ses corsaires. Je le toise: non, décidément il est minuscule, ses chaussures à talonnettes ne seraient pas à ma pointure.

Prise d’armes à l’aéroport, il est acclamé par la foule et sera élu en octobre. I1 faut dire que, prudent, il était le seul candidat… Lui et Denard sont les deux financiers du coup d’État, avec un troisième larron, épicier en gros appelé à devenir vice- président.

Le bilan du renversement du « tyran le plus redoute de l’océan Indien » n’est que de sept morts. Quatre sentinelles, dont celle qui fut poignardée sous mes yeux. « Les sentinelles ne sont jamais innocentes », dixit le Vieux. Plus le chef de la police et deux de ses acolytes, mitraillés dans la 4L «la disparition de ces trois tortionnaires est un soulagement pour l’humanité » dixit le même).

Dans toute l’île, nous trouvons des « Citernes» où des Comoriens croupissaient, de pauvres paysans le plus souvent sur un caprice des commandos Moissi. Le pays est ruiné et il reste quatre-vingt mille francs dans les caisses de l’État. Ou est passe l’argent ?

Un huitième décès ne va pas tarder à alourdir le bilan : celui d’Ali Soilih lui-même. Bob refuse de le livrer à la foule qui réclame jour et nuit sa mort. Au contraire, grand seigneur il use de toute son influence pour le protéger. Mais le directoire politico-militaire, mis en place par Abdallah décide de déférer Ali Soilih devant un tribunal coranique, ce qui signifie être lapidé ou décapité. Lors du précédent coup d’État, Soilih s’était contenté d’exiler Abdallah. Magnanime avec les caisses de l’État, il lui avait même donné un million de francs pour s’installer à Paris. Eh oui, avant d’être piégé par son messianisrne, Soilh a été bon prince, généreux, et il se rappelait combien il est difficile pour un Comorien de se loger dans cette ville.

Ce coup-ci, le Vieux lui ménage une sortie honorable. « Je te laisse le choix. Tu restes ici et tu seras jugé, condamné et exécuté. Ou bien tu sors et tu tentes ta chance…»

On imagine que Soilih, au demeurant courageux, ne put s’empêcher d’espérer « Merci mon colonel ! »

Toute cette histoire n’était donc qu’un jeu? Vous avez tout compris, comme vous êtes fair-play, vous êtes vraiment le roi des Comores! »

Non, Ali. J’aurais pu te cacher dans le coffre de ma voiture, t’aider à sortir, mais il y a les massacres d’innocents à Iconi, les tortures, il y a cette foule dehors qui scande ta mort jour et nuit, qu’on ne peut disperser. Il y a cette haine, ces débordements de vengeance que déjà nous contrôlons à peine, ces milliers de dénonciateurs épistolaires et pétitions vengeresse, cette bile qui se déverse depuis le coup et dont on ne sait que faire. Il y a ces « merci, merci! », ces pleurs de joie, cette population qui me baise les pieds, toutes ces mains que je serre. Abdallah n’était pas couvert de sang quand tu l’as gracié.

Soilih tente sa chance. Denard, qui a rendu aux Comoriens leur religion, est-il capable de prier ?

Il n’a aucun ressentiment personnel contre Soilih. Comme beaucoup d’autres, celui-ci s’est fourvoyé en voulant faire le bonheur du peuple, le bonheur de force à la Pol Pot… Et comité de ceci sur comité de cela, propagande et endoctrinement, et la fuite en avant clans la terreur.

Une minute plus tard, à l’extérieur du palais, une rafale de Kalashnikov, «la reine des révolutions »… Une sentinelle comorienne a surpris Ali le déchu, furtif, courant vers un taillis, et l’a aussitôt percé de trous d’un diamètre d’entrée de 7,62 mm. Ce n’était que justice. Je peux témoigner de la peur irrationnelle qu’il inspirait encore à la foule, comment elle exigea de voir son cadavre pour croire à sa mort. Sa dépouille fut promenée à travers les rues, à travers l’île, tête nue dans un linceul blanc.

Alors seulement les Comores comprirent qu’elles étaient libres et commencèrent de nouvelles fêtes, sous les palmes de la présidence et partout sur le passage du cortège funèbre.

Nous sommes les vainqueurs, d’assaut nous prenons Babou, le seul bistrot à servir de l’alcool, et pour l’ivresse, sans même une bagarre, nous cassons chaque soir une partie du mobilier. Le lendemain matin, l’un de nous, mandaté, vient payer les dégâts. Le soir nous sommes de nouveau accueillis à bras ouverts chez Babou. La plupart des Comoriennes sortent voilées de leur chiromanis colorés, les enveloppant des pieds à la tête, mais les mêmes font preuve d’une grande liberté de mœurs, le chirornani ôté. Un mois après, la population fait encore la bamboula sans discontinuer, des convois de voitures couronnées de fleurs, bourrées à craquer, klaxonnent comme pour mille « grands mariages ».

Nous avons conquis un royaume qui nous acclame, le rêve suprême de tout aventurier. Un triomphe comme nous n’en connaîtrons sans doute plus de notre vie. Pourtant, il faut rester vigilant, les progressistes de l’OUA, l’Organisation de l’unité africaine, s’indignent, les Tanzaniens pro-chinois trépignent, la région entière connaît une effervescence craintive, des renforts cubains seraient arrives a Madagascar. Sur les dents, nous organisons des tours de garde à la plage d’Itsandra, où il est si facile de débarquer…

Et nous recrutons afin de constituer une nouvelle armée, à partir de zéro. Étonné lui-même par l’ampleur de l’enthousiasme populaire sur sa personne, au-delà de ses espérances les plus optimistes, et désirant expliquer la salubrité de son action, Denard finit par répondre aux sollicitations de la presse.

Erreur. Il va devenir trop voyant pour l’opinion internationale, sa démesure n’est pas de notre époque confortable, lui-même n’est pas un personnage de ce siècle, il lui faut cacher sa flamboyance dans l’ombre, comme il l’a toujours fait. Mais ici il croyait faire une fin, trouver une retraite à sa dimension.

Abdallah, désireux de renouer les relations coupées par Soilih, va devoir exiger son départ. En attendant, Bob se convertit à l’Islam et épouse une Comorienne ainsi qu’il l’avait annoncé dans son discours exalté de la première heure. Amina, éclatante jeunesse, va lui donner deux enfants magnifiques. Il sera officiellement parti avant que ne naisse le premier mais reviendra, à titre privé, s’occuper de sa progéniture et veiller aux destinées des îles. Il montera une ferme modèle, utilisera toutes ses relations pour construire, mettre en valeur, développer ce pays de façon rationnelle, faire œuvre de pionnier, bouter la corruption. Les clichés internationaux et les magouilles locales s’acharneront à contrarier ces généreuses entreprises.

Quant à moi, son humble serviteur, je courrai la brousse pour rétablir des communications civiles ou militaires, recruterai du personnel pour la radio, le téléphone, le formerai. Pour l’instant, pragmatique, Denard s’emploie à parer au plus presse : nourrir la population. Grace à son vieil ami du Katanga Flying Jack, il obtient des Rhodésiens une livraison régulière de viande à des prix imbattables, par un DC8 d’Air Gabon Cargo qui atterrit invariablement sans permis de vol après avoir survolé le Mozambique hostile à haute altitude.

Dans les soutes suivent les services secrets sud-af qui rétablissent des contacts avec le Vieux. L’Afrique du Sud, qui ne sait où dépenser son argent, est intéressée par une reconnaissance politique de la part des Comores et par une discrète station d’écoute radio du canal du Mozambique, hautement stratégique, et des pays limitrophes, tous marxistes. Nous avons reconstitué une mini-armée comorienne, environ trois cents soldats disciplinés qu’il n’est pas question de laisser sans solde, il faut trouver des solutions…

Bob Denard le Bordelais refuse d’articuler un mot d’anglais, je sers de coordinateur radio, contrôleur aérien, chef d’escale pour le DC8 fantôme et interprète pour les négociations.

Un mois après le renversement de Soilih, Jean-Luc et Donatien décident de partir, « trop de compromissions, la politique à la noix de coco, très peu pour nous ».

En juin, Denard parle enfin de nos salaires… Sur l’Antinéa, il nous donnait nos quatre mille francs mensuels, sur sa cassette personnelle, en francs français, « de la main à la main ». Depuis le débarquement, rien. Bob est un chef d’entreprise un peu surmené ces temps-ci. Fin juillet, nous touchons enfin un salaire régulier, à peine plus important, en francs CFA, verse sur la banque des Comores.

Juillet, Khartoum.

Au cours d’une réunion de l’OUA, certains membres prennent violemment à partie le représentant des Comores qui préfère se retirer. Le nouveau gouvernement issu des mercenaires leur apparaît illégitime, un vrai scandale, ils préféraient Soilih. Le droit d’ingérence n’est pas à la mode, et surtout ils craignent pour leur pouvoir despotique, démontré vulnérable par notre opération. Des pressions sont exercées sur Abdallah et par contrecoup sur la France, unique garante de l’économie comorienne. Abdallah ne peut survivre sans reconnaissance internationale et cherche à se débarrasser d’un Denard devenu gênant.

De surcroit, sa haute stature qui soulève les foules fait de l’ombre au petit président. Benoît, le gouvernement français, qui n’avait même plus d’ambassadeur avant notre intervention, saute sur l’occasion et lui propose ses conseillers militaires pour nous remplacer… Après des tractations pénibles et un dédommagement Bob se résout à partir avec ses hommes les plus fiers-à-bras. Seuls restent quelques spécialistes dont je fais partie. Ils vont créer la GP, garde présidentielle, financée par l’Afrique du Sud en échange de sa station d’écoute radio tandis que des militaires français s’occuperont d’encadrer l’armée comorienne.

Décidément, aucun pays n’est assez grand pour Denard, le cadre des nations parait trop étriqué pour son envergure, il fera frapper un insigne numéroté, portant une fière devise pour les hommes de « sa » GP : Orbs patria nostra, « Le monde est notre patrie »

Au cours d’une ultime prise d’armes vibrante dans le stade de Moroni, les larmes aux yeux, il passe en revue ses hommes en treillis noir, les anciens du coup et les recrues locales de la GP. Dernier bain de foule, les Comores entières, Abdallah en tête, réservent un triomphe éperdu de reconnaissance à leur roi appelé « le président numéro un » et « colonel papa ». Cette semaine-là, le Vieux fait la première de couverture des grands hebdos du monde entier: Serait-il le plus grand aventurier des temps modernes? L’homme qui voulut être roi, et le fut. Quoi qu’il en soit, il est nommé Héros national comorien. Quelques jours plus tard, il partira dans le DC8 furtif d’Air Gabon Cargo.

Désormais, je touche huit mille francs français, payés en francs belges sur un compte au Luxembourg. La GP s’installe dans le camp de Kandani.

Pendant ce temps, la Rhodésie devient le Zimbabwe. Les événements se déroulent comme prévu, non content d’être marxiste, le gouvernement de Mugabe, un Shona, fait tirer son armée sur la foule des Matabélés révoltés, l’ennemi ethnique. François Rameau, soldat perdu par excès de légitimisme, ne peut continuer à cautionner ce régime qui voudrait l’employer pour son génocide. Sur mes recommandations, il nous rejoint à la GP. Le centurion pur et dur devient mercenaire aux Comores afin de garder les mains propres.

Le matin a 6 heures, course à pied en tête de nos soldats avant une séance de sport, mais l’essentiel de mon activité se déroule à l’état-major. La routine commence à suinter, en dépit des risques d’invasion tanzano-cubo-malgache qui n’ont jamais cessé.

« C’est le Désert des tartares version tropicale », ironise François. Le soir, les officiers de la GP dînent aux chandelles de quelques langoustes, sous la lune arabe, l’ambiance est plaisante mais l’ennui s’installe. D’Aristote au cours de navigation des Glénans, de Jean-Sébastien à Mick Jagger, hommage soit rendu à tout ceux qui m’ont permis de tenir. Plages de sable blond, planche à voile dans les alizés, exploration sous-marine des fonds coralliens, le grand bleu du coelacanthe, crapahut sur les flancs du volcan Karthala, moto sans casque (avec Ray-Ban), pêche au gros (sur la vedette du président), de temps en temps une belle insulaire, rien de régulier.

Seul incident dramatique au cours de ces années: un Bréguet Atlantic de l’aéronavale se crashe au décollage de Moroni. Dix-huit morts. Parmi lesquels je crains que ne figure Bernard Tissot, mon ami a présent commissaire de la marine a Djibouti, avec femme et enfants. Il m’avait écrit passer avec cet avion. Pour finir, je respire, il n’est pas mêlé à l’éparpillement d’infinitésimaux débris humains que nous collectons dans des sacs en plastique.

Instructions, manœuvres, sécurité rapprochée du président, cryptages-décryptages… Je ne reste que pour économiser de l’argent en vue d’acquérir un voilier, mon rêve, je ne l’ai jamais cache au Vieux.

Lors d’un séjour en France, pour le mariage d’une sœur, je suis terrasse par une amibiase hépatique qui n’a pu être contractée que trois ans auparavant en Rhodésie. Je soupçonne cette eau que nous buvions de concert, mon destrier et moi. Forte fièvre et état comateux persistant. Huit mois de convalescence en France, hôpital et frais payés par le Vieux. A cette occasion, je fais connaissance avec son « antenne parisienne », un rez-de-chaussée du 16 ème où Carel officie. Par cet appartement passent toutes les commandes de fournitures de la GP, uniformes ou cassettes vidéo pour les longuettes soirées sous les palmiers.

Là, dans cet extraordinaire local d’une agence de coups d’État clés en main, les Denard boys tirent à une centaine d’exemplaires une synthèse de la presse mondiale et des informations glanées de droite et de gauche. Elle sera distribuée sous forme de «lettre confidentielle» aux alliés de l’Afrique libérale : Houphouet-Boigny, Bongo, Hassan II et Jonas Savimbi (l’Angolais de l’UNITA) en tête, et les services sud-af, des grands reporters, hommes politiques français… Là, les lieutenants de Denard conspirent, cherchent l’événement africain susceptible de déclencher une nouvelle opération, le commanditaire audacieux qui va engager la petite armée potentielle qui piaffe d’impatience dans « le bar des conjurés », un zinc gavroche non loin de la tour Saint-Jacques.

Retour sur Moroni. La routine reprend, lassante de cocotiers, de planches à voile et de saluts au drapeau. Sous le soleil exactement, dans un lieu idyllique, archétype du paradis sur catalogue, accueilli en libérateur, ruisselant de gloire, des jolies filles ne demandent qu’a me plaire; en leur escorte je danse de désopilants quadrilles d’Ancien Régime, pieusement conserves à « La Rose noire », la boite locale.

Mon travail, indépendant, aisé, sans surmenage aucun, me procure tout ce qu’un homme peut désirer de considération et revenus. J’ai la jouissance d’une belle villa, d’une moto BMW 600, gracieusement abandonnée par les gendarmes français lors de leur fuite de 1975, il me suffit d’en exprimer le désir pour disposer d’une Méhari neuve, au loin le volcan vaporeux, comme un Fuji-Yama noir et vert, accroche son éternel merveilleux nuage, et pourtant l’ennui est à périr dans ma prison dorée. L’indolence, quand ce n’est pas la torpeur, est fille des îles, la mentalité occidentale ne sait pas se contenter de jouir de la vie. Par bonheur, relâchent au petit port fleuri de Moroni (sa mosquée blanche dans les palmiers verts, ses boutres d’un autre àge…), d’intrépides navigateurs sur leur voilier. Ils trouvent en ma case un hôte attentif.

Tout compte fait, je prévois de quitter l’archipel aux parfums début 1982, date à laquelle mon voilier personnel aura une taille suffisante, dans trois longs mois. Denard est prévenu de ma décision, mais, lors d’un de ses passages à Moroni, il me prend a part.

« Allez! Hugues, j’ai encore besoin de toi. »

L’accent est inimitable.
« Ah bon ?

— Ce coup-ci, ça vaut la peine. Tu es jeune, un voilier c’est bon pour les vieux crabes comme moi, tu veux de l’action? tu vas en avoir.

– … ?

– Si tu acceptes, tu quitteras ton boulot de Moroni clans trois jours seulement. »

Quel grand professionnel de la manipulation des jeunes gens.

Alors, en quelques phrases saisissantes, le Vieux m’expose cette nouvelle mission, l’essence de l’Aventure au parfum amer et puissant. On ne vit qu’une fois. Comment lui résister? Nous prenons rendez-vous à Paris la semaine suivante. En grand secret de mes camarades qui me croient partir en permission, je fais des adieux définitifs aux Comores, trois ans et demi après le coup historique.

 


A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

OPS