OPS Atlantide Comores 1978 Mémoires de « Bosco »

 

Michel LOISEAU, Bosco ...

Bosco; une autre figure de notre microcosme. Ancien Commando Jaubert; Indochine, Algérie, il servit sous la bannière OPN dans les opérations du Biafra, de l’Angola, du Bénin, des Comores 78 et 95. Extraits de ses mémoires inachevées…

Un parfum d’ylang-ylang (1978-1979)


Mars 1978. J’avais passé l’hiver à sauter d’un boulot à l’autre, pas le temps de m’ennuyer. Mon pote Walter, un grand Rital rigolard, avait un tas de bricoles en route, et c’est le genre de gars qui s’ennuie tout seul. Comme tout bon Italien dans le bâtiment, il sait faire à peu près tout, du carrelage jusqu’à la pose des chiottes, en passant par la barbouille et j’en passe. Nous vaquions donc, d’une villa à l’autre, munis de l’indispensable. Restons discrets, disait-il en travailleur libre, mais pas du genre traqué par les archers du fisc. On n’était pas non plus de ces peintres portugais opérant en nocturne. Tout au culot ; il était entraîné mon Rital, ça faisait plus de treize ans qu’il pratiquait. Son vrai boulot, c’était mécano de marine, mais le gas-oil ça sent et puis il ne supportait pas les exigences des patrons de yacht : on devient vite plus larbin que marin. On s’était connus sur le quai, et on avait fait quelques boulots ensemble. J’apprenais des trucs de maçon, ça m’a toujours intrigué.

Donc, on pérégrinait d’un chantier à l’autre, le fric tombait sans trop forcer, on se la faisait belle quoi ! Je mijotais de racheter un bateau, pour aller respirer l’air du large. Il me manquait un peu de fric. Par bravade, et pour tâter le terrain, j’avais appelé Bob au téléphone pour lui demander si c’était sa semaine de bonté. Un petit prêt quoi ! Mais ça, c’est une corde qu’il n’aime pas qu’on pince, je le savais et ne me faisais pas trop d’illusions. Il tourna autour du pot et me renvoya à un ‘après les élections’ qui me laissa perplexe. Je n’arrivais pas à faire le lien entre mes besoins financiers et l’élection de je ne sais quel escroc de la politique. Je retournai à ma truelle.

À quelque temps de là, le téléphone me ramena le Vieux sur les ondes. Il me suggéra que si j’avais toujours besoin de pognon, je n’avais qu’à venir le gagner, ce qui est la sagesse même. Il cherchait des marins, et en premier lieu un chef-mécano. Je lui fis remarquer qu’un chef digne de confiance ne se trouve pas au coin du quai. « Viens me voir, on causera. »

Au rendez-vous, je tombais sur Bruni, porte-sacoche du moment, et Vossler, un autre ostrogoth du même tonneau. Le Vieux avait trouvé son chef-mécano, mais il comptait sur moi et quelques marins du genre polyvalent. L’allusion à la polyvalence m’amusa. On partait en expédition, je n’avais pas à en savoir plus.Ça devenait une manie ! Je sentais que de nous deux, j’étais celui qui avait le plus à perdre. Bruni me glissa en douce :
« Je connais le coin, c’est tout bon, on va se marrer ! »
« Comme la dernière fois ? » fis-je.
« Penses-tu, c’est le Patron qui drive tout, il peut pas y avoir de lézard. »

Je rentrais, en pensant que cette fois, si on s’était passé de moi pour l’armement du navire, je n’étais donc pas indispensable : la politique de rajeunissement sévissait de plus en plus. Je rameutai Phil, toujours prêt à naviguer, et Pépette, un jeune retraité, ancien plongeur de la Royale. Il pleurait depuis que je le connaissais pour prendre part à une de nos escapades.

De retour à Paris avec Phil, que le Patron ne reconnut pas – ils avaient passés ensemble six mois sur le Mi Cabo Verde en 69… Le bateau nous attendait aux Canaries, nous prîmes l’avion le soir même pour l’Espagne. Le chef-mécano avait l’air d’un hibou sorti d’un tronc d’arbre, et pas de première jeunesse. Roger et Vossler restaient à Paris pour des besognes annexes, mon plongeur rejoindrait plus tard. À Palma, le toubib nous véhicula jusqu’au port dans la Méhari, qui devait embarquer elle aussi. Phil me souffla : « C’est un remake ! » en pensant au Mi Cabo.

Le bateau nous attendait, accosté à la jetée du large, fort navire des mers du nord, déjà transformé une fois, par le passé, en navire de recherches scientifiques ; coque grise arborant son nom, Antinéa, au milieu d’une faune de bateaux de pêche de tous poils, exhibant des pavillons de tous les pays, où dominent Corée, Cuba et Russie. Nous prenons nos quartiers, Phil dans une cabine sous la passerelle – il est appelé à être second – et moi sur l’arrière, dans une cabine bricolée. Les techniciens et chercheurs étaient plus nombreux que l’équipage d’origine, et tout l’espace utilisable à bord a été transformé en locaux d’habitation.

Le capitaine est un petit homme remuant, aux cheveux longs, portant boucle d’oreille : « On m’appelle Bobby, » me fait-il en me serrant la louche. Il a été propulsé à ce poste, le capitaine ayant débarqué, ainsi que le chef et son second, on n’en saura la raison que bien après. Il y a un mécano et un électro, recrutés à Lorient, et un autre mécano, hollandais, qui me semble être un de ces ‘polyvalents’ que le Vieux affectionne. Le reste de l’équipage est composé de jeunes gens à l’air sûr d’eux-mêmes, déjà groupés en clans avec leurs codes et leurs coutumes.

À part le toubib, qui fait partie intégrante de cette petite bande qui se prennent pour des marins, je retrouve Roger, notre Belge superviseur, et deux ou trois de ses compatriotes, dont Noël, qui sévit en cuisine accompagné de son chien, un berger au caractère difficile, qui n’entend que le flamand. Phil est déjà sur la passerelle à examiner l’endroit. Un gars, à quatre pattes dans la timonerie, étale de la peinture sur le plancher, et je lui fais remarquer que l’heure ne me paraît guère propice. Je me fais renvoyer aux pelotes vertement par un jeune moustachu à l’air conquérant.

Phil, surpris, me fait signe d’écraser. Drôle d’ambiance ! On a l’air de gêner. Bobby m’explique que c’est pas grave, on est là pour naviguer, le reste on s’en tape, la mer va calmer les ardeurs. Roger, smart et discret, me met peu à peu au courant des semaines passées à préparer le départ, et de la branlée qu’ils ont prise pour arriver jusqu’à Palma, ce qui explique la morgue des jeunes recrues.

Le lendemain, nous faisons le tour du bord avec Bobby, pour connaître le bateau. Il nous explique comment ils ont perdu une ancre et sa chaîne, à l’arrivée. Tout est passé à la mer, l’étalingure n’ayant pas été vérifiée. Le gaillard est ponté, ne laissant qu’un espace pour l’ancien treuil de pêche, et tout bâbord est protégé par une muraille qui fait coursive pour se rendre sur l’avant. Les salles emménagées sous le pontage servaient jusque-là de ‘labo’ pour les techniciens. Roger me raconte comment un bateau coréen leur a piqué le zodiac et son moteur, après une nuit de cohabitation bord à bord. Il est allé demander réparation, mais une fois seul sur ce navire en rade, et devant la tronche des gus et leur attitude, il a sagement renoncé à quoi que ce soit. Depuis, une vraie psychose règne à bord : à chaque bruit suspect, les gars se ruent, la barre à mine à la main.

Je retrouve aussi Bellec, marin brestois, ancien de Cotonou ; il occupe les fonctions de ‘bosco’. Mon arrivée remet tout en question, je mets les choses au point pour ceux qui ne me connaissent pas. Le ‘Bosco’, c’est moi, et c’est mon nom, qu’on se le dise. Bellec deviendra le ‘fils du bosco’, il me montre les détails et ce qui l’a occupé jusqu’ici.

Les gars vont arriver ce soir, on prépare les logements sur l’avant. Je ne suis pas allé à terre, mais je me suis assuré auprès du cap’tain qu’ils ont fait le plein de cigares qui, ici, coûtent deux fois rien, et sont vendus comme des bottes de poireaux. Les jeunes rentrent de terre, la gueule pleine de leurs exploits avec les putes locales. Ils ont commencé à prendre des habitudes ; même le Vieux a des souvenirs de gaudrioles bistrotières.

Les troupes, ramenées de l’aéroport par un car affrété, s’enfournent dans l’avant avec consigne de n’en pas bouger. Au petit matin, ils sortent de là avec des airs de blaireaux ahuris.
Le premier que je vois est Carcasse, puis Max, et Cardinal, plus revu depuis le Biafra ; un bon lot d’anciens ne sont pas là. La dernière escapade a éclairci les rangs, et plusieurs sont partis en Rhodésie. Les autres sont des inconnus, avec l’inévitable lot de cloches. Il y a quelques gars du dernier coup, décidés à se faire une place ou un nom, la mafia Marquès, Mélis, Martin, Martell, le jeune Ducasse, qui n’est pas plus jeune que les autres, mais qui en a l’air. Il y a quelques cabines sur l’arrière, plus confortables. Les anciens se casent vite, j’hérite de Carcasse, sur la couchette supérieure, Max a déjà squatté un coin, et se prend la bibliothèque, pour échapper à d’éventuels travaux manuels.

Le Vieux réunit tout ce monde dans le ‘labo’, ce ne sera pas la dernière fois, et expose l’attitude à adopter avec les ‘civils’ de l’équipage : nous sommes des techniciens du pétrole en route pour une mission de recherche en Patagonie ; je parie que la moitié ignore où c’est.

Donc, pas de souvenirs guerriers évoqués à haute voix, et éviter les chants du même type. Pour le voyage, ils sont à ma disposition pour toutes corvées et travaux dans l’intérêt du bateau : il me présente pour éviter toute méprise. Carcasse devient plongeur ; d’autres, ingénieurs ou techniciens. Roger est présenté comme le second du Patron ; divers emplois sont attribués, la cuisine n’est pas très prisée, à cause du mal de mer, mais Paul et Daniel, un duo de choc, se portent volontaires ; ils seront en renfort de Coco, ancien légionnaire, un peu porté sur la boutanche, mais Noël fait régner un ordre tout germanique sur son espace.

Les derniers vivres embarqués, les dernières formalités réglées, nous quittons le quai en début de journée. Il fait beau, nous sortons au milieu des bateaux de pêche qui ne cessent de circuler ; un de plus, un de moins, personne ne se soucie de nous. Les quarts sont établis, je me chope encore le zéro à quatre, Jean-Baptiste me secondera ; Phil est assisté également, et prend le huit à minuit ; le cap’tain se prend celui du matin. Cette fois, nous sommes équipés d’un ‘Magnavox’, navigateur par satellites… il ne reste qu’à guetter leur passage ; pour le reste, cet engin fait tout, sauf le café hélas ! Je me confine dans la veille, j’aime sentir l’air de la mer sur mon visage et scruter la nuit, c’est le temps des confidences, et comme tous les gars vont défiler à la veille – ça les occupe – je n’aurai pas le temps de m’ennuyer.

On fait du sud, personne ne pose de questions, les habitudes s’installent. Le chef-mécano, dont le centre des soucis semble être les frigos, fait des apparitions, toujours surpris de l’allure virile de ces ‘techniciens’ aux cheveux ras, en train de se livrer à des entraînements de boxe, sous la férule de Carcasse. Il confiera quand même au Patron qu’il leur trouve des gueules de C.R.S. Van, notre légionnaire batave, est ancien mécano de marine, et sévit à la machine avec Lucien qui, lui, ne pose pas de questions. Rémy, le mécano électricien, est plus méfiant, il a laissé en partant, un bébé tout neuf, avec sa femme éplorée.

Les milles s’ajoutent aux milles, Bobby nous raconte ses navigations ; il revient juste de la Réunion avec un voilier, il aurait bien embarqué avec nous son coéquipier, métis indéfini, mais le Vieux lui a trouvé l’air un peu trop efféminé. Phil se fait bien à son boulot, si ce n’est que c’est tout un cirque pour boire un pastis. Pour l’instant, on vide les stocks de Bobby, en faux-jetons, dans sa cabine, c’est le seul endroit sûr. Il me faudra, le moment venu, mener une véritable ambassade auprès du Patron, pour lui faire admettre que c’est une règle dans la marine marchande, et que cette abstinence ne peut que paraître suspecte aux yeux des ‘civils’. Je finirai par obtenir un pastis avant chaque repas, après bien des atermoiements.

Comme c’est le toubib qui détient la clé de la soute à alcools et tabacs, la lutte est permanente. Ce moinillon au mollet carré et aux cheveux ras se prend pour un chef scout ; il n’est pas sans qualités à ce qu’on dit, mais pour l’heure, il nous gonfle. En plus, quand on l’envoie paître, il boude. Meuh ! Comme dit Bobby : « Nous v’là bien gréés. »

Faisant encore route au large, nous ne rencontrons que peu de navires, et pas plus de mauvais temps. Des grains qui font fumer la tôle du pont, sans plus. J’ai abandonné toute idée de faire bosser mes ‘polyvalents’ : leur ignorance du milieu et leur mauvaise foi affirmée m’ont dissuadé d’insister. Les feignants feignantent, les actifs s’occupent, et les intellectuels prennent le reste pour des cons ; un microcosme humain bien banal.

Nous prenons nos repas dans le carré, qui se révèle trop exigu pour accueillir tout le monde en même temps. Ceux de l’avant mangeront à l’avant, ceux des ‘cabines’, au carré. Le cuistot s’est refusé à faire deux services, ce qui est bien normal, et on ne discute pas avec Noël, surtout s’il est au milieu des fumées de la cuisine, suant, la moustache en bataille, en train de houspiller ses servants. Un jeune Belge, à la moustache arrogante, et doté d’un nom à rallonge dont on ne se souvient jamais, sert à table, avec le style d’un authentique ‘butler’ victorien.

Le temps s’écoule avec ses petits faits quotidiens ; les ouragans prévus et souhaités par le cap’tain nous boudent, ça devient monotone. Nous commençons à connaître les garçons, avec leurs tics, leurs manières et, quelquefois, ce qu’ils pensent. Le grand Guy se promène vêtu d’une salopette et d’une casquette de marin pêcheur ; avec Carcasse et lui, nous sommes les trois anciens du Biafra, et il me raconte sa vie depuis que nous nous sommes perdus de vue.

Sa vie en Thaïlande où il s’est marié ; il a bien changé, et je me demande ce qu’il attend de cette aventure. Mon aide chef de quart, Jean-Baptiste, est un curieux garçon. Nonchalant et persifleur, l’esprit vif, officier de réserve, lui aussi ne fait que ce qui est nécessaire, le Magnavox n’a plus de secrets pour lui, je le lui laisse volontiers. Bobby, notre ‘maître après Dieu’, n’est pas avare d’histoires maritimes ou autres. Il traîne dans l’Océan Indien depuis des années, avec lui on ne s’ennuie pas. Mais, il connaît son affaire, et ne manque pas de sortir son sextant à la moindre occasion.

Le Vieux se repose, et tient de mystérieuses conférences dans ses appartements, avec Roger et les quelques ‘jeunes turcs’ initiés. Sa cabine, dite ‘de l’armateur’, donne sur la chambre des cartes, les ‘navigateurs’ n’en perdent pas une.

Mais les passagers sont plus concernés par les ébats des marsouins que soucieux du sort qu’on leur réserve. Les bains de soleil occupent la plupart d’entre eux, et même Max peine à trouver des clients à plumer à l’heure de son poker quotidien, qu’il tient hors de vue du Patron.

En gagnant dans le sud, le temps fraîchit, et les nuées grises charriées par les grands vents de suroît rincent le sel accumulé. Le bateau se vautre dans l’eau grise, il semble revivre sous ces latitudes, c’est son temps à lui. Sainte Hélène est loin derrière nous, le moment des grandes décisions est arrivé. L’Amérique du Sud – et la Patagonie – c’est à droite, il va falloir se décider. Cette route qui gagne sur l’est, ne saurait échapper aux ‘marins’ du bord, les autres sont inconscients ou avisés.

Il y a déjà un certain temps que le Vieux feint de transmettre des messages à l’intention des familles, messages qui bien sûr ne quittent pas le bord. (Quand ils vont apprendre ça, les gars vont faire une crise.) Cet usage, auquel les équipages sont en général attachés, est répandu depuis quelques années sur les navires marchands, mais, tout légitime qu’il soit, ne laisse plus de place à l’aventure. Cette fois-ci, les familles concernées seront avisées que, par suite d’un changement de contrat, nous voguons maintenant vers le Golfe Persique ou la Mer Rouge. Ça les tranquillisera : la Terre de Feu, ça faisait vraiment trop exotique. Et puis, on se approche, même dans le mensonge.

Nous sommes une poignée à savoir le but de l’expédition. Je n’ai pas d’à priori. J’ai de longs apartés avec Roger, qui était dans le premier coup ; il m’explique la situation. Il est sûr que nous risquons d’en surprendre plus d’un, tout réside dans la capacité de résistance que nous allons trouver, mais d’après lui, ce serait le bordel, et l’encadrement tanzanien ne tient pas à mourir pour les Comores. Ce qui est certain, c’est qu’à moins d’une trahison, ils ne s’y attendent pas : de ce côté-là, le Vieux a fait ce qu’il fallait. Malgré tout, les anciens de Cotonou – nous sommes une dizaine – restent perplexes.

Les moteurs hors-bord ont été sortis pour essais et examens, ça n’a rien de spécial ; Pépette le plongeur s’en occupe, c’est son rayon. Le toubib, Gérard, Jean-Baptiste et quelques autres, planchent dans le ‘labo’ toujours verrouillé.

Nous progressons plein est, abordant le plateau des Agulhas, toujours houleux, sous un ciel tourmenté. La terre n’est qu’un mince fil noir à l’horizon, beaucoup de trafic maritime, il vaut mieux veiller dehors. Bobby passe son temps le nez dans le radar. Quelques gars sont malades, et le reste pas très frais ; même le chien ne semble pas à l’aise, c’est pourtant un temps pour lui. Plus nous avançons vers l’est, plus le temps est pourri. Tous hublots fermés, et panneaux condamnés, portant notre noir dessein, nous contournons le vaste continent africain.

Le toubib a lancé une campagne de vaccination générale, ceux qui essaient de passer à travers sont frappés d’un ostracisme sans appel ! J’en suis.

Problème d’intendance, la tonne de bananes embarquée aux Canaries a mûri d’un seul coup. Comme le cuisinier a horreur de jeter, on est mis au régime, sans jeu de mot, de la banane sous toutes ses formes, purée, tarte, compote, pâté, confits, sautée, frite, avec rhum, sans rhum, et j’en oublie ; un exploit culinaire.
Après une semaine de temps désagréable, nous en sommes à remonter le canal de Mozambique. Vient le temps des aveux ! Le Patron convoque, l’un après l’autre, les membres de l’équipage. Il s’agit de leur avouer dans quelle galère il les a embarqués, et pourquoi. Le chef s’est mis au garde-à-vous en disant : « Si c’est pour la France ! », puis est ressorti l’air décidé. Lucien, le mécano, exultait, il a fallu tempérer son enthousiasme. Pour Rémy, ce fut plus long, il l’a pris moins bien que ses collègues, mais le choix était restreint. Bobby, pas tout à fait ignare, s’attendait à un coup tordu : il est enchanté, ça manquait à sa collection de conneries, il repart sur ses souvenirs des îles car, bien sûr, il connaît le coin.

Maintenant que le masque est jeté, une ambiance différente s’installe, on ne se regarde plus de la même façon. Les énormes pneumatiques ‘Sillinger’ sont montés et équipés, leurs moteurs se rodent dans le bac installé à cet effet. Distribution des équipements ; ça occupera les gars un moment, on n’a pas fini de croiser des types en tenue noire dans les coursives, c’est l’innovation. Les groupes vont être formés et instruits de leurs missions respectives ; ils se succèdent dans le ‘labo’ au tableau noir et devant des plans divers. Van, le mécano, a tenu garnison étant légionnaire au camp de Voidjou, qui est un des objectifs ; le Vieux, Roger et Gérard, connaissent déjà les lieux.

Les armes, enfin sorties de la cale, se révèlent être en presque totalité des fusils de chasse. Les gars font plutôt la tronche, un parfum venu de Cotonou flotte dans l’air. Du coup, une nouvelle activité va naître, la fabrication de matraques et de poignards : il y a ce qu’il faut à la machine pour ce faire, il en sortira de vrais chefs-d’œuvre, gaines comprises. Les Belges tentent de faire des sortes de bombes, à base de chlore et Dieu sait quoi encore, ce qui nous vaut une belle peur et un début d’intoxication par émanations et fumées non identifiées ; l’expérience s’arrêtera là. Bref, c’est la grosse excitation. Les gars ont le moral à la hauteur, et en plus, il fait beau. Le placard aux ‘liquides maudits’ est enfin ouvert, au grand désappointement du toubib : le Vieux a décidé de faire une petite fête pour notre arrivée dans les eaux de nos futurs exploits.

Des discussions sévères ont lieu au carré, où le choix du président de la future république est évoqué. Roger veut absolument que Bob lui donne sa parole, qu’on ne ramène pas l’ex dans nos canots ; le grand chef a l’air un peu ennuyé, et pour cause ! Ça finit en eau de boudin – pas plus avancé, le Belge, mais il reste sur ses soupçons.

Personnellement, je m’en fous complètement. J’ai, d’ailleurs, prévenu que je partais dès l’opération effectuée : j’ai un bateau en construction au Brésil, et un associé qui piaffe dans ses tongs. Carcasse s’en ira aussi, et le grand Guy se voit déjà de retour en Thaïlande. Nous n’avons pas des âmes de colons.

Le repas festif se déroule malgré tout dans la bonne humeur et fait du bien à tout le monde. J’ai même réussi à faire fumer un cigare au Vieux qui, il est vrai, avait un petit coup dans le nez – ce qui est, pour tout dire, exceptionnel. Par la suite, il m’accusera d’affabuler. Légende oblige ! Mais, trêve de billevesées, encore que la détente ne soit pas chose frivole aux âmes simples.

Le temps des choses sérieuses arrivait. Un courant marin nous avait fait gagner une journée sur le temps prévu, et après vingt sept jours de mer, nous restâmes à la dérive au large des Comores durant vingt-quatre heures. Le Vieux avait l’air d’y tenir. Notre ‘agent’ à terre, contacté par un mystérieux canal, devait nous fournir des moyens de transport, et il ne fallait pas créer de confusion. Tout le monde fut confiné à l’intérieur du navire, la nouvelle hantise de notre grand chef étant le repérage par satellite. Nous étions trop ignares pour avoir des opinions sur la question ; la voûte céleste de l’Océan Indien, superbement étoilée, ne nous inspirait que joie de vivre, punch et cha-cha-cha.

La nuit du douze au treize mai nous vit arriver le mufle bas, au ras de la côte, dans une houle bien formée qui n’était pas sans nous inquiéter. Toutes les vitres de la passerelle et tous les hublots avaient été peints en noir, Bobby et Phil circulaient dans la timonerie à la lueur des instruments. Au dernier moment, le Patron m’avait distrait de la compagnie de débarquement. Je devais rester à bord pour veiller à la manœuvre, et à la suite des événements ; après tout, il ne fallait pas nager dans l’optimisme à tout crin. Toutes les idées de repli, de plan de recueil, avaient été écartées sans ambages. J’avais même avancé que tout le monde étant mortel, le Vieux pouvait s’en ramasser une dans la tronche en arrivant sur la plage ! Cette éventualité avait été écartée d’emblée, avec la même assurance que la précédente. Où j’allais chercher des trucs pareils ?

J’avais quand même prévu et concocté, avec Roger, un itinéraire de repli et de recueil en cas de chasse. Le Vieux me remit son 38 ‘spécial’, avec l’ordre de ne pas hésiter à m’en servir si les circonstances le nécessitaient. Je le glissai sous ma chemise hawaïenne qui, je l’avais remarqué, l’avait fait tiquer, de même que le bandeau d’étoffe qui me ceignait le front et n’ajoutait rien à l’arroi guerrier qui nous entourait.

Je ne me voyais pas braquer Bobby ou le chef ; enfin ! J’y vis un excès de prudence, mais après tout, ces quatre civils pouvaient très bien paniquer en cas de fusillade intense, ou autre circonstance, et s’enfuir avec le moyen de transport salvateur. Somme toute, il me faisait garder les meubles ; je ne m’en offusquai pas.
Le bateau devait approcher le plus près possible de la plage, dans la baie encaissée d’Itsandra, à la sortie nord de Moroni, capitale de ce ‘petit paradis’, comme on disait. Dès que le fond deviendrait limite pour notre tirant d’eau, on virerait, larguant les canots, et on irait se faire oublier dans les ténèbres complices du large.
Mais il est dit que les meilleurs plans ont leurs lacunes ; la nature et ses éléments se chargent de vous rappeler à l’ordre. Je devais opérer sur le pont avec Jean-Baptiste, expert en grue hydraulique. Le commando, dûment équipé, armé, le visage passé au noir sous le bonnet de laine noire, mijotait dans le labo. Le nez vers la côte, le bateau avançait sans effort, mais giflé par une forte houle sur tribord, évidemment le bord où nous avions à travailler.

Le premier zodiac, mis à la mer, remonta en s’ébrouant comme un phoque et faillit rembarquer, les amarres tendues à bloc dans les creux. Nous nous consultâmes, Jean-Baptiste et moi, car on ne voyait pas des gars peu exercés à cette discipline embarquer dans ces conditions. Le Vieux, avisé, jura et hésita ; je suggérai de faire venir Pépette, notre plongeur et commando, expert en ce domaine, et de lui demander son avis. Celui-ci sortit du labo en sueur, et me confia que les gars ne tiendraient plus très longtemps dans ce sauna. À la question du Patron, il répondit qu’une troupe prête à foncer ne peut être renvoyée à ses couchettes sans dommage pour le moral. De plus, rien ne nous assurait que le lendemain serait plus clément ou pire !

Il fallait y aller, le temps pressait, on arrivait à la limite des eaux praticables. « Demi-tour, dit Bobby, on déchargera sous le vent, à l’abri du bateau, et on virera après. » Nous prîmes un virage acrobatique au ras de la côte, et reprîmes le large. La manœuvre fut plus aisée, encore que sportive. Le premier, petit Corse plutôt exercé, dit ‘Poulet Kabyle’, se flanqua à la mer. Pépette, embarqué en moniteur, le sortit d’une poigne puissante aussi vite qu’il y était entré. « Ça commence bien ! » jura Jean-Baptiste sur sa grue.

Chaque homme descendit l’échelle les mains nues : je leur passais leur arme ensuite, on gagnait du temps. Les trois canots pleins, Jean-Baptiste quitta sa grue et embarqua avec le Vieux ; une poignée de main, deux mots murmurés, et à Dieu vat. Nous élongeâmes les canots sur l’arrière, le bateau amorçait déjà son demi tour, et revint le nez à la plage, cela ne s’était pas trop mal passé. De plus, vu la météo, il n’y avait aucune pirogue dehors.

Je pris position sur l’arrière ; ma lampe voilée de rouge à la main, je devais donner le top du largage aux canots, quand la passerelle me le ferait savoir. Mais, pressés, les zodiacs nous doublèrent bientôt, soulevant l’écume, heureusement dans un bruit de moteur quasi confidentiel. Phil m’assura qu’on avait viré au dernier carat : par chance, on profitait de la marée haute. Sur chaque bord, on distinguait la côte rocheuse et les bouquets de cocotiers.

Nous prîmes position à deux milles de la côte ; tous feux éteints et en dérive, on était condamnés à attendre. Les mécanos, sortis de la machine, humaient l’air à pleins poumons, odeur de terre chaude et parfumée, de vanille, de fumée de bois, de senteurs inconnues à nos narines. Le petit poste installé pour la circonstance dans un coin de la timonerie, grésillait sur

la fréquence des ‘terriens’. J’imaginais Roger, Carcasse et les autres, trottinant le long de la route menant au camp de Voidjou. Il y avait bien quatre ou cinq kilomètres, et qu’allaient-ils trouver ? Le groupe du Vieux s’était élancé dans la route grimpant vers le camp de Kandani et la présidence. La montée était raide et le Patron ne devait pas s’amuser avec sa patte folle, il fallait quand même le faire. Le dernier groupe, avec Guy, s’était posté en bouchon sur la route côtière longeant la plage. Notre ‘agent’ n’était pas au rendez-vous, ni les véhicules. Bien des bruits sur son absence ont couru par la suite, mais quand on gagne la partie, on oublie les détails.

J’allai délivrer le chien de Noël, qui avait déjà bouffé la base de la porte. J’ouvris avec précaution, et me repliai dans ma cabine, voisine de la sienne, l’individu n’étant pas fort civil. Le temps qu’il visite le bateau à la recherche de son patron, il était préférable de ne pas croiser sa route. Par la suite, il élut domicile dans la passerelle, et resta dans mes jambes jusqu’à son débarquement. Après tout, on était voisins de palier.
La nuit restait calme, à se demander ce qu’on glandait là. Les gars tiraient sur leur mégot comme de futurs pères, sans rien dire. De temps à autre, Bobby embrayait le moteur, pour garder notre position. À terre, une lumière brillait près de la route ; un lève-tôt ?

Quelques bruits de moteurs automobiles mal situés et vite étouffés, seuls un ou deux coups de feu nous parvinrent. Puis – il faisait encore nuit – quelques mots brefs à la radio : « Pour tout le monde, on a cravaté le président, pas de casse ! »
Nous nous congratulâmes : « Une bonne chose de faite ! »

Sur la route, un peu d’agitation : un véhicule semble s’être fait ntercepter, mais tout se passe en silence. La radio crache de nouveau, cette fois, c’est Roger, je reconnais sa voix : « On tient Voidjou, tout est O.K. »
Une certaine détente envahit la timonerie et ses abords.

Maintenant, le jour est proche, on distingue de mieux en mieux les détails de la côte, les toits noyés dans la verdure d’où s’échappent les premières fumées ; la marée a baissé, laissant les canots échoués très haut sur la plage, une ou deux voitures sont passées, mais contrôlées par des silhouettes noires ; elles ont pris le chemin de Kandani.

Sur le sommet du volcan Karthala, les nuages sombres s’empilent en prévision de la pluie quotidienne du soir. Quelques pirogues, curieuses mais réservées, capeyent dans la houle en nous observant. Ce qu’ils auront vu sera colporté à terre, déformé et amplifié. C’est l’Afrique ! La voix de la radio nous ramène à la réalité : «

Prenez votre mouillage devant le port, personne n’embarque ! » L’ordre est bref, sans commentaires.
Je vais préparer le guindeau avec Phil sur l’avant, l’ancre est dessaisie, parée à filer à la mer. Il ne vaut mieux ne pas se louper, le mouillage est assez délicat à prendre, l’ancre doit trouver le fond sur un surplomb dans les 50 à 80 mètres d’eau, sinon ce sont les grands fonds, et à refaire. Si le vent se lève, l’ancre trop près du surplomb ripe et le bateau part au vent, en général la nuit ou par veille mal assurée ; courant sous ces latitudes. Les alignements à terre sont obsolètes ou noyés dans la végétation, on lâche la pioche dans le prolongement de l’aéroport, à quelques cinq cents mètres de la jetée.

Peu d’activités sur le port, quelques silhouettes furtives apparaissent, et doivent se poser des questions sur notre présence, mais personne ne viendra en reconnaissance. Nous arborons ostensiblement nos armes de chasse, ne serait-ce que pour chasser les mauvaises idées.

À la radio, les nouvelles tombent par bribes. Radio Comores est entre les mains des nôtres, ils progressent en ville en réduisant les points dangereux, mais on n’entend aucun coup de feu ; beaucoup de ralliements spontanés, qui font le boulot avec les nôtres ; ainsi, le commando Moissy, bras armé du parti, constitué de jeunes fanatisés et prêts à en découdre, sera circonvenu par notre ‘agent’ Christian, qui les invitera à ne ‘pas faire les cons’ et à venir grossir nos effectifs, leur assurant une issue fatale dans le cas inverse.

La rumeur qui vient de terre enfle de plus en plus, les youyous des femmes couvrent tout, partout c’est noir de monde. À la radio, le Vieux, la voix étranglée par l’émotion, essaie de donner des ordres : « C’est pas possible, on ne peut plus avancer ! Bosco, c’est la libération de Paris ! » Effectivement, d’après ce qu’on voit et ce qu’on entend, c’est du délire, on aperçoit des types qui brandissent des drapeaux français en dansant la gigue ; sans doute un vieux réflexe !

Une barcasse arrive vers nous, portant Noël et un ou deux autres qui rapportent le premier butin : une cargaison d’armes récupérées, fusils chinois, pistolets de tous poils et les inévitables Kalachnikov. En un clin d’œil, nous sommes armés comme des bandits mexicains.

Noël est surtout venu pour prendre son chien, lequel ne se fait pas prier pour embarquer dans le canot, aller gronder après le Comorien qui est à la barre, et faire fête à son maître, lequel nous met au courant de ce qui s’est passé : il ne reste qu’à cravater quelques responsables et désarmer les traînards, et aussi sécuriser la ville ; avec une quarantaine de gus, ça va être ‘short’ !

On va débarquer la Méhari, et je suis invité à en faire autant, ils ont besoin de monde à terre. Une barge va venir prendre la voiture, je pars me mettre en tenue de guerrier. Je me suis choisi un P.A. et un fusil d’assaut Beretta, arme automatique dérivée du M.14 américain.
*
Quand je mis le pied à terre, je ne me doutais pas que ce pays inconnu allait compter pour une bonne part dans mon avenir. Je traversais les bâtiments du port l’arme à la main, suivi des yeux par une bande de glandeurs en haillons. Christian, notre ‘agent’, vieux complice du Vieux, me prit en main. Petit maigrelet au menton en galoche, remuant comme un fox-terrier, il m’offrit de me servir de guide, et de me véhiculer dans sa Méhari délabrée mais remarquable de loin : elle était orange !

L’avantage d’avoir Christian pour cornac : il connaissait tout et tous dans le patelin. Vêtu d’un short et d’une chemise légère, les jambes grêles, chaussé de claquettes, il me faisait penser aux cyclo-pousses de Saigon. À côté, dans ma veste camouflée, vestige d’Algérie, j’avais l’air d’un tank. On fila jusqu’à la plage, je voulais voir les zodiacs de près.

Il m’assura qu’un Européen, plongeur pour touristes de son état, s’était porté volontaire pour s’en occuper ; un souci de moins. Devant la plage, une foule s’était amassée près des trois mosquées – pas moins – et palabrait en contemplant les monstres de caoutchouc surgis des eaux et échoués là. Nous fûmes entourés, salués, et j’obtins un franc succès en les saluant moi-même en arabe. Ça alimenterait les conversations pour un moment.

Le Vieux nous surprit en pleine opération de ‘public-relations’ et m’expédia illico mettre de l’ordre dans le triage des suspects rassemblés près de là dans une sorte de salle de réception. Un beau bordel régnait en ce lieu, et je ne voyais pas, à priori, sur quels critères je devais ‘trier’ qui, ni pourquoi, surtout sans parler la langue locale.

Deux ex-adjudants de l’armée française, ayant revêtu le treillis pour la circonstance, se présentèrent pour se mettre à mon service. Ah, j’oubliais, je portais des galons de capitaine. J’avais l’impression d’être un officier F.F.I. à la Libération, opérant une épuration dans un bled de Normandie. Mon seul exploit de la matinée fut de désarmer un technicien belge un peu excité qui, après s’être assis sur mon bureau le flingue à la ceinture, se faisait fort de mettre de l’ordre dans le quartier. Je haussai le ton, lui pris son arme et lui conseillai de rentrer chez lui, avant que je change d’avis.

Les deux sous-offs, impressionnés par mon autorité, m’aidèrent à sortir de ce mic-mac exotique. D’autres Comoriens, en général d’anciens militaires, se joignirent à nous ; ils formèrent par la suite, le noyau des sous-officiers de l’armée nouvelle. Ces gens avaient déjà compris qu’il faudrait du civisme et des efforts pour sortir leur pays du marasme où leur timbré de président les avait mis, en copiant le modèle marxiste tanzanien.

Les milices populaires ayant été substituées aux flics ordinaires, il nous fallait prendre tout en charge. Les bonnes volontés étant toujours nombreuses et empressées dans ce genre de cas, il ne nous restait qu’à faire confiance.

Quelques types, reconnus et marqués comme suppôts de l’ancien régime, furent arrêtés sans trop de brutalités – ce n’est pas le genre du pays – et envoyés prendre les places encore chaudes des libérés. On avait sorti de là un leader de l’opposition, un peu naïf, qui n’en croyait pas ses yeux, et une demoiselle de la bourgeoisie locale, hôtesse de l’air de son état, un peu violentée par les amis tanzaniens.

Dans un élan chevaleresque, le Vieux avait voulu faire sauter un verrou d’un coup de fusil, et avait du même coup expédié une ‘brenneke’ dans l’épaule de Daniel, le seul blessé de cette opération ; certains en rient encore !
Les officiers tanzaniens encadrant l’armée comorienne étaient restés sagement dans leurs demeures. On alla les cueillir sans difficultés puis, interrogés courtoisement, ils furent invités à ne pas bouger de chez eux jusqu’à nouvel ordre, la population ne prisant pas leur présence outre-mesure.

Le commando prit ses quartiers, sur l’invitation des propriétaires, dans un hôtel proche de la plage. Les problèmes d’intendance se posèrent vite puisque nous n’avions pas de logistique ; je reçus l’ordre de faire débarquer ce qui restait comme vivres sur le bateau. Je fus chargé de trouver des congélateurs. Christian savait où en trouver, une boîte de commerce locale en possédait, mais ne semblait pas disposée à nous les céder. Le type, sûr de ne pas être payé, ce qui est l’usage dans le pays, se fit tirer l’oreille, je dus le menacer des pires sévices, et lui signais un reçu sur le dos d’un ‘Paris-Match’ qui traînait là, pour le rassurer. Il convint que comme ça, c’était correct !

Mes journées se passaient ainsi à courir, pour de multiples tâches n’ayant aucun rapport entre elles. Dans l’ensemble, tout se passait à la bonne franquette ; il y avait bien quelques grimaces, mais force devait rester à la loi, et la loi, pour l’heure, c’était nous. Christian m’avait trouvé un chauffeur, car le Patron m’avait attribué la Méhari débarquée.

Ce chauffeur, un Comorien élevé au Kenya, pesait environ cent kilos ; champion de boxe, il inspirait le respect ; avec lui et moi, la petite voiture était un peu sur le nez, et j’appris plus tard qu’on nous appelait ‘les deux frères’. Monbasa, c’était son nom, semblait fier d’avoir trouvé un patron à son image.

Christian nous offrit le gîte et le couvert dans sa maison, nichée sur les hauteurs de la ville. Sa famille était en Europe et le personnel ménager, houspillé mais ravi de toutes ces nouveautés, en profitait pour se goinfrer avec la réserve de vivres du maître, enfin ouverte à tous vents. Cela n’allait pas durer, le maître étant un gestionnaire avisé.

Le Vieux et moi fûmes ses hôtes pendant une semaine. Le Patron était satisfait, tout avait marché comme sur des roulettes :
« Le treize mai, c’est une bonne date, » me dit-il.
« C’est vrai, Patron. C’est après que ça merde, en général. »

Nous allions fêter ça à la présidence avec le champagne du tyran ; tout le commando était là. Le dit tyran, Ali Soïlih, végétait dans une piaule, sévèrement gardé ; il s’était fait faire aux pattes alors qu’il était au lit avec deux de ses ‘collaboratrices’, la tronche pleine de hash.

Notre coup avait fait au moins six victimes, ce n’était pas cher payé pour des mecs qui emmerdaient toute une population depuis deux ans.

Le Vieux redistribua les rôles, certains allaient partir, inaptes au boulot à venir, ou ne se faisant pas au climat. Il me coinça entre deux coupes : je n’allais pas le laisser tomber, il avait besoin de moi – il est très fort à ce numéro là. Il me donnait le camp militaire à gérer et toute la future armée à organiser. Ça c’était tentant, je verrais bien comment cela tournerait.

Pour les besoins de la cause, je passai commandant – avec une solde inférieure à celle d’Angola. Je lui fis remarquer que plus je grimpais dans la hiérarchie, moins je gagnais. Il me répondit que comme il n’y avait qu’un colonel, lui, je ne risquais pas de monter plus haut. Ça me rassura.

Je révisai donc mes projets et accordai deux mois à ce nouveau parcours ; après tout, je ne connaissais pas ce pays, ça valait le coup d’y aller voir de plus près.

L’opération n’était pas totalement terminée, il pouvait se produire un revirement, encore que cela paraissait bien improbable. Roger s’était porté à Anjouan, l’île sœur, à bord d’un petit avion : nous avions un pilote parmi nous, pour une fois. Le gros des forces ennemies avait été expédié là-bas avant notre arrivée, sur une intuition d’Ali Soïlih, le président “marxiste”, ce qui n’était pas une très bonne idée, celle-ci se trouvant être le fief de l’ex-patron, Ahmed Abdallah, que nous étions venus réinstaller. La population d’Anjouan nous était totalement acquise.

Il y avait, néanmoins, plusieurs centaines d’hommes armés et on ne sait jamais comment cela pouvait tourner. Roger, par un coup de ‘bluff’ magnifique, se présenta à l’entrée du camp, et enjoignit à la troupe de se rallier sur-le-champ : des parachutistes allaient arriver, et ils n’avaient aucune chance de s’en sortir sans casse. À cet instant, un D.C.4 d’Air Comores, réquisitionné par Bob, se pointa et survola la ville ; une dizaine d’hommes y avaient pris place à tout hasard, ce qui eut pour effet de conforter le discours de Roger. La messe était dite. Les armes furent déposées, seul un forcené retranché dans l’armurerie, sourd ou n’ayant pas évalué la situation, y perdit la vie.

Certains des cadres, formés par Roger en 1975, trouvèrent que celui-ci offrait plus de garanties pour l’avenir que leur ancien patron. Le petit commando aéroporté, arrivé dare-dare, ne put que constater la fin heureuse de l’affaire.

Roger resta dans son île, comme gouverneur provisoire, organisa son travail sans tarder, et tout le monde s’en trouva fort bien.

La petite île de Mohéli, placée entre ses deux sœurs, et à l’écart des grands courants quels qu’ils soient, ne présenta aucune difficulté : perpétuellement oubliée, elle n’aspirait qu’à la quiétude. Bien exploitée par ses habitants, pouvant se suffire à elle-même, elle prit tout ce changement avec calme. D’ailleurs, dès qu’un problème généré par le pouvoir central se présentait, les habitants se répandaient sur le petit aéroport, en brandissant des drapeaux français. Ça dure encore. De quoi faire réfléchir les anticolonialistes enragés.

Une équipe, commandée par le toubib, y prit position. Lucien, notre mécanicien, fut envoyé pour remettre en fonction la petite centrale électrique. Il était temps qu’il sorte du bateau, il rôdait déjà dans la machine en tenue camouflée. Le Vieux eut beaucoup de mal à lui faire reprendre ses fonctions de mécano.

Doté maintenant d’une nouvelle mission, il était temps pour moi de trouver un gîte. On ne pouvait rester indéfiniment chez notre amphitryon tropical, son stock de vivres baissait, et l’ambiance de phalanstère qui s’installait chez lui rappelait les meilleurs moments de la Commune de Paris. Les émissaires envoyés sur le terrain me trouvèrent une villa qui devait pouvoir me convenir. Je n’avais aucune prétention en ce sens, mais celle-ci présentait l’avantage d’être près de la route menant à Kandani, où s’était installé notre état-major, et à cinq kilomètres du camp de Voidjou, où je devais faire les preuves de mon nouveau savoir d’administrateur.

Or, il se trouvait que cette maison était celle du conseiller du président ‘sortant’, un coopérant français absent pour l’heure. Le gardien de la maison, prudent, avait pris le large avec les clés ; il se doutait que son patron aurait des comptes à rendre. Il ne nous restait qu’à enfoncer les portes. Normal, n’étions-nous pas la soldatesque ?

Cette villa me convenait parfaitement, j’y serais peu de toute façon. Je fis donc transporter mon bagage, et m’installai en compagnie de ma petite amie du moment – petite personne discrète au sourire éclatant, que je finirai par épouser, et que je supporte depuis bientôt vingt ans à ce jour.

Monbasa, mon chauffeur, me trouva un cuisinier, qui fut vite éjecté, ma mie lui trouvant une tête d’empoisonneur. Le second ressemblait à De Funès, en ‘négatif’, et faisait ce qu’il pouvait, c’est à dire peu. Mais sa bonne humeur compensait, et en plus, il ne quittait jamais la cuisine. Entre le bidasse de garde qui roupillait et lui, on était bien gardés ! De temps en temps, Monbasa grondait et les menaçait pour leur redonner du tonus.

Les possessions du ‘conseiller’ furent réunies dans un coin, je confisquai à mon profit les posters sur soie de Mao et de l’oncle Ho, vieille connaissance, et admirai les nombreux visas chinois ornant les passeports multiples de mon hôte : ce petit monsieur n’était pas n’importe qui. Je trouvai une photo le montrant devant sa voiture, petit boutonneux aux lunettes de révolutionnaire bolchevique, le genre dont on a tort de ne pas se méfier davantage.

Envoyé pour seconder Ali Soïlih dans sa tâche de ‘reconstruction’ du pays, il était devenu peu à peu l’âme damnée de ce dernier. Le jeune président, tout acquis aux idées du grand timonier, n’avait pas besoin de ça pour abonder dans les abus. Les mauvaises idées germent plus vite que les plants de caféiers, leurs méfaits quotidiens ne se comptaient plus. Malgré leur profession de foi affirmée, leur conception du bonheur des peuples était très personnelle. Le petit ‘jeune homme’ avait déclaré, lors d’une réunion, que l’hôpital coûtant trop cher, on le fermerait. Les Comoriens n’avaient pas à être malades ! Tant qu’il s’agissait de paroles, passe encore. Mais, notre ‘coopérant’, qu’aucune besogne ne rebutait, s’essaya au maintien de l’ordre.

À son instigation, une bande de miliciens juvéniles, fanatisés et un peu chanvrés, mais surtout armés, allèrent convaincre les habitants d’Iconi, petit village de pêcheurs proche de Moroni, et connus pour être un peu frondeurs, de cesser leurs jérémiades sur les options du régime. Bilan, une dizaine de morts ; il faut ce qu’il faut ! Quant au quotidien, fait de sévices et de tortures variées empruntées au modèle chinois, mieux vaut oublier.

La révolution enterrée, ce charmant jeune homme ne fut jamais inquiété, à ma connaissance. J’appris que mon chauffeur faisait le videur à la boîte de nuit locale, la ‘Rose-Noire’. Je me gardai bien de lui reprocher, et j’eus ainsi une source de renseignements les plus divers ; je me faisais aux mœurs locales.

Quand je pénétrai au camp de Voidjou, l’angoisse me prit. Une foule de types aux uniformes disparates campaient, attendant le messie : je ne me voyais pas dans ce rôle. Le Vieux me donna comme adjoint le capitaine Guilsou, vieux sous-off blanchi sous le harnois. C’était un rescapé de l’équipe venue à l’avènement d’Ali Soïlih, quand le Vieux, lassé des facéties de son poulain, avait retiré ses ‘conseillers’. Guilsou avait été volontaire pour rester, ensorcelé par le pays, ou pour échapper à son épouse ; j’avais vu la dame, j’optai pour la seconde hypothèse.

Ali, toujours à la pointe du progrès, lui avait confié l’encadrement de la brigade féminine ! Qui n’a pas rêvé d’un tel commandement ? Il avait donc traversé la période révolutionnaire sans trop de mal, il est vrai que son patron le payait avec des bons de la Semeuse. Il connaissait tous les arcanes du coin, et me fut précieux.

Petit, brun de poil, la moustache lui barrait le visage sous un nez gascon. Quoique nos grades fussent fictifs, il me marqua toujours une respectueuse déférence qui m’agaçait un peu. C’était là ce qui nous séparait : lui était un vrai militaire. Je m’efforçai donc de jouer mon rôle. Je ne savais pas par quel bout j’allais prendre ce cirque. Tout était à faire, avec rien.

Le camp, construit par la Légion, n’était plus entretenu depuis belle lurette, nous commençâmes par occuper les hommes à un nettoyage général, il y avait de quoi les distraire. Un seul bâtiment était de construction récente, qui comprenait les bureaux, une salle de garde et la chambre radio. Un petit groupe, retranché dans ses prérogatives, y régnait, tapant je ne sais quoi sur des machines à écrire plus toutes jeunes, et sur du papier de fortune.

L’adjudant Houdjatte se présenta comme le chef de ce staff fantôme ; ancien de la garde des Comores, ce gros homme à lunettes avait l’air sérieux et débonnaire d’un gendarme de campagne. Je le confirmai dans ses fonctions, ainsi que ses deux acolytes. Je ne pouvais pas me permettre de faire la fine bouche, mais ce fut un bon choix.

Une partie des soldats étaient ceux de l’ancienne armée, les autres, des volontaires ; je ne sais pas qui avait fait courir le bruit que l’on recrutait. Pour trier tout ça, il aurait fallu être magicien. Quelques militaires, anciens de l’armée française, reconnaissables à leur tenue propre et en état, se firent connaître ; ils furent nommés sous-offs sur-le-champ, et mis au boulot. Puis, je trouvai l’homme miracle : Bourhane, sec et noir, assez grand, le verbe net et bref, il me rappelait les méharistes du sud, en Algérie, et devint mon ami. Lui aussi venait de la garde des Comores, et c’était un vrai sous-officier. Il glandait dans la foule des recrues, essayant de mettre un peu d’ordre. Je le nommai adjudant de quartier, n’ayant de compte à rendre qu’à moi-même.

Avec Guilsou, ils firent un premier tri, ils étaient bien les seuls à pouvoir le faire. Je pris possession d’un bureau sans téléphone ; je devais traverser l’esplanade au pas de gymnastique à chaque appel, car la seule ligne se trouvait dans le poste de garde à l’entrée, ce qui me donna l’occasion de voir comment celui-ci fonctionnait.

Le balai et la chaux entrèrent en action. Le Belge que j’avais comme officier était surtout préoccupé par la qualité des photos qu’il ne cessait de prendre ; il disparut de mon univers quand je lui signifiai de se bouger le cul. Bon débarras !

Le premier soir, je me retrouvai avec cinq cents mecs, assis sur le cul dans la cour, un véritable camp de réfugiés ; les gars bouffaient leur riz disposé sur des feuilles de bananier. Il devait y avoir une couverture pour quatre, et on a beau être sous les Tropiques, au bord de la mer, la nuit, il ne fait pas toujours chaud.

À part aller braquer les commerçants indiens, qui eux ont de tout, je ne voyais aucune solution à mes problèmes. Le soir, au briefing, je les exposais au Patron mais tous, autour de cette table, nous avions les mêmes. Le mot d’ordre était : ‘Démerdez-vous et faites au mieux’. Les véhicules étaient rares et l’essence également, les caisses de l’état contenaient six millions de centimes, on n’était pas sortis de l’auberge !

Les Indiens, frileusement calfeutrés, mirent une semaine à sortir de leurs tanières. C’est ceux-là qu’il aurait fallu secouer, mais ils semblaient intouchables, sans jeu de mot.

Ça avance malgré tout. Carcasse est affecté à l’ordre dans la ville : des escadrons de prisonniers sont commis au nettoyage ; ordures, épaves diverses, sont ramassées ; les édifices publics souillés sont passés à la chaux en attendant mieux, y compris les bordures de trottoirs.

Comme son boulot c’est le sport, et qu’il s’occupe des gosses, ceux-ci se piquent au jeu et le suivent partout, participant aux corvées en rigolant. C’est le grand chambard ! Les prisonniers sont stimulés en permanence, ils sont en partie responsables de cet état de fait. On les a vêtus des costumes Mao de toile grise trouvés dans les stocks ; puisqu’ils en prisaient le ramage, qu’ils en endossent le plumage ! Les plus virulents coupent l’herbe du stade avec des instruments de fortune ; ceux-là, je les tiens à l’œil, c’est le haut du panier, ils font encore des manières, je les menace de leur faire tondre l’herbe avec les dents s’ils m’emmerdent. Tout ce petit monde est ramené le soir au camp.

La police militaire, commandée par Fred, un Belge assez folklorique mais efficace, fait régner un ordre bon enfant, mais ferme. Ses flics sont habillés avec des chemises bleu-clair, trouvées à Kandani, sans doute un reliquat de la gendarmerie française. Des casquettes de chasseurs de montagne tyroliens, et de solides gourdins, complètent l’équipement.

Les taxis-brousse ont refait leur apparition, ils sillonnent les rues avec des chargements humains aussi enthousiastes qu’instables, brandissant des portraits du futur président Abdallah. Ça, c’est la face cachée de l’iceberg, le résultat de la campagne électorale ne laisse aucun doute, mais tout cela ne nous regarde pas.

On a un peu l’impression d’être sur la lune, très peu de nouvelles nous parviennent, pas de radio, pas de journaux ; comme quoi, on peut s’en passer. Notre coup d’état n’a pas l’air de faire grand bruit. Il est vrai que la Légion a sauté sur Kolwezi à peu près en même temps. À côté, on fait un peu chenapans de quartier. Le téléphone est surtout à usage local.

Pour l’extérieur, c’est une autre affaire, il faut attendre le soir, et quand je dis attendre… C’est notre maître d’hôtel flamand qui est en charge des transmissions, ce qui consiste avant tout à limiter les bavardages des standardistes. Il se coulera tellement bien dans son rôle qu’il sera le premier marié avec une demoiselle, je n’ose dire des postes, et officiellement : avec Cadi, mosquée et tout le tremblement.

Évidemment, il a dû se convertir à l’Islam. J’imagine la tête des parents en Belgique, des ‘de la Clé de la Porte du Parc’, version anversoise. Un premier contingent de gars ‘inaptes’ pour diverses raisons, est parti : Daniel, notre ‘blessé’, qui est allé se faire opérer par les toubibs de la Légion à Mayotte, accueil forcé ! Un autre jeune, qui se prenait pour un cow-boy, un lunaire, brûlé de coups de soleil et qui s’est chopé un zona. Finalement, on écrème.

La vie reprend son train-train, on en apprend tous les jours sur ce qui s’est passé ici pendant le règne du fou de Mao. Ses mentors de l’ambassade chinoise font dans la discrétion, planqués derrière les hauts murs de leur bunker hérissé d’antennes. Ils font de brèves sorties à bord d’un break Peugeot, et semblent ne pas nous voir ; ils sont étonnants… et serviables. Avertis – par qui ? – qu’on était en panne de gaz, denrée rare sur l’île, ils sont venus nous en proposer.

Ce n’est pas nous qui allons tirer la queue du dragon ! Avec ces oiseaux-là, il faut s’attendre à tout. Seule la compagnie maritime nationale semble être sortie relativement intacte de l’épisode marxiste. Les deux caboteurs, un peu vétustes, qui assurent le trafic commercial sur les îles, le Kenya et le Madagascar, font et feront ce qu’ils peuvent, commandés par des capitaines qui en ont vu d’autres, tous des figures hautes en couleur de l’Océan Indien. Les boutres locaux ont contribué, eux aussi, à éviter une complète asphyxie de l’archipel.

La Compagnie Maritime des Comores est la ‘chose’ de Christian, il en est l’âme et l’animateur. Infatigable, il compense son manque d’expérience par une vitalité peu commune, pas toujours la bienvenue. Il est secondé utilement par Bibi, qui s’appelle aussi Christian, dépêché de Bordeaux par une boîte de transit pour réorganiser le trafic local, lequel a d’ailleurs toujours fonctionné d’une manière empirique. C’est un technicien, mais dans la pagaille qui règne, on l’écoute peu.

Nous nous trouvâmes vite des amis communs en Nlle-Calédonie, où il avait vécu des années. Sa femme vint nous rejoindre plus tard. Ancienne collaboratrice de Christian N°1, elle avait œuvré avec efficacité et discrétion dans notre affaire. Ils deviendront des amis fidèles.
Notre bateau, repeint et rebaptisé Massiwa, est aux mains d’un équipage comorien. Bobby et les autres jouent les touristes, on leur a fourni une voiture et une villa, ancienne demeure d’un‘coopérant’ tunisien, prof de français, chez qui nous avons trouvé armes et munitions. Drôle de pédagogue !
Visite au terrain d’aviation tout neuf, que la France a construit en 1974, juste avant l’indépendance. Déjà vu ça autre part, cela devient une spécialité. Situé à vingt kilomètres de Moroni, il n’a jamais servi ; la tour de contrôle a été saccagée, ainsi que le reste des installations. On attend une mission d’évaluation. La piste a été obstruée par nos soins, j’y entretiens une section de surveillance solidement armée, un souci de plus.

Visites et pots d’accueil chez les Européens restant encore, qui nous ont vus arriver avec un certain soulagement et beaucoup d’espoir. Tout le monde tenait sur les réserves, l’état comorien doit de l’argent à tout le monde, les pilotes d’Air Comores ne sont plus payés depuis plus d’un an pour certains. Coincés, ils ne pouvaient partir en laissant tout derrière eux. Je retrouve des gars qui volaient au Biafra en 69. Une belle équipe !

Au camp, on commence à y voir clair. Les sous-offs font ce qu’ils peuvent avec ce qu’il y a. Je n’ai pas donné d’ordres précis, certains ont entamé une instruction de base, selon leur expérience ! Ça vaut ce que ça vaut, mais personne ne reste inoccupé.

J’ai fait passer une visite médicale succincte à une bonne partie de l’effectif, ce qui a permis de virer pas mal d’inaptes et de malades. Coco, notre aide-cuisinier du bord, est métamorphosé. J’ignorais qu’il était infirmier à la Légion ; il s’est dégoté une Land-Rover sur laquelle il a fait peindre une croix rouge, et ma foi, se débrouille assez bien, quoi qu’en pensent certains.

Il a assis sa notoriété rapidement, en vaccinant les ‘demoiselles’ accueillantes du bastringue local, qui avaient commencé à contaminer notre effectif : le Patron a réagi à la première alerte. Depuis, il est devenu ‘Docteur Coco’, aussi populaire chez les civils que chez les militaires. Je l’ai tous les jours au camp, il m’a trouvé une équipe d’infirmiers qui, par contre, ne M’inspirent pas outre-mesure. Il est vrai qu’ils sont plutôt démunis ; ils ne quittent pas leur blouse blanche, et balayent leur antre dix fois par jour.

Je fais dégager un stock d’explosifs en train de se liquéfier et de couler sous la porte de fer censée les isoler. Quand je relis ça sur le cahier du jour, j’en ai encore des sueurs. Scène de la vie quotidienne ; trop occupé, je ne m’étais pas soucié de ce détail. D’ailleurs, les clés de l’endroit avaient disparu. On l’a ouvert avec une pioche, re-sueurs !

Dans un autre bâtiment, dit ‘soute à munitions’, nous avons découvert de quoi armer un régiment. Mais tout est à trier, les appareils de visée des mortiers sont en vrac dans une caisse, je ne sais pas si les optiques sont utilisables, heureusement que tout ça n’était pas en service.

J’ai confisqué la batterie de tampons aux ‘administratifs’ après m’être aperçu qu’un tas de passe-droits et autorisations circulaient à mon insu. Gros remontage de bretelles pour le gros Houdjatte : il m’a pris pour un con, et je n’apprécie pas. Je menace de l’éjecter si un seul papier sort du bureau sans mon aval. Non mais !

Dans la foulée, réunion des sous-offs avec Guilsou, ils sont avertis de se conformer aux ordres et consignes, sous peine d’être mis en prison et virés ensuite. Je leur rappelle que nous sommes encore en état d’urgence et opérationnels, et que nos armes, à nous, sont chargées. Je ne suis pas venu pour prendre des vacances. Un air polaire semble balayer la pièce

Bourhane, qui est le patron de toute cette bande, se fait solidement engueuler : je veux plus de rigueur dans le service, et de l’ordre. Tout le monde se retire en silence. Guilsou ne comprend pas trop mon coup de gueule, je dois être un peu fatigué. « J’ai l’impression qu’on roupille, il faut activer, chef, je ne vais pas rester ici jusqu’à Noël. » Lui n’est pas pressé de s’en aller : sa grosse est partie et il a repris sa vie avec sa mousmé, Jeannette, une redoutable.

Nous avons été les premiers à faire confectionner le nouveau drapeau du pays, l’ancien faisait un peu trop Vietnam du Nord. Celui-ci est vert avec le croissant de lune blanc et les quatre étoiles qui symbolisent les îles.

Quoique Mayotte ait échappé à l’indépendance, il faut ménager les susceptibilités. Je tenais à ce drapeau, pour créer un certain esprit dans la troupe.

Donc, tous les matins, lever des couleurs. J’ai réglé le cérémonial, et les anciens ont vite repris le rythme. Le poste de garde arrive en armes avec deux clairons – je fais des découvertes tous les jours – les deux compagnies au carré, Bourhane fait évoluer l’ensemble, que Guilsou me présente ; au coup de fusil, les clairons sonnent, sans trop de couacs, le drapeau monte au mât dressé par la Légion, et les alentours du camp se figent depuis le jour où j’ai fait arrêter et regrouper devant la troupe les indifférents qui déambulaient. Mon speech avait été court mais net : « C’est votre drapeau, pas le mien, alors du respect ou la taule ! »

Là-dessus, Bourhane les a avertis que le commandant ne plaisantait pas, alors avis aux amateurs ! Du coup, le matin, les gosses qui circulent sur la route attendent ce moment, se mettent au garde-à-vous derrière la clôture, et saluent.

J’ai ‘touché’ deux lieutenants, le grand Anet et Auvig. Je leur donne une compagnie chacun, à eux de se démerder, chacun son tour ! La ‘deux’ va être logée dans l’ancien camp des demoiselles de la brigade Guilsou.
Encore un chantier qui démarre, ils sont à deux cents mètres de nous. Pour y voir plus clair, nous nous sommes livrés à une opération peu appréciée de la troupe. Devant notre indigence en vêtements, nous avons dépouillé tous les gars de la ‘deux’ qui possédaient une tenue convenable, pour vêtir ceux de la ‘une’, la mieux structurée, et la plus opérationnelle, afin que ceux-ci n’aient plus l’air d’une bande de clodos. Ça ne s’est pas fait facilement, certains ayant fait faire ces tenues à leurs frais. J’ai promis avec assurance qu’on allait bientôt en toucher des neuves. Il me fallait impérativement au moins une compagnie présentable.

Le personnel aussi a été trié et ventilé de nouveau, la ‘deux’ servira de compagnie d’instruction. Auvig fait ça très bien. Malgré tout, un match de foot a failli tourner en pugilat à cause de cette opération de ‘lifting’.
Heureusement, mes deux seconds sont des mecs à poigne, et une virée dans la nature, avec le sac rempli de cailloux, a calmé les ardeurs. Chaque compagnie a sa chanson, et ça ronfle. Le camp ressemble à ce qu’il doit être.

Ce matin, coup de fil du Vieux : « Tu peux dire à tes hommes qu’Ali Soïlih est mort. ». Je raccroche et me gratte la barbe, le chef de poste debout près du bureau me regarde, je laisse tomber, sans rien ajouter : « Ali Soïlih hafu ! » C’est la stupeur sur son visage, puis l’explosion, il se jette sur moi et m’embrasse en hurlant la nouvelle aux autres, ça se répand dans tout le camp, je peux dire que la liesse est totale ; je ne sais pas ce qu’il leur a fait, mais je ne vois personne pleurer.

Une page est tournée, je ne saurai jamais ce qui s’est vraiment passé, en tout cas, dans son village ils refuseront sa dépouille. En voilà un qui n’a pas fini de piétiner à la porte du paradis, sûr ! Mais ça ne change pas grand-chose à nos problèmes.

On m’a collé une cinquantaine de prisonniers : cadres du parti, tyranneaux locaux, et Dieu sait quoi encore. Ils occupent une grande pièce, ne sont pas très nourris, et on ne parle pas encore de jugement ou quoi que ce soit. On a beau les occuper à divers travaux, ça ne peut pas durer indéfiniment, les soldats n’aiment pas jouer les gardes-chiourmes et je sais que des bastonnades ont déjà eu lieu. J’ai prévenu que si j’entendais encore parler de ce genre de choses, ça barderait. En attendant la commission ad hoc, ils me coûtent des rations qui me sont chichement allouées.

Titi le Chinois et Damien sont venus mettre un peu d’ordre dans mon stock d’armement. Tous les jeunes volontaires du commando d’origine sont sans fonctions définies, et volètent d’un groupe à l’autre selon leur fantaisie et les affinités nouées à bord. Ce qui signifie qu’une bonne partie de l’effectif glande tandis que le reste se tue au boulot.

Je n’ai pas encore vu mon ‘ministre’, c’est un des gars qu’on a sortis de taule, Yussuf, je me demande s’il sait qu’on existe ? Je vais le voir et me rappelle à son bon souvenir : il a l’air tout surpris. Je l’engage à venir nous voir, et le plus vite possible : c’est ‘son’ armée, pas la mienne, et ça ne peut que faire du bien au moral des troupes. Le Patron me rappelle, le soir au briefing, que c’est un ministre, et trouve que j’ai été un peu agressif dans mes propos.
« Alors, amenez-le avec vous, on ne vous a pas beaucoup vu non plus ! »
Je me suis peut-être piqué au jeu, mais je n’aime pas qu’on me prenne pour une bille. Je suis debout à cinq heures du mat’, et j’arrête à six heures du soir pour changer de tenue avant le briefing, qui dure tard quelquefois, plus les rondes de nuit au camp.

Un officier doit coucher au camp, mais le problème avec les jeunes, c’est qu’ils n’aiment pas se coucher tôt, alors mon lieutenant de permanence se balade entre le camp et la boîte de nuit.

Depuis qu’on est arrivés, je ne me suis pas trempé les pieds dans la mer, qui est pourtant à deux pas, tant au camp qu’à la villa. Le Vieux m’a fait le reproche de ne pas prendre mes repas à l’hôtel avec les autres ; j’y suis allé deux fois, trop de temps perdu en bavardages, et j’aime mieux bouffer local avec ma conquête, elle fait le marché et se débrouille avec le cuistot, au grand dam de mon chauffeur, qui prétendait régir cet aspect-là des choses. En plus, ce maquereau se sert de ma voiture pour ses activités nocturnes ; quand j’ai besoin de lui, je téléphone à la boîte. Drôle d’armée ! Je me demande quand il dort, cet oiseau là !

En plus, j’ai la prison en charge. À mon initiative, une poignée de prisonniers, dont j’ignore pour quelles raisons ils se trouvent là, sont occupés au nettoyage et à la rénovation, car l’ensemble a plus l’air d’un lazaret pour pèlerins orientaux que de la Santé. J’ai confié cette corvée à José, un ex-légionnaire qui, dans la tradition de son arme, ne ménage pas le ciment, et fait valser son monde. Gentil garçon, mais qui a pris un coup sur le casque au soleil de Djibouti, ses colères sont homériques et terrifient les Comoriens, prisonniers et gardes confondus.

À chaque fois que je me pointe, il me présente la garde, comme à un colonel rentrant à Bel Abbés.
Au petit aéroport, en pleine ville, Trouillet, un Belge à chevelure aile de corbeau et petite moustache à la Clark Gable, est toujours aussi inefficace. À bord, on l’appelait ‘le danseur de tango’. Affecté à la surveillance du dit terrain, il n’a pas vu notre ‘conseiller-coopérant’ maoïste rentrer : je l’ai appris au camp par mes gars – le téléphone arabe.

Je préviens le Patron, la chasse est lancée, Fred et ses limiers le débusqueront rapidement. Ou il est inconscient, ou il nous prend pour des cons : il s’était planqué chez une Créole réunionnaise qui tient auberge dans les hauts. Je retrouve notre oiseau, pieds et poings liés dans le bureau de José, qui ne l’a pas trop cabossé. Le cul par terre, sans ses lunettes, il n’a pas l’air bien fiérot ; je serais assez pour un meeting en ville, avec confession publique et jugement populaire, mais le Vieux est moins extrémiste que moi. Il le collera dans une cellule aérée dont les barreaux ne sont plus que des chicots rouillés, muni de deux cahiers et d’un stylo, et lui demandera d’écrire ses exploits passés !

La nouvelle de son arrivée est vite connue, et quelques agités font le pied de grue devant ‘l’hôtel des gros verrous’, en criant son nom. José a vite fait de renvoyer les lyncheurs potentiels. On est trop bons ! Je pense que la mansuétude a des limites. José ne le perd pas des yeux, on ne sait jamais… Mais les ordres sont les ordres.

Le ‘commando noir’ est en formation – du nom de la tenue du débarquement, qui a eu son effet psychologique – et c’est chez moi que les recrues sont prélevées, testées, enrôlées ou rejetées selon le cas, ce qui crée chez nous une certaine perturbation dans le service. Cette unité d’intervention, mise sur pied par Jean-Baptiste et quelques autres, sera le creuset d’où sortira la future ‘garde présidentielle’. Bien entraînée, quelquefois un peu rudement, et bien équipée grâce à l’ingéniosité de Marquès, entre autres bon mécano et homme de ressources, pas trop à cheval sur les principes pour trouver ce dont il a besoin.

Pour les briefings, nous nous retrouvons chez le Vieux, qui squatte l’ex-résidence de l’Ambassade de France, semble-t-il ; la piscine est remplie de palmes pourries et de cocos, le reste à l’avenant. Symbolique ! Les intérêts français sont représentés par les Sénégalais, qui étaient tombés en disgrâce sous le règne d’Ali Soïlih ; une domesticité silencieuse et maladroite circule sans buts apparents. Comme notre chef soigne son image de marque, et qu’il a déclaré à la radio qu’il était disposé à prendre femme, les concubines se succèdent dans les appartements privés.

Le colonel Saïd-Mustapha M’Hadjou – son nom local destiné à accréditer la version du coup d’état intérieur – circule maintenant dans une américaine décapotable, précédé de deux motards ; des petits malins sont même arrivés à faire faire des tee-shirts à la louange du ‘colonel Papa’.

Ce soir, notre petit maoïste est parmi nous. On attend une communication de sa maman : même Staline avait une mère ! Pour l’heure, il clignote des yeux derrière ses verres de myope, tout surpris d’être là, et pas trop rassuré au milieu de ces ‘mercenaires sanguinaires’ qui ne lui ont même pas tiré une claque.

Maman est en ligne, le Vieux a mis le haut-parleur pour que tout le monde en profite. La dame commence un laïus menaçant et péremptoire, que le Patron interrompt très vire de paroles appuyées et fermes. On lui passe son rejeton.
Maman : « Hervé, mon chéri, tu vas bien ? Tu n’as pas été torturé ? » Rire général.
La victime : « Non maman, rassure-toi, tout va bien. »
L’autre, têtue : « Tu peux parler librement ? » On va bientôt passer pour des preneurs d’otages.
La victime, un peu gênée : « Oui, oui, je t’assure, tout va bien. »
Suivent des paroles de réconfort, et quelques noms de personnages importants, sans doute pour nous faire trembler, le Vieux reprend le bigo : « Vous voyez Madame, je tiens ma parole, moi ! » Bla, bla, bla, fin de l’émission. Le héros révolutionnaire n’est pas très fier ; c’est peu dire que sa chère mère lui a fait perdre la face.

Quelques jours après, ses mémoires terminés, il sera libéré. Venu récupérer ses biens matériels dans ‘ma’ villa, il se montrera scandalisé : certaines de ses possessions auraient disparu. Je lui fis valoir que, compte tenu de la piètre opinion dans laquelle il nous tenait, il aurait pu se montrer surpris qu’il en reste autant ! Puis je lui signalai qu’avec moi, il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin.

Il partit sans insister et devait s’envoler peu après. Poulain de grandes consciences intellectuelles gauchistes de l’intelligentsia parisienne, qui l’avaient expédié sous les Tropiques expérimenter leurs idées, les mêmes lui conseillèrent sans doute la discrétion. On n’entendit plus parler de lui. Tout le monde n’a pas une maman copine avec des sénateurs.

Petit tour sur Anjouan avec le Patron ; c’est Lourdais, notre pilote, qui nous emmène dans un petit appareil. Nous embarquons des bulletins de vote pour les prochaines élections, et un responsable comorien. On décolle laborieusement, un peu tassés, le délégué pas très à l’aise.

Plus on approche, plus on perd de l’altitude. « Fuite d’huile », fait Lourdais, laconique.  Le Vieux lui jette un coup d’œil en biais, et se met à l’engueuler : « Bordel, tu pouvais pas le voir avant ! »

L’autre ne répond rien, l’œil rivé aux cadrans. On se pose en bout de piste, et on stoppe à deux pas de la mer. Le Vieux venait juste de lui dire : « Si on se crashe, je te tue. »
On roule jusqu’à la tour ; Roger nous attend en souriant, lui aussi est pilote. « Un peu short ! »
ironise-t-il.

Le Comorien se dégage des cartons, et file comme un lièvre : il ne rentrera pas avec nous. Ici, l’ambiance est plus décontractée qu’à la capitale, l’équipe est bien installée et bien organisée.

Ici, pas de lutte d’influence, le futur président a la population acquise d’avance, à quelques îlots près. Après un briefing improvisé, nous reprenons l’air, notre pilote nous ayant assuré qu’il a fait le nécessaire.

Nos hôtes tanzaniens vont nous quitter, un accord est intervenu : ils nous renvoient en échange, un lot ‘d’étudiants’ en théologie marxiste, partis à Dar-es-Salam.

L’avion tanzanien fait deux passages avant de se poser, c’est un appareil militaire, méfiants les gars ! Le groupe d’officiers ‘retenus’ attend calmement, les bagages aux pieds. Un militaire descend et vient

parlementer avec le Patron et un officiel comorien. Deux Land-Rover, mitrailleuses braquées, ajoutent une note dramatique. Les arrivants sortent de l’avion, chargés de valises et de paquets. Ils ne savent pas ce qui les attend, et font grise mine.

Rassemblés, identifiés, fouillés, ils sont gardés à l’écart pas des soldats en noir, qui se prennent au sérieux. Une foule s’est rassemblée devant le bâtiment, les autres ont déjà récupéré leurs gars et l’avion repart : ça ne traîne pas. Les ‘étudiants’ sont relâchés après un fichage en règle.

Dans le même esprit de bonnes relations de voisinage, un officier de sécurité des Seychelles se pointe pour savoir les intentions du Vieux sur ce pays. Heureusement, il se trouve que c’est un ancien du Congo, ami du Patron, ça aide.

Le président Albert René est inquiet de ce qui s’est passé ici, et se voit déjà envahi. On ne prête qu’aux riches, mais il ne faut pas pousser !

Dans le secteur, seul Madagascar nous fera longtemps la gueule, malgré le trafic maritime continu entre les deux pays. On a d’autres chats à fouetter.

Le président Abdallah doit rentrer dans son pays enfin libéré ; l’exil a dû entamer son magot, mais de ce côté, il paraît qu’il n’a pas de souci. Tout le monde est sur le pied de guerre, les notables commencent déjà à descendre de leurs villages, beaux comme des rois mages avec leurs turbans de couleur, leurs djellabas de luxe, et même le poignard en sautoir pour certains.

Les bagnoles les plus invraisemblables tournent en ville, klaxonnant et portant des portraits du père de la nation. Ce jour-là, il y a du monde dehors, mais on a juste bouclé l’aéroport solidement. Essayer de canaliser la foule ne servirait à rien, pas assez d’effectifs et les gars ne sont pas entraînés à ce genre de boulot. Je crains que le toit de l’aérogare ne cède, mais il est trop tard. Je suis sur le toit de la tour avec Carcasse, muni d’un fusil à lunettes.

Le vieux D.C.4 d’Air Comores se pose, l’échelle est en place, mais personne ne sort. Suspense ! Enfin, le président s’encadre dans la porte, le fez rouge un peu penché sur le côté, on dirait un fêtard oriental sortant d’une boîte de nuit. Il salue la foule du bras, le sourire grand format, une immense clameur s’élève, puis des youyous stridents. À mes côtés, j’entends mon Carcasse qui dit : « Je l’ai. »
Je tourne la tête, il est campé, le fusil à l’épaule, l’œil à la lunette.
« Arrête tes conneries, grand ! »
Il se marre en baissant son arme : « Tu vois le cirque ? » fait-il.
En bas, le Vieux est venu au devant du président, ils s’embrassent : dans la foule, c’est du délire.

Les gars du commando noir font la haie, ils ont de la gueule ; beau boulot. Le co-président, Mohamed Ahmed, un petit rondouillard à face de lune, trottine derrière ; les pilotes l’appellent ‘Pierrot Gourmand’, et c’est vrai qu’il a la tête de ces vieilles boîtes de bonbons.

C’est bon pour nous, on descend de notre perchoir. Le cortège organisé va traverser la ville à bord de la ‘belle américaine’, le président et le Vieux côte à côte. Cette fois, la page est tournée, le capitaine est à bord, à lui la barre. Bob est fait citoyen des Comores et nous sommes devenus des ‘libérateurs’ ; déjà entendu, ça !

Au camp, c’est un peu la routine, on ne peut guère faire mieux sans moyens ; avec la meilleure volonté possible, nous avons atteint les limites du ‘système D’. Guilsou a raclé tout le ciment, et les matériaux dont on pouvait avoir besoin, dans les ‘moudérias’ abandonnées, sorte de communes populaires qui n’ont jamais vraiment décollé, la population ne manifestant pas un grand élan pour ce système.

Ce matin, visite du Patron pour les couleurs, il s’est fait accompagner de visiteurs de marque – le Commandant Guillaume, qui l’a aidé pour le bateau, et un autre officier de marine, spécialiste en électronique, qui doit examiner les travaux à faire à la tour de contrôle du terrain de Hahaya.

La tenue des troupes et leur allure obtiennent un franc succès, le Vieux exulte devant ses hôtes un peu épatés, ils nous prenaient pour des amateurs sans doute. Je suis présenté au Cdt Guillaume, que je connaissais de réputation, il me félicite du boulot accompli, compte tenu du temps et des moyens utilisés. Je le recevrai chez moi, ainsi que Madame qui, elle, s’intéresse au problème des lépreux, car elle travaillait avec l’ordre de Malte. Je lui ferai connaître les bonnes sœurs et l’évêque, que j’ai rencontrés grâce à Fred, qui connaît tout le monde.

La communauté catholique, quelques dizaines de personnes, est surtout active par le biais des religieuses qui s’occupent d’un orphelinat et des filles-mères, très nombreuses ici. Mais la cloche de l’église est muette : en terre d’Islam, il faut se faire discret. Nous parlons, Guillaume et moi, de la position géographique des îles et des possibilités qu’elles offrent.

Nous pensons tous les deux que la création d’une unité marine serait opportune ; j’en ai déjà parlé au Patron, qui n’a rien contre et me demande de faire un ‘projet écrit’.

Ayant son accord de principe, je sors des rangs mon plongeur commando, Petit Pierre, et Titi le Chinois, ils serviront de cadres. C’est à notre tour d’aller à la pêche aux recrues. Je veux des gars de la côte, pêcheurs ou marins qui savent nager et qui connaissent le milieu marin.

Nous en aurons vite une trentaine, que nous isolons dans un bâtiment de Kandani. Les gars sont volontaires, très motivés par le projet, et heureux de se distinguer des autres. Nous trouvons des écussons de la coloniale, marqués de l’ancre, en attendant mieux ; ils en sont très fiers.

J’ai fait une liste de petit matériel pour démarrer ; pour le plus gros, il faudra en parler plus sérieusement. Le plan d’organisation générale de cette unité est dressé, en tenant compte de sa spécificité et des besoins du pays. Elle doit être apte à remplir des missions tant civiles que de défense, à la fois douane et garde-côtes, protection civile et toutes missions de cet ordre. Mon plan est, dans ses grandes lignes, le même que celui du Cdt Guillaume, qui m’est transmis. Je retrouverai ma prose bien plus tard, dans des archives oubliées.

Le six juillet approche – c’est la date fixée pour la fête nationale – on se prépare pour le grand ‘show’. Mon remplaçant est arrivé, et je prépare mon départ, bien que je compte revenir si le projet marine prend corps.

Le nouveau patron du Centre d’Instruction, c’est comme ça qu’on nomme le camp de Voidjou maintenant, est un petit virulent, genre pète-sec, copain de Bruni, sous-off glorieux passé officier. Il prend possession en conquérant, critiquant tout, visite mon logement en mon absence, et sème la terreur dans la maisonnée en enfonçant une porte condamnée à coups de botte.

Ça commence très mal. Je l’avertis que, tout glorieux qu’il soit, s’il récidive dans ce style je lui foutrai une balle dans la gueule. Je préviens le Vieux que je cesse toute activité, et laisse à l’autre le camp sur les bras, en l’état. Il se pavanera à la tête du défilé pour le 6 juillet, ce genre de baderne adore ça ! Cette fête sera un succès, et le couronnement du président Abdallah.

La tribune est pleine d’officiels, accourus nombreux pour voir de près le travail des ‘Affreux’.

Le 11, je suis dans le D.C.4 avec Carcasse. Bon voyage, avec les gars d’Air Comores, jusqu’au Kenya. Là, nous cherchons une correspondance pour l’Europe, car les bureaux d’Air Comores font des réservations imaginaires sur d’autres compagnies, avec lesquelles elles n’ont aucun contact. C’est le début des petites magouilles, qu’on appelle le ‘m’kara’ aux Comores, et qui ronge le pays.

Le 14 au matin, nous débouchons du métro sur les Champs Elysées : des bruits de musique militaire nous parviennent. On avait oublié, c’est le 14 juillet. On n’en sort pas ! On redescend dans le métro, il y a longtemps que l’armée française ne m’inspire plus.

J’irai passer deux semaines en Guyane et au Brésil, pour changer d’air et voir où en est notre bateau. Ça fait du bien de voir d’autres têtes. Je laisse quelques fonds à mon associé et rentre en France. Je vois Bruni, qui me dit que l’histoire des Comores est un truc de longue durée, il me conseille de repartir, il vient de faire décoller deux Belges, des anciens que le Vieux a réclamés. Je vais voir la nouvelle ambassade, où sévissent Daniel, bien remis de sa blessure, et Gus qui a hérité de ce poste sans le vouloir. Ils n’ont pas l’air de s’en faire.

Je réfléchis, l’hiver va arriver, autant aller gagner sa vie au soleil. Début septembre, je suis de retour à Moroni. Mon arrivée passe presque inaperçue. À l’état-major de Kandani, je tombe sur cette enflure de Carnot – ‘Hiro-Hito’ – c’est tout à fait ce qu’il lui fallait. Il fait régner un ordre paperassier qui a l’air de devenir la règle. Il a organisé un rallye interarmes ! Ce qui a comme résultat de disperser les effectifs des trois îles aux quatre vents. Comme à Dijon ou à Lille, quoi !

Bien sûr, le commando marine s’est volatilisé, et le projet d’unité marine est abandonné, sans objet. Le Patron m’explique que le président compte sur la marine française en cas de problèmes limitrophes. Drôle de conception de la souveraineté. Ces gens-là n’ont pas encore pris conscience du fait qu’une île est entourée d’eau.

Le Chinois est parti, mon ami Pépette va suivre, et Petit Pierre également. Je reste une semaine à glander, prenant le vent, logeant chez Christian Binoche, dit Bibi, qui a déménagé la villa qu’il occupait en bord de mer plaisait à un sous-ministre comorien. Ceux-là ont déjà oublié et repris du poil de la bête. En fait le Vieux a d’autres soucis que de jouer au général en chef, il finira par me proposer d’aller à Anjouan prendre la gendarmerie en main.

Avant mon départ, il m’avait demandé de relever Roger qui, d’après ses seconds, devenait irascible et buvait plus qu’il ne fallait. Ça sentait la cabale, et j’avais décliné l’offre en rétorquant au Patron que deux vieux amis qui se tutoyaient pouvaient s’expliquer en tête à tête. Apparemment, le problème n’est pas résolu.

Le Commandant Charles est en place depuis deux semaines, sans doute pour évincer Roger en douceur, entre Belges, ça doit pouvoir se faire. Je peux emmener mon chauffeur, ma voiture, ma femme, tout ce que je veux sur Anjouan ; j’ai carte blanche, tout cela me paraît trop beau.

Hélas, Monbasa n’est pas chaud pour partir, il ne connaît personne là-bas, ce n’est pas son terrain. Je débarque donc de l’avion avec femme et bagages. Celle-là ne me lâche pas : elle m’attendait à l’aéroport, prévenue par qui ?

Jean-Baptiste m’attend à l’arrivée, nous ferons ‘gourbi’ ensemble dans la villa de l’ancien patron de la gendarmerie française. Il y a de la place pour tout le monde, car il a aussi sa concubine, la petite Marie, aussi noire et épaisse qu’un grillon, un phénomène ! On passera de bons moments dans cette maison, les filles ne maîtriserons jamais complètement l’emploi de la cocotte-minute et de la cafetière électrique, mais qu’importe.

Nous disposons d’un authentique inspecteur de police, made in France, zélé mais un peu désorienté par nos méthodes ; la poignée d’ex-auxiliaires de gendarmerie est surtout portée à noircir du papier que personne ne lit, mais ils ont les bases du métier, et l’esprit. L’île est grande et montagneuse, et il est prévu d’installer quatre brigades à l’extérieur, plus celle de Mutsamudu, le P/C. Nous ne disposons que de deux véhicules, usagés, d’origine douteuse, car c’est Max, viré depuis, qui s’est occupé de constituer le parc auto du groupe. Une petite Land-Rover appartenant aux Eaux et Forêts sera l’objet de litiges permanents. Ici aussi, tout est à faire, ‘avec la bite et le couteau’ comme on dit dans la Marine.

Roger est toujours là. Pour ma part, je trouve ça très bien ; c’est lui qui a organisé tout ce qui marche à Anjouan, avec une équipe de jeunes, comme Jean-Baptiste, décidés et compétents. Il vit dans la résidence tel un satrape, avec une flopée de domestiques diligents et empressés. Le litige avec le Vieux vient de là, en partie.

Maintenant qu’il est de retour, le président aimerait bien disposer des lieux, mais Roger reste inflexible, malgré les appels du Patron en ce sens.

Roger ne peut pas voir Abdallah en peinture, et ne peut admettre qu’on l’ait remis en selle après l’avoir viré. Quand celui-ci vient à Anjouan, aucune troupe n’est là pour rendre les honneurs qui lui sont dus. Il monte dans sa voiture et gagne son fief de Domoni, comme un paria. Ça la fout mal.

Pour l’instant, Roger tient encore les rênes, mais il sait que ses jours sont comptés. Charles est le patron en titre des troupes, et attend son heure. Je crois que Roger monnaye son départ avec habileté, et Charles est trop malin pour le heurter de front. Belle gueule, avec des airs de notaire mondain et le ton patelin d’un évêque de diocèse bourgeois, il joue au soldat pour cacher d’autres desseins. Son alter ego, Marc, est un Flamand à peu près muet, au regard trouble derrière ses lunettes, une espèce de cobra sur pattes ; c’est un redoutable combattant, m’a-t-on dit, un tueur sûrement. Ces deux-là ne sont pas venus que pour bronzer.

Quand le premier arrive, l’autre est derrière la porte. Il manifeste à mon égard une condescendance affable ; on ne sera jamais copains, c’est certain.

Le camp de Hombo est composé de maisons ordinairement habitées par des coopérants, absents pour cause de congés, soi-disant ! L’endroit est beau, ombragé de grands arbres, manguiers, fromagers et autres. Il surplombe la ville et la rade. Une route en lacets y conduit, desservant l’hôpital puis la gendarmerie, avec, au pied de la côte, le gouvernorat et le palais de justice.

Je fais ‘mes visites’ de ce qui compte ici : d’abord le docteur Boudrah, qui est notre allié. Il nous accueille chaleureusement, avec un superbe accent marseillais ; c’est lui le chirurgien en titre, il anime l’hôpital avec sa femme. Sous l’ancien régime, on le sortait de taule pour opérer. Il aurait pu faire comme beaucoup, se tirer, mais il savait que les gens avaient besoin de lui ; c’est un des rares dans le genre.

Inconditionnel du président Abdallah, il a ses deux fils dans l’armée. Franc buveur et verbe haut : on se verra souvent. Je vois aussi le gouverneur de l’île, un gros poussah dont la main est aussi ferme qu’une part de flan. Il traîne également dans la ville un quarteron de gens de robe, dont un juge pas très présentable. Jean-Baptiste, en ce moment, est à la recherche du matériel des bureaux du palais, parti meubler les intellos des communes populaires.

Au port, c’est plus sérieux, car ici de l’argent circule. Le type chez qui Jean-Baptiste me traîne tient boutique à l’entrée du port, il cumule les fonctions de responsable du port et de propriétaire de boutres, sorte de négociant armateur. Son antre ressemble à un bureau de poste de province, en plus exotique ; ça sent le girofle, le vieux papier et les pieds sales. On pourrait être à Zanzibar ou au Yémen. C’est un gros homme à l’air jovial, mais au regard aiguisé, il regarde mes épaulettes en calculant ce que je peux lui apporter comme avantages, ou comme ennuis. Il me salue avec la réserve qui sied. Un boy à tête de gredin est expédié dehors pour chercher du thé. Sur une table, un téléphone, modèle 39 modifié 40, trône au milieu d’un fatras de paperasses coincées par des bouteilles de coca vides. Sur le mur, un calendrier d’Air Madagascar ; au plafond, le brasseur d’air tourne à petite vitesse. Je demande au personnage s’il tient un registre des entrées et sorties de bateaux, et éventuellement bien sûr, une liste des passagers débarquant. Il papillonne des paupières, sourit, et me répond en se tapotant le front de l’index : « Tout est là ! ».

Je le complimente sur sa mémoire, mais lui signifie que s’il pouvait, à l’avenir, porter tout ça sur un registre, cela m’arrangerait. Le thé est arrivé, nous le sirotons en faisant des manières, il est infect. Un type portant une sorte d’uniforme, sans coiffure, entre et prend une chaise : un habitué.

On me le présente, c’est un douanier : il sourit et me dit qu’il est le frère du docteur Boudrah ; ah bon ! Je reprends avec mon ‘maître de port’, qui apostrophe un de ses adjoints : c’est à lui que reviendra la tâche de scribe. Il louche et porte le ‘koffieh’ sur la tête, une batterie de stylos orne sa pochette. Son patron m’assure que dorénavant, j’aurai à faire à lui pour ce genre de problème. Malin le gros ! Tout le monde se quitte bons amis. Jean-Baptiste me glisse en sortant : « Ils sont tous comme ça, » puis : « Allons voir le ‘vrai’ maître du port. »

Sur le quai, propre et en ordre, il me présente un Européen, la cinquantaine vigoureuse, à l’accent bien marqué d’Outre-Rhin. Pohl est un ancien adjudant de la Légion, affecté à la bonne marche des installations portuaires. Pour l’instant, il a fait construire un poste de garde à l’entrée du port ; tout est au cordeau et peint en blanc. Il se met au garde-à-vous et me rend compte, comme si je lui avais donné des ordres. Je lui dis qu’à présent, s’il a le moindre problème, il vienne me voir. Je lui explique que, pour des raisons de sécurité, s’il tenait un compte de ce qui entre et sort d’ici, cela m’aiderait beaucoup. Il abonde dans ce sens. J’aurai au moins quelqu’un de sûr dans la place.

Nous montons chez lui prendre un verre. Il habite, juste en dessous de la gendarmerie, une vaste maison remplie de gosses café au lait : sa femme est malgache. Démobilisé à Madagascar, il n’a pu rester sur place, et il a atterri ici. Amélie est une solide matrone, rieuse et volubile, qui passe son temps à faire de la cuisine. Elle a appris le français avec la Légion, et c’est pas triste. Mais, plus généreuse, on ne trouvera pas : on sera invités plus d’une fois, et si c’est le jour de la choucroute, tant pis s’il fait 30° à l’ombre. En bon légionnaire, Pohl est organisé, il élève des volailles et fait son jardin.

Le soir, la règle veut qu’on dîne au mess ; ceux qui ont des dames viennent avec. Roger tient le haut de la table. Notre maître d’hôtel a servi l’amiral français à Diégo, jadis ; c’est un vieux type sec et austère, qui ne rigole pas avec le service. Avant chaque repas, les serveurs sont inspectés sous les papayers, derrière la cuisine : les mains, le bas des manches et le col de vareuse ; un vrai spectacle ! On sert d’abord les hauts gradés, puis les dames et ainsi de suite, de sorte que les sous-lieutenants dînent froid, en général. Roger tient beaucoup au standing.

Une équipe de soldats, pêcheurs de métier, est affectée à l’approvisionnement en poissons et autres crustacés ; la langouste ne manque pas. Pour la viande, c’est plus difficile. Mais dès qu’une bête est abattue quelque part, Amélie est au courant, elle est très organisée et, avec notre cuisinier, elle est la première sur les lieux. Côté légumes, aucun problème, l’île ne manque pas d’eau, et on trouve à peu près tout. Je sens que je vais me plaire ici.

Je me donne à fond sur la gendarmerie. Un adjudant un peu mou et un sergent confirmé sont mes seuls cadres. Je réunis une douzaine de types déjà passés par la garde ou la gendarmerie.

Jean-Baptiste me trouve un chauffeur qui connaît bien le coin, Chadouli, je le retrouverai adjudant à la garde en 87. Les gars sont formés en patrouilles de deux et jetés en ville avec obligation de rapport au retour. Vu le manque de moyens, tout se fait à pied, et c’est aussi bien.

Les accidents de voiture étant un peu trop fréquents, nous décidons de frapper un grand coup, je demande même le concours de la troupe. Tout ce qui roule est immobilisé et contrôlé. Pour être taxi, il semble que le simple fait d’enfiler une bouteille de plastique dans un sandow et de

la fixer en travers du toit du véhicule, suffise. Un bon tiers ’opportunistes, sans permis de taxi, est éliminé ; d’autres, en nombre important, n’ont pas le permis de conduire. Il était temps qu’on s’occupe du problème. Une liste d’autorisations est dressée avec le concours des plus anciens dans le métier, très concernés, et les anciens gendarmes qui connaissent leur monde.

Mes gendarmes en profitent : le chef des douanes est pratiquement arrêté. L’individu, amené dans mon bureau, me déclare que, n’étant pas payé, il s’est mis en congé. Le problème est qu’il prélevait sa dîme sur les boutres rentrant à Anjouan, à son profit. Je lui conseille de reprendre son boulot, avant qu’il ne soit trop tard, s’il ne veut pas d’ennuis plus importants.

Dans la foulée, je lui demande de surveiller le trafic maritime, ce qui est dans mes attributions, et de m’en rendre compte, ceci relevant de la sécurité ; et je lui signale que j’ai mandat pour prendre toutes mesures en ce sens. J’ai conscience que je n’arrêterai pas les combines du jour au lendemain, mais les freiner, si ! D’ailleurs, il se rattrapera plus tard.

Il nous faut voir également les brigades mises en place un peu rapidement, et qui ont besoin de directives et de se sentir commandées. La première que nous visitons est celle du village de Domoni, le fief du président. L’adjudant qui commande considère que la hiérarchie s’arrête à lui. Quand nous débarquons, il n’y a personne, le bureau est vide et en désordre, je ramasse deux armes qui traînent et les mets dans notre camion. Je tire une rafale en l’air pour voir ce qui va se passer.

Trois types arrivent au pas de charge, je les braque et les aligne le long du mur, je demande : « Où est le chef de poste ? »
Le plus déluré répond en comorien, Chadouli traduit : « Il est au village. »
« Et le planton, qui est-ce ? »
Ils se regardent comme deux cons. Sur ce, l’adjudant se pointe, l’air important et à peine gêné, sans coiffure et la chemise ouverte. C’est un gros au regard fuyant, à croire que dans ces bleds, le port des galons est en fonction du tour de taille des intéressés. Je lui dis de rectifier sa tenue et de faire son rapport, je veux voir tout l’effectif en armes. Il aboie après ses sbires pas très rassurés, il manque un homme : personne n’arrive à se mettre d’accord pour le situer.

Évidemment, il manque deux armes, que je leur laisse chercher. Ce type se fout de ce que je lui dis, et ça se voit. Chadouli, qui est du coin, me tire à part et me dit qu’il est de l’entourage du président. Je vois, mais je veux quand même marquer le coup. La disparition des deux armes peut quand même l’emmerder, je lui demande de me faire un rapport à ce sujet. Nous partons avec ses deux fusils, à son insu. Rira bien etc. !

Nous grimpons à M’Rémani, juché à six cents mètres d’altitude, c’est une ancienne ferme expérimentale. Ici, c’est du sérieux. Le chef est impeccable, le poste bien tenu, et les hommes, occupés. Toute sa paperasse est en ordre ; le seul truc qu’il demande, c’est des couvertures en plus, car à cette altitude les nuits sont froides ; il y a d’ailleurs une cheminée dans la pièce. Ce type me plaît, je le note sur mon carnet. Jean-Baptiste revient avec la ‘Toyota’ remplie de légumes. Ici, le chef de poste a trouvé la bonne méthode pour sévir contre les divers délinquants mineurs, il les colle au jardin : il assure ainsi une partie de la subsistance du poste, et ne s’embarrasse pas de prisonniers. Tout le monde y trouve son compte. Il nous approvisionne en légumes frais toutes les semaines et, si on ne monte pas, il se débrouille pour trouver un véhicule qui descend en ville. J’en profite pour signer deux permis de taxi pour les villages voisins. Je fais deux heureux qui me couvrent de louanges. C’est toujours ça de pris !

La deuxième journée sera pour les deux autres postes de la côte est et nord. Sima est un gros bourg populeux, qui nécessiterait un cadre solide et énergique, mais pour l’heure, il faut se contenter de tenir le terrain. À Pomoni, la plaine côtière vient finir au pied du massif qui borde maintenant la mer. Le poste est installé dans un bâtiment neuf et pimpant, qui n’était sûrement pas destiné à cet usage, mais c’est bien son seul luxe : le nombre de villages ne permet pas un maillage efficace, et les gars sont limités dans leur action. De là, nous nous rendons vers un village isolé, à deux heures de marche, en suivant le bord de mer par des sentiers escarpés. La vue est splendide.

Coincés entre la montagne et la mer, nous arrivons à une ville arabe en dur, perdue au milieu de la végétation. C’est assez surprenant, on dirait un décor de cinéma. Nous sommes accueillis en grande pompe par tout ce qui compte, dans le village, comme autorités. Tout le monde est là, même les anciens combattants. L’heure des palabres est arrivée, j’aurai ma dose. L’instituteur, qui ne dépend que de lui-même à ce que j’ai pu comprendre, me fait constater son dénuement. J’arriverai, par la suite, à lui faire passer des paquets de cahiers et de crayons, confisqués chez un commerçant indélicat.

La section militaire qui est venue avec nous fait grosse impression, par sa tenue et sa discipline. La dernière fois qu’ils ont vu des soldats, ceux-ci ont vidé les réserves de vivres, pendant que le commissaire politique les haranguait. Nous sommes obligés d’accepter le festin qui nous est offert impromptu. Je suis plutôt coincé, car les doléances se poursuivent, et je suis forcé de faire des promesses que je ne suis pas très sûr de tenir. En tout cas, c’est clair, ces gens ont des besoins réels et comptent sur nous c’est-à-dire, en l’occurrence, sur ceux que nous représentons. Mais ça, c’est autre chose ! Le départ se fait sous les acclamations, le chef me serre les deux mains en disant : « Tu vas revenir, mon Commandant, promis ? » Je reviendrai, malgré les promesses non tenues, faites au nom des autres. J’ai dû reporter l’engagement d’une douzaine de jeunes pour l’armée, ils nous accompagnent sur la moitié du retour. Tout cela me rappelle d’autres lieux.

Décidemment, le travail ne manque pas : j’ai décidé de créer un peloton d’élèves-gendarmes, car il est manifeste que nous allons avoir besoin de personnel. Je prends le sergent Chérif avec moi pour cette tâche ; petit, pas épais et assez instruit, il est le plus qualifié pour ce faire ; en plus, je lui trouve une tête d’instit’. Ça fait rigoler Jean-Baptiste, que je laisse aux basses besognes politico-policières. Je vais voir Charles pour qu’il me permette de puiser dans son vivier ; il est d’accord, il a d’autres projets à fouetter. Je sors seize gars du rang, dont le niveau est testé par Chérif, qui a trouvé une salle avec tableau noir, le luxe ! Il assure l’instruction théorique et reprend les bases de l’instruction militaire. De mon côté, je fais des cours d’instruction civique, et leur parle du métier de gendarme, tout au moins, comment je le vois ; pour le reste, sport et maniement d’armes. Tous ces gens viennent aux couleurs à la gendarmerie, cela fait une trentaine de bonshommes. Jean-Baptiste, qui a des talents cachés, joue d’un clairon qu’il a trouvé je ne sais où. Les délinquants du jour sont conviés à la cérémonie et les gosses se pressent devant la porte pour ne pas en perdre une.

Pris par nos affaires, nous nous soucions peu de l’extérieur, pourtant on pense à nous. Le vent tourne. En France, certains trouvent que ça dure un peu trop, notre escapade. La présence ici de gens aussi peu recommandables et surtout de leur chef, empêche certains de dormir. Bob est invité à se retirer, au nom de la sacro-sainte politique africaine – une réussite, comme chacun sait. Et le président Giscard n’aimerait pas que ça traîne. Le Patron vient nous voir, inspecte le travail fait et nous met au courant des dernières nouvelles ; on ne sait pas encore comment notre éviction va se dérouler. Ce n’est un mystère pour personne que ce qui manque, c’est l’argent ; rien n’avancera sans fonds. Et Abdallah se voit très bien avec une coopération assurant ses fins de mois. Quoique nos jours soient comptés, on ne ralentit pas le rythme.

Entre les gueuletons chez Pohl et les soirées sur la varangue, à siroter en regardant les étoiles et la lune qui, ici, n’est pas la même – c’est ce que me soutient ma petite amie – on ne peut pas dire qu’on soit malheureux, n’étaient ces maudits lémuriens qui se balancent du manguier au faîte du toit en faisant un cirque infernal.

Les institutions légales commencent à se mettre en place. Le président a été plébiscité, il fallait s’y attendre ; son co-président, ‘Pierrot-Gourmand’, sera vite mis sur la touche. Tout ça ne change pas grand-chose pour le populo. Abdallah a fait le ménage ; quelques Européens, dont le tort est d’être restés pendant l’interrègne, font leurs valises. Roger a fini par s’en aller, j’espère que son chèque a été convenable. Du coup, notre potentat oriental a récupéré son palais. Il a été reçu avec les égards dus à son rang pour la première fois, une compagnie et un peloton de ‘mes’ gendarmes, astiqués comme des cuivres. Je commandais l’ensemble, j’ai à peine eu droit à un regard. Ce type est antipathique, je commence à comprendre Roger.

J’en profite pour faire du tourisme, l’île d’Anjouan est belle, chutes d’eau, torrents, villages typiques, mais quelle pauvreté ! Heureusement que la nature est généreuse et pourvoit aux besoins encore simples de tous ces gens. Au col de Patay, le matin, on se croirait dans les Alpes, brouillard et pins, on respire. L’eau est ici la plus pure, dit-on. En tout cas, une usine de Coca-Cola s’y est installée. Le patron en est un copain de notre ami Pohl, un ancien de la Légion lui aussi, Cazalet.

Petit homme remuant, il est surnommé ‘Rommel’ à cause de son allure quand il conduit sa V.W. de tôle grise, genre Africa Corps ; il est lui aussi marié avec une Malgache plantureuse, au port superbe, qui serait la sœur d’Amélie. Toute la famille habite une vaste maison dans la verdure, envahie de gosses, et d’animaux domestiques voués à la broche ou à la marmite.

Un grand père malgache, très digne avec sa brosse de cheveux gris, somnole dans un rocking-chair au milieu du vacarme. Ici également, on ne rigole pas avec la nourriture, et la cuisine est le cœur de la maison. Mais Madame est une coquine, elle envoie des billets enflammés à notre Commandant Charles, dont elle s’est entichée. Cela fait le bonheur des soirées du mess, mais Charles est quand même un peu ennuyé ; on ne trompe pas un homme qui vous convie à ses agapes.

J’ai levé le pied, j’ai l’impression que ce qu’on fait ne sert pas à grand-chose. Sur ce, le Vieux se pointe à nouveau, avec une smala d’officiels, dont plusieurs en uniforme. Ça se précise !

Grand repas organisé par Charles, prévenu de cette visite. Il a fait les choses en grand, le Vieux grogne un peu :
« Ils vont croire que c’est comme ça tous les jours. »
Charles, pince-sans-rire : « Mais c’est exactement ça, mon Colonel !».
Gueule du Patron !

La délégation, en sirotant le pot de bienvenue, roule des yeux incrédules : poissons, langoustes, chevrettes, viandes, légumes frais, fruits, le tout du pays. Le Vieux fait son exposé en attaquant le repas. Je crois que les autres aimeraient mieux tortorer en pères peinards. Je suis un peu trop désinvolte, et il s’en aperçoit ; quand on me pose une question, je développe en plaisantant. Les mecs voient bien que je ne sors pas d’une grande école, ça ne plaît pas trop à Tonton Bob, je vois le coup où je vais être privé de dessert. En plus, ma faconde les fait marrer, ça l’agace encore davantage. Je n’ai plus rien à perdre, autant m’en payer une bonne tranche. Avec ce qu’ils se mettent derrière le col, je ne pense pas que c’est ma prestation qui les empêchera de digérer.

Quelques jours après, nous apprenons le départ du Vieux, après un de ces ‘shows’ dont il a le secret : revue des troupes au stade de Moroni nettoyé par Carcasse, reporters venus voir la ‘bête’, interviews de ‘notre envoyé spécial aux Comores’, etc. Nous voilà orphelins. Pas pour longtemps : le grand Dulac débarque dans la foulée pour assurer un intérim qui, je pense, sera court.

À Anjouan, la vie continue. Mes élèves gendarmes commencent à sortir en patrouille avec un ancien, ça marche bien. Pour conclure ce mini-stage nous avons concocté, avec Jean-Baptiste et Chérif, un programme d’examen auquel notre inspecteur de police contribue avec sérieux.

Hélas, j’ai bien peur que cette initiative finisse comme le commando marine. Visite du ‘Grand’ – Dulac – en civil et tout sourire. Je ne l’avais pas revu depuis notre exploit du Bénin. Il est plein de prévenance, il est vrai que nous sommes à grade égal – me dit-il. Le soir au mess, il nous fait un exposé sur la situation. Décidemment, c’est la saison, comme les mangues.

« Les anciens n’ont pas démérité, et c’est grâce à eux que les jeunes pourront rester. Nous, on est trop ‘visibles’, il faudra qu’on parte. » Simon se penche vers moi, et me dit : « C’est marrant, je le sentais venir. » Le Grand continue son speech : « L’armée va être reprise par la coopération militaire française, on prendra les meilleurs éléments et le matériel intéressant pour former la Garde, elle sera gérée par nous, sous les ordres directs du président. »

Ça devient une manie ces gardes présidentielles, ça pousse dans toute l’Afrique comme des champignons.

« Côté forces de police – il me regarde – les gendarmes français reprennent les rênes, c’est aussi bien. » J’en ai assez entendu, je me lève et vais me servir un verre au bar. J’entends Simon demander : « Et nous, quand est-ce qu’on débarrasse ? » Le Grand, toujours affable : « Rien ne presse, considérez vous en perm. »
Simon réplique : « Avec ce qu’on touche, elle va être courte la perm ! »
« Pour ça, voyez avec le Patron. »
C’est la première fois qu’une allusion à la solde est exprimée en public, mais c’est vrai que ce n’est pas le pactole. Le Vieux a mis beaucoup de ses billes dans le coup ; quant à Abdallah et consort, ils doivent être durs à secouer maintenant qu’ils ont le cul au chaud.
« Tu fais quoi, Bosco ? » me jette Simon.
« Je me tire, mon pote, je sens qu’on est de trop. Le plus gros est fait, c’est le temps des charognards. »

On se ressert un verre, tant qu’on peut encore se rincer à l’œil. Il est temps que je me tire au pays de la samba. Deux jours plus tard, un bruit d’avion anormal me sort de mon bureau, c’est un Transall. Je saute dans la voiture avec Chadouli. Au terrain, Charles est déjà là : il ne m’a pas averti, ce faux-cul. Une jeep et sa remorque débarquent, deux jeunes officiers en béret rouge viennent vers nous.

Présentations, ils sont un peu coincés ; sans doute par ce qu’on a pu leur dire sur notre compte. Nous les guidons jusqu’au camp, en traversant la ville sous les regards curieux des habitants. Au mess, ils nous avisent qu’ils viennent en détachement précurseur pour prendre notre place. L’un d’eux est toubib, l’autre, ‘Capitaine Patrick’ – tu parles ! – est le grand chef. Il doit prendre la place de Charles.

Pour moi, je devrai attendre le ‘gendarme’ de service. On leur trouve une chambre dans la maison du mess, et on les invite à prendre leur repas avec nous. Ils hésitent un moment : c’est vrai qu’on est des ‘Affreux’, et ils ont des rations, la remorque ! Tout le monde éclate de rire. « Eh, la guerre est finie, chef ! » dis-je au ‘Capitaine Patrick’. Il grimace, mes galons bidon ne l’impressionnent pas, mais il se méfie. J’en ai autant à son service.

Ce type commencera son boulot en fouillant partout à la recherche de je ne sais quel document secret. Il sent sa barbouze à vingt pas ; on ne s’améliore pas dans l’armée. Lors de mon départ, il ira jusqu’à vouloir visiter mes bagages : je demande la présence d’un douanier comorien – avec le frère de Boudrah, je joue sur du velours. Devant ma étermination, il abandonne. Quand je pense que je l’avais invité à bouffer chez moi, et que je lui ai fait cadeau d’un pistolet russe ‘Tokarev’ sur lequel il louchait ! Je découvrais le nouveau visage de l’armée, pas flatteur : plus d’honneur, des flics de banlieue !

J’ai quitté la gendarmerie, le docteur Boudrah m’a offert d’habiter une de ses maisons près de l’hôpital : « Reste tant que tu veux, autant qu’elle soit habitée. » Sans commentaire, ça a une autre gueule que la mesquinerie du porteur de galons. Boudrah ne voit pas le retour des Français avec joie, il a retiré ses deux fils de l’armée. « Vous, vous étiez nos libérateurs, m’explique-t-il, eux, ce n’est pas pareil. » Chacun ses idées, mais je crois que je le comprends.

Vu l’ambiance, je ne tiens pas à m’éterniser ; je vais encore au bureau, mais la foi n’y est plus. Les gars font la gueule, surtout Chérif. Il m’a invité chez lui, logement simple mais propret ; aux murs, des posters de la gendarmerie, c’est un fana. Je lui explique que pour eux, c’est une bonne chose, le matériel va arriver, et ils pourront travailler convenablement. Il comprend, mais il sait que les rapports ne seront pas les mêmes. Jean-Baptiste va regagner Moroni, pour lui, le chemin est tracé : il va à la Garde, et c’est normal, il a la classe pour ça.

On attend les ‘vrais gendarmes’. Je profite du passage d’un caboteur pour embarquer les affaires amassées par ma compagne qui, si elle le pouvait, emporterait la maison.

Finalement, après un pot où nous avons invité tous nos amis, Boudrah, Pohl, Cazalet et consort, et où Simon a dit au ‘Capitaine Patrick’ ce qu’il pensait de lui et ses semblables, nous prenons le D.C.4 de notre ami Richet, le pilote, et quittons notre paradis d’Anjouan.

À Moroni, une drôle d’ambiance règne ; mon remplaçant à Voidjou est toujours là, ainsi qu’une poignée de vénérables vétérans inconnus, flanqués de leurs moitiés, pas très fringants, eux aussi en fin de parcours. Il y a deux ‘Congolais’ de la belle époque, le vieux Jo et Jean-Jean, qui risquent, eux, d’être visibles ! Il est temps de partir, ça ne fait aucun doute.

Je laisse ma belle, éplorée, avec un petit pécule ; mais pour nous deux, ce n’est pas fini. Fin octobre est arrivé, en Europe il va faire froid, je monte dans le vieux zinc avec Cha-Cha, le patron du restaurant-boîte de nuit le ‘Cœlacanthe’, jugé indésirable par le nouveau régime. Il était le ministre du tourisme de l’ancien. Ministre, un marchand de limonade, de quoi rigoler !

Les coopérants sont de retour, il y en a plein l’aéroport, la planche à CFA va redémarrer. À vos poches, les contribuables !

Vous avez le bonjour d’Alfred !


A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

A la mémoire du Colonel Denard
et des hommes qui ont servi sous ses ordres

OPS