Extraits de “Corsaire de la République” par le Colonel R. Denard avec la collaboration de Georges FLEURY.
Le dernier baroud
Comores 1995 – Opération Kashkazi
Après avoir passé trois mois avec moi à Pretoria, Marquès décide finalement de rentrer en France, où il n’est nullement inquiété. Tandis que Siam choisit de demeurer en Afrique. Secret de nature, il ne me dira rien de sa nouvelle vie, et je ne lui poserai aucune question.
Mais, alors que Siam allait simplement rendre visite à sa famille en France, il est arrêté, ainsi que Marquès. Estimant que le climat va encore se détériorer, mon avocat me conseille d’aller m’installer en Amérique du Sud. Bien entendu, je refuse une telle extrémité.
J’ai accepté que Pierre Lunel auteur d’un livre remarqué sur l’abbe Pierre écrive un ouvrage sur ma vie. Jouant le jeu de la promotion de cet ouvrage, j’accepte de recevoir à Pretoria une équipe de ” Ciel mon mardi ! “. Durant la préparation de mon intervention en direct, relayée par satellite, on me conseille de me mettre en rapport avec maitre Soulez- La rivière, un avocat spécialisé dans les affaires de grand secret, qui vient de défendre les protagonistes de l’affaire Greenpeace. Je préviens maitre Alexandre, qui ne voit pas d’inconvénient à ce que je change d’avocat. Son confrère me rend visite à Pretoria. Trois jours durant nous faisons le tour de la situation.
– Ne bougez pas, me conseille maitre Soulez-Larivière en me quittant. Laissez-moi le temps de prendre mes informations.
Peu de temps après, l’avocat revient à Pretoria et m’annonce qu’il est prêt à assurer ma défense. Je lui demande ce que je risque en rentrant en France. Il me répond que je serai incarcéré pendant une période de deux à six mois. Dès lors, ma résolution est prise.
Le 2 février 1993, j’embarque à bord d’un avion d’Air France. Dès mon arrivée à Roissy, on me passe les menottes. Je me retrouve à la prison de la Santé, cellule 223 de la 3e division Comme maitre Soulez-Larivière m’assure que tout ceci est dans l’ordre des choses, je ne me fais pas trop de souci.
Lorsqu’on me conduit, menottée au palais de justice, je ne sens aucune hostilité à mon égard. Quelques personnes me demandent même, au passage de leur signer des autographes, ce que je fais difficilement avec mes mains entravées. Le juge m’accueille sans froideur excessive et me signifie mon inculpation pour l’affaire du Bénin.
– Si je suis revenu en France lui fais-je remarquer après l’avoir écouté, c’est parce que j’ai entièrement confiance dans la justice de mon pays.
A la Santé, j’attends calmement que le temps passe. La date de mon procès est vite fixée. Dans l’après-midi du 5 avril 1993, je comparais devant la 14e chambre correctionnelle. La salle d’audience est comble. Des dizaines de journalistes sont présents.
Comme ils sont mieux que quiconque à même de prouver que mon engagement au Bénin a été commandité par des chefs d’état, le colonel Robert et l’ambassadeur de France au Gabon, Maurice Delauney, n’hésitent pas à témoigner en ma faveur. Ils le font sans grandiloquence, sans un mot de trop, avec la précision dont usent les hommes qui savent vrai ment ce que ” raison d’Etat” veut dire.
– Monsieur le président, lance le colonel Robert, Bob Denard a toujours agi avec, au moins, le feu orange de nos services.
L’ancien de la Piscine précise sa pensée :
– Il y a trois genres d’action pour la DGSE : celle que le service exécute lui-même, celle qu’il fait faire et celle où la France ferme les yeux, tout en appuyant l’opération quand cela sert ses intérêts. L’action pour laquelle Bob Denard est aujourd’hui jugé entre dans cette troisième catégorie.
Maurice Delauney confirme que j’ai bien reçu l’aval tacite du gouvernement pour monter l’attaque conta Kerekou. Il ajoute que j’ai ” constamment servi les intérêts de la politique française en Afrique “.
Jacques Foccart n’est pas présent à l’audience, mais il a tenu à me défendre par écrit. Pendant qu’on lit sa déclaration, je cille en apprenant qu’il n’aurait jamais été en relation directe avec moi. Toutefois j’apprécie qu’il admette tout de même avoir toujours été tenu au courant de mes activités et, surtout qu’il proclame que je suis ” un homme honnête, un patriote qui a servi son pays “. Enfin, les généraux Janou Lacaze et Paul Aussaresse ont également adressé un témoignage écrit au tribunal, affirmant que j’ai ” toujours servi la France.”
Comme les autres avocats de la partie civile, le Béninois Robert Dessous ne peut rien contre tant d’évidences. Je suis condamné à une peine de principe de cinq ans de prison avec sursis, et sors libre du tribunal. Puisque les services secret m’ont si bien aidé, et notamment de Jacques Foccart, dont l’ombre tutélaire a sans doute pesé sur les débats, je décide de ne pas multiplier les déclarations à la presse. J’accepte simplement de participer au journal télévisé de Patrick Poivre d’Arvor.
Dans les mois qui suivent, les Comores se rappellent bien souvent à mon souvenir. Les fils d’Abdallah y sont emprisonnés, en même temps que beaucoup d’anciens proches collaborateurs de leur père et que la plupart de mes anciens officiers et sous-officiers. Saïd Djohar ne garde le pouvoir que grâce aux coopérants français, qui répriment durement deux tentatives de coup d’Etat. En 1994, Max Vieillard, un ancien officier qui se faisait appeler Servadac, trouve la mort à Anjouan au cours de l’une de ces tentatives fomentée pour le compte de Mohammed Taki.
Même si je reçois de nombreux appels au secours pressants, dont certains émanent de personnalités qui m’ont jadis combattu, je ne suis pas pressé d’entreprendre une nouvelle aventure dans l’océan Indien. D’autres pays d’Afrique, enflammes par des guerres tribales attirent mon attention. Les projecteurs de l’actualité sont braqués sur le Rwanda. Depuis la mort du président Juvénal Habyarimana, les ministres rwandais font savoir qu’ils redoutent un véritable génocide. Les services fiançais, avec lesquels je suis en contact s’inquiètent eux aussi de la situation. Ils n’y voient malheureusement pas plus clair que moi dans le drame qui se joue me coeur de l’Afrique, et qui va embraser la zone.
Je suis prêt à aller plus loin au service du Rwanda lorsque, trois mois ‘ après la mort de Max Vieillard, des amis de Mohammed Taki me demandent de monter une nouvelle opération à Moroni. C’est alors que j’apprends qu’une opération concurrente est en train de se mettre sur pied avec Patrick Ollivier, dont les hommes, principalement des mercenaires croates, ont été regroupé à Dubrovnik.
J’hésite d’autant plus à retourner au Comores que je me suis engagé, auprès du juge d’instruction qui m’a remis en liberté provisoire, à ne pas me déplacer sans l’en informer. Mais les amis de Taki et la famille Abdallah me supplient d’intervenir au plus vite. Les emprisonnés de Moroni, dont je sais par Amnesty International et la Ligue des Droits de l’Homme qu’ils ont subi des tortures, viennent en effet d’être condamnés à mort. Dès lors, je décide d’aller leur porter secours.
Après avoir réuni les fonds nécessaires au montage de l’opération, j’installe un bureau à Ormesson, au-dessus de la banque du Portugal. Avec une poignée de fidèles enthousiastes qui jouent les employé modèles, je fais le tour de tout ce qu’il est possible de tenter afin de délivrer les prisonniers et de mettre fin au régime brutal et corrompu de Djohar ainsi qu’ a pu en attester la déplorable affaire intertrade.
L’opération Atlantide ayant été couronnée de succès en mai 1978, c’est tout naturellement à une manoeuvre de ce type que je m’arrête, Il me faut donc trouver le bateau adéquat. Après avoir visité une bonne demi-douzaine de ports, c’est à Narvik au nord de la Norvège, que je déniche enfin le Tell Elkabel, un ancien câblier algérien long de soixante-trois mètres, qui, depuis sa réforme, appartient à l’état norvégien. Je l’achète par le biais d’une société d’armement panaméenne et le fais conduire au chantier hollandais de Ribberkerk, proche de Rotterdam. Il est immatriculé sous le nom de Vulcain et doté de nouvelles cuves à mazout lui permettant trois mois d’autonomie en mer.
Pendant l’été 1995, une douzaine de volontaires nous rejoignent, dont une femme, chargée de la cuisine à bord. Grâce à elle, mon équipage au look plutôt militaire attirera moins l’attention. C’est dans ce but que j’ai accepté de l’embarquer, et aussi parce que, contrairement à certain vieux loup de mer, je considère que les femmes sont aussi aptes à naviguer que les hommes. En attendant les ordres, l’équipage s’adonne aux travaux d’aménagement. Il remplit si bien sa tâche que je reçois les félicitations des agents portuaires venus inspecter le bateau.
J’ai trouvé sans difficulté, chez des revendeurs français et belges, des armes démilitarisées que nous remettons facilement en ordre de marche. Le marché des collectionneurs est prospère, au point que je n’ai aucune peine à me procurer des armes si modernes que les unîtes de choc de l’armée française n’en sont pas encore dotées ! Soucieux d’éviter une effusion de sang, je me procure aussi, tout à fait légalement, des armes de chasse avec des balles en caoutchouc.
Lorsque le Vulcain prend la mer, avec douze volontaires, je reste à quai. Je rejoins le bord un peu plus tard aux Canaries, avec dix-huit autres hommes. Ayant créé, cette fois, une société fictive de recherche d’épaves aux Philippines, j’envisage d’emprunter le canal de Panama. Mais les vents nous sont si favorables que je décide de passer par le cap de Bonne-Espérance. Lorsque nous le doublons, très au large, nous sommes survolés par un DC3 de la Marine sud-africaine qui a toujours en charge la zone maritime de la région. L’avion effectue deux passages, puis bat des ailes en s’éloignant, ce qui signifie que tout est clair.
Dans la nuit du 27 au 28 septembre 1995, nous atterrissons au nord de Moroni, face à la crique balisée ou mes contacts prévus, trois hommes et une femme, nous attendent. Je passe une tenue camouflée pour les rejoindre en Zodiac, avec le premier groupe de commandos.
Mes hommes connaissent si bien les objectifs que l’attaque se déroule comme nous l’avions imaginé, à la seconde près. Les fils téléphoniques sont coupés près de la mosquée, d’où sourd la même lueur jaune que dix-sept ans auparavant.
Tandis que je demeure en arrière-garde afin d’assurer la liaison radio les deux premiers groupes s’emparent des postes de garde du camp de Kandani. Le troisième encercle la résidence du président Djohar, dans le village de Ntsoudjini. J’entends quelques coups de feu, puis le chef de groupe m’annonce que l’objectif est passé sous notre contrôle. La facilite avec laquelle nous avons pu nous rendre maitres de la situation s’ex plique par le fait que nous possédions le nom de code du capitaine Rubis en charge de la sécurité du président des Comores : il s’agissait de “Stanislas”.
Une fois mes hommes dans la places je les y rejoins et me dirige, avec l’un de mes officiers vers les appartements de Djohar. Je le trouve au lit avec son épouse. Une fois qu’il a compris ce qui se passait, et après s’être d’abord caché la tête sous les draps comme apercevant un fantôme, le président se reprend et fixe, incrédule, le volontaire qui m’accompagne.
– Vous me reconnaissez ? lui demande ce dernier.
Encore mal éveillé, Djohar hésite.
– Je suis l’époux de Bahia précise mon compagnon.
– Ah oui, je vous reconnais, fait le chef d’état. C’est vous qui avez épousé une cousine de ma femme.
C’est alors que j’interviens.
– Et moi, président, vous me reconnaissez ?
Djohar fait une grimace dubitative et hausse les épaules. Je m’approche de lui. Il sursaute.
– Ah oui ! Oui, je vous reconnais. Vous êtes Bob Denard ! J’aurais pourtant dû me méfier de vous.
Je lui réponds :
– Vous avez raison, je suis bien Bob Denard. Je suis revenu aux Comores afin de libérer mes enfants.
– Vos enfants ! Mais ils ne sont plus ici !
– Et Les fils d’Abdallah, alors ? Et Ayouba Combo, qui servait sous mes ordres à la garde ? Et tous les autres que vous gardez en prison et que vous avez fait torturer ?
Considérant qu’il est temps de mettre un terme à cette conversation surréaliste je demande à Djohar de se préparer à me suivre. En effet la foule de villageois en colère qui s’est spontanément rassemblée autour de la résidence menace sa sécurité. Une fois qu’il s’est habillé, le fais conduire sous bonne escorte au camp de Kandani. Quant à sa femme, je l’accompagne chez sa fille à l’autre bout de la ville./p
A l’aube, tous mes objectifs ont été enlevés, à l’exception du bâtiment de la radio où s’est organisée la résistance. Je n’ai d’autres possibilité que de donner l’ordre d’assaut. La position cède au prix d’un mort de notre côté un Comorien qui s’est tout de suite rallié à la cause de Mohammed Taki.
Moroni étant désormais contrôlée, je commence à m’inquiéter des réactions de l’opposition. Le prince Kemal me reçoit, ainsi que la veuve du président Abdallah. Oubliant la plainte qu’elle a déposée puis retirée, elle me serre dans ses bras en psalmodiant une litanie de mercis après que, j’aie libéré ses deux jumeaux. Cheik et Abderamane.
Le capitaine Ayouba Combo, que je suis personnellement allé cher- cher dans sa cellule, prends comme nous l’avions prévu, la tête d’un Comité de transition militaire. Épaulé par son adjoint, le lieutenant Saïd Mohamed Lava, enfin sorti du maquis où il était depuis 1992, le capitaine Combo annonce la prochaine formation d’un gouvernement civil et des élections.
– Je demande à la France, annonce-t-il dans son premier communiqué officiel de s’abstenir de toute réaction. Aucune ingérence malheureuse ne doit venir enrayer le processus démocratique en cours !
Alain Juppé annonce par deux fois que la France n’interviendra pas aux Comores. Pourtant, l’ambassadeur de France à Moroni, Didier Ferran s’est empressé de pousser le premier ministre, Caabi el-Yachoutou à s’autoproclamer président de la République. Des lors, il est clair que la France a résolu de se débarrasser du président Djohar.
Je décide malgré tout de ne pas brusquer les choses. La réaction des gendarmes comoriens me préoccupe en effet beaucoup plus que celle des ministres de Djohar qui se sont replies sur ce petit coin de terre française qu’est l’ambassade.
Très vite, je me rends compte que celui qui mène la danse est le lieutenant-colonel Kister, un ancien nageur de combat qui assurait jusque- là la sécurité du président Djohar. Je le rencontre à deux reprises. Comme il se fait menaçant nous ne communiquons plus que par le petit poste Motorola qu’il m’a remis à cet effet.
Devant l’incohérence qui règne à Moroni, je contacte Jacques Foccart plusieurs fois par jour. Il me demande de mettre sur pied un directoire, comme en 1978, ai d’assurer la continuité du pouvoir. Des dizaines de journalistes débarquent à Moroni. Le ministère sud -africain des Affaires étrangères me demande ce que je compte faire pour garantir la sécurité des touristes qui résident à l’hôtel Galawa. Je réponds qu’ils ne risquent absolument rien et que seuls les communiqués de l’ambassade de France pourraient les apeurer.
J’ai comme un arrière-gout de fiel au fond de la gorge lorsque mes observateurs m’annoncent que des fantassins français ont finalement débarqué de chaque côté de Moroni. Plus que jamais, j’entends rester fidèle à mon serment de ne pas faire ouvrir le feu sur des soldats français. Lorsque des mouvements d’hélicoptères et de bateaux me font deviner une attaque imminente, je laisse rentrer une cinquantaine de journalistes dans le camp de Kandani afin qu’ils soient aux premières loges.
En dépit de la menace qui se précise, je décide de passer la nuit auprès de Djohar, dans la villa du camp de Kandani. Alors que le médecin qui a débarqué avec moi et un officier belge partagent une chambre, je m’installe dans la pièce contiguë à celle de notre protégé, que les habitants du village de Ntsoudjini ont voulu lyncher.
Epilogue
Il est 2 h 30 lorsque les échos de rafales de canon de 20 mm me réveillent. Mes officiers sont déjà en position de riposte. Le Vulcain à bord duquel je n’ai laissé que Faquet et le Bosco, est encadré par les premiers coups.
Faquet confirme mes premières impressions par radio.
– Un hélico nous a pris pour cible, m’annonce t il sans perdre une once de son calme habituel. Des commandos foncent sur nous avec des Zodiacs.
Les bérets verts de la royale n’ont aucun mal à s’emparer du bateau. Après avoir donné à Faquet quelques paires de gifles humiliantes, ils l’emmènent avec le Bosco à bord de la Rilleuse.
Je conseille à chacun de rester à son poste de combats sans jamais répondre aux provocations. Les armes françaises tirent d’ailleurs assez haut au- dessus du camp pour que j’interprète ces tours comme des coups de semonce.
Le Lieutenant-colonel Kister me contacte par radio.
– Il faut vous rendre, m’ordonne-t-il.
Je refuse tout net et coupe la communication.
Le feu, s’est tu lorsqu’il me rappelle. Il me paraît de plus en plus sérieux. Je devine que son chef direct le général Germanos, se tient en contact avec lui et le presse de conclure. Je lui demande de faire preuve d’un peu de patience. Il insiste encore pour que je me rende.
– Rien ne presse, colonel, lui dis-je. Nous avons tout de même le temps de parler encore un peu.
Apres cet entretien stérile, j’appelle une nouvelle fois Jacques Foccart pour lui expliquer combien ma situation est devenue délicate. .
– Je n’étais pas du tout au courant de ces manoeuvres m’avoue-t-il, c’est étrange. Mais, puisque nous en sommes là et que Djohar n’est plus en course, il ne vous reste qu’à négocier votre départ.
Des bérets verts du commando Jaubert se sont emparés de l’aéroport d’Iconi. Ils ont ouvert le feu sur trois de mes hommes qui tentaient de me rejoindre à bord d’un véhicule soutenant une passerelle de débarquement. Une autre partie de ce commando a débarqué sur l’aéroport d’Hahaya et ordonné à mes volontaires qui s’y trouvaient de se replier. Mes hommes n’ont pas eu le temps d’exécuter l’ordre. Ils se sont trouvés pris dans le dispositif mis en place. Le camion parti les récupérer est tombé dans une embuscade tendue par les Codos de Jaubert. L’un de mes hommes, blessé est resté sur place. Il sera transporté et soigné à l’hôpital de campagne. Dans le même temps, deux autres volontaires sont faits prisonniers ainsi que l’équipage du Vulcain.
Pour la dernière fois, je fais le point avec mes cadres dans mon ancien bureau de Kandani. Rien ou presque, n’a changé depuis mon départ si ce n’est le drapeau des FAC qui trône à la place de celui de la GP, et les ordinateurs qui ont remplacé mes vieilles machines à écrire. Les mêmes cartes sont plaquées sur les murs, et ma poubelle en osier est toujours là.
Je sais que la population de Moroni a enfin réagi. Des centaines de pillards se sont lancés à l’assaut de la résidence de Djohar. Ils ont tout emmené, des portes aux tuiles du toit, en passant par la moindre pièce de mobilier. Certain que, désormais tout va se jouer très vite, je décide de confier le président déchu à 1’un de mes lieutenants, qui l’emmènent en voiture à l’ambassade de France avec une escorte de gendarmes du GIGN.
Alors qu’il pensait naïvement qu’on allait lui rendre son pouvoir, Djohar est embarqué de force dans un avion qui le mène à la Réunion. La, malgré ses nouvelles protestations, on le met en résidence surveillée. Il y restera cinq mois.
Une fois le président escamoté, des groupes de commandos progressent vers moi. Il est un peu plus de 15 heures lorsque je donne l’ordre à mes cadres de me rejoindre à nouveau dans mon bureau où je leur annonce :
– C’est fini; nous allons nous rendre !
Le mot fait mal. Mes compagnons grimacent. L’un d’eux propose de livrer un baroud d’honneur. Un autre voudrait que nous nous défilions sur les contreforts du Karthala.
– Nous avons l’avantage de bien connaitre le terrain, plaide-t-il. Ils ne pourront pas nous extirper des grottes.
Je démonte sans mal l’un et l’autre de ces plans suicidaires. Mes hommes serrent les mâchoires, mais finissent par accepter la reddition. Sans un mot ils remettent les armes que nous avons récupérées à leur râtelier. Je sors le premier. Ils m’emboitent le pas. Je me dirige vers les gendarmes en m’efforçant de ne pas traîner la jambe. L’un d’eux fait mine de me prendre par le bras. Un regard suffit à retenir son geste.
Le GIGN me prend en charge et m’escorte jusqu’à Mayotte. Une fois en territoire français, des gendarmes me signifient que je suis en état d’arrestation.
– Pour non-respect du contrôle judiciaire; tient à priser leur chef.
On me conduit alors à la Réunion à bord d’un Transall. Parvenu à destination, on me restaure avec un plateau fourni gracieusement par le meilleur traiteur de l’île. Épuisé, je m’endors dans la gendarmerie.
À l’aube, les gendarmes me réveillent, m’offrent un café et me conduisent à bord d’un C 130 qui au soir, fait escale à Djibouti. Le colonel commandant la base m’accueille entouré de son état-major. Comme les gendarmes n’ont pas jugé bon de me mettre des menottes je serre bien volontiers la main chaleureuse qu’il me tend. Trois civils sont présents. A l’attitude crispée des militaires, je devine qu’ils font partie des services spéciaux. Je n’en doute plus du tout lorsque l’un d’eux m’adresse un signe de tête complice signifiant que nous sommes, après tout, de la même maison.
Nous atterrissons le lendemain matin à Villacoublay. Je suis bien reposé car j’ai pu dormir allongé sur une couchette. Des gendarmes m’attendent Un lieutenant-colonel de la base vient vers moi et me dit :
– Bon courage, cher ami !
Je le remercie de cet encouragement amical qui me fait chaud au coeur. Après avoir été de nouveau écroué à la Santé, je suis soumis, pendant des heures d’affilées, aux questions des gendarmes chargés de dresser procès-verbal avant qu’on me défère devant Chantal Perdrix, le juge d’instruction. Je ne songe même pas à réclamer les sacoches de cuir que j’ai eu le temps d’emporter des Comores. Je devine que les documents ont du être récupérés par la Piscine, triés, puis versés au dossier d’instruction.
La magistrate me reçoit dans le hall du palais de justice. Des journalistes épient notre rencontre. Elle me notifie ses raisons de me garder en prison mais semble, par-dessus tout, me reprocher d’avoir trahi sa confiance, ce dont je m’excuse.
Je retourne donc en cellule sans savoir cette fois combien de temps j’y resterai. Mes voisins de section sont trois policiers. Le premier a tiré au fusil sur une voiture le deuxième a touché des pots-de-vin à la brigade financière et le troisième a trempé dans une combine de machines à sous. Soucieux de mes compagnons d’équipée je me démène pour avoir de leurs nouvelles. J’apprends enfin qu’ils sont enfermés dans la caserne de gendarmerie de la place de la République. Comme rien ne peut être retenu contre eux ils n’y resteront sans doute pas très longtemps.
Marie-Elise me rend visite une fois par semaine. Depuis ce jour de 1965 où je l’ai rencontrée dans un petit village du Congo à feu et à sang, elle a entièrement confiance en moi. Elle ne pose jamais de questions. Elle me regarde, je la regarde et, soudain, je suis en paix.
Comme j’ai appris à le faire dans les montagnes du Yémen alors que je servais les princes et l’imam El-Badr, je m’efforce d’ignorer le temps qui passe. J’ai arrêté avec mon avocat une stratégie de défense.
Lorsque, enfin, le mardi 23 juillet 1996, les portes de la Santé s’ouvrent devant moi, je me suis fait quelques nouveaux amis qu’ils soient codétenus célèbres ou gardiens anonymes. J’ai aussi reçu des centaines de lettres. La plus émouvante, adressée au juge d’instruction, est signée par les religieuses que j’ai arrachées aux Simbas en 1965.
Après dix mois passés derrière les barreaux, je m’enivre de liberté. Je jouis des amitiés retrouvées, je bouillonne, j’éclate, je tourbillonne de média en media. Contacté par Karl Zéro, j’accepte même de jouer quelque temps les faire-valoir à Canal Plus. Le calme finit par revenir. Je retrouve les délices de la famille – des familles devrais-je dire ! – et me complais, avec Marie-Elise, dans la tranquillité de notre villa en grande banlieue parisienne.
Aux Comores, Ahmed Djohar s’est vu définitivement écarté du pou- voir. Élu président de la République au suffrage universel, Mohammed Taki a été reçu officiellement à Paris par Jacques Chirac le 17 juin 1996.
Ma dernière opération, quoi qu’on en dise, a donc bel et bien atteint son but, celui que la France avait décidé.
Deux ans ont passé, tristement, depuis la dernière ” cure de Sante “. Je pense souvent à mes compagnons tombés sur nos routes hasardeuses. Et surtout à Tony de Saint-Paul, alias Stamboul, dont la photo parue dans l’Aurore m’a sans doute montré la voie, un jour de 1960, et auquel je dois peut-être mon métier, j’oserais dire ma vocation. Stamboul, c’était le surnom que Tony s’était donné ou qu’on lui avait attribué quand nous étions ensemble au Yémen. Une allure d’ascète, le crâne rasé et la fine barbe d’un ermite, tout signalait en lui le condottiere de la Renaissance, maître de lui-même et libre de choisir qui servir : Dieu, un prince, une idée… Lui seul savait rétablir le calme parmi ses guerriers capricieux, se faire obéir d’un regard, les mettre en branle d’un impérieux “Yallah !”.
J’ai retrouvé un vieux semainier de 1963, l’un de ces agendas noirs et oblongs sur lesquels les pâtissières inscrivent leurs commandes du jour. Sur la page de garde, un de nous – Freddy ? Karl ? – a écrit en belles lettres calligraphiées : Journal de campagne. 1- août 1963. Opération Moyen-Orient Yémen. On voit aussi ma signature sous un cachet
Rouge : COMMANDANT R. DENARD. à la page du 22 décembre, le jour où Stamboul a disparu, je relis ces mots, la gorge nouée : ” Brouillard, vent et neige : un véritable temps d’enterrement “.
Au paradis des guerriers, dit une légende arabe, au milieu de la plaine écrasée de soleil, surgit une oasis close de tous côtés par des murailles infranchissables. Une unique porte basse en ménage l’entrée : n’y pénètre que celui qui en possède la clé. Mais cette clé, le combattant ne peut la recevoir que d’un compagnon d’armes, son pair, qui l’en jugera digne. Alors, il franchira la voûte, après avoir plié l’échine, armes déposées sur le seuil, mains nues, pour découvrir la splendeur d’Allah. Je suis sûr que, mon heure venue, m’attendra à la porte l’un de mes vieux soldats, tout ridé, tout recuit, et qu’il me remettra la clé avec un bon sourire.