Hugues de TAPPIE
Hugues de TAPPIE, alias Hugues de TRESSAC … Sous la bannière OPN, du débarquement aux Comores le 13 mai 78 à la reconquête du Tchad sur les Libyens, en 81-82, aux côtés d’Hissène Habré et d’Idriss Deby, Hugues aura également été navigateur solitaire quatre années autour du globe, comédien à Paris, dirigeant de société…
TU RESTERAS MA FILLE
Chapitre 5 – Tchad
Le Tchad n’existe pas. Il s’agit d’une de ces abstractions imaginées par l’administration française au début du siècle. L’intangibilité des frontières issues de la décolonisation, principe sacro-saint de I’OUA (mais comment faire autrement?), impose un mariage contre nature entre ethnies qui se haissent depuis la nuit des temps. 1960 : indépendance. Aussitôt, le nord du Tchad, peuplé d’anarchistes hirsutes. entre en rébellion ouverte contre le sud, scolarisé, le bon élève des colonisateur. détenteur de l’Administration et du nouveau pouvoir. Après maintes péripéties, le GUNT (Gouvernement d’union nationale de transition) est créé en 1979. Celui-ci regroupe Onze ” tendances ” c’est-à-dire onze milices armées. Goukouni Oueddeï devient chef de ce gouvernement et Hissène Habré son ministre de la Défense. Très vite, ce dernier reproche à Goukouni de brader le pays aux Libyens. En mars 1980 commence sur ce thème la longue bataille de N’Djamena entre les FAN (Forces armées du Nord) d’Hissen Habré et les differentes factions armées du GUNT. Goukouni ne parvient à fédérer les tendances du GUNT que grâce au flou émanant de sa personnalité falote. Pour finir il l’emporte, en démontrant qu’il est bien l’homme des Libyens : il les appelle au secours. Ceux-ci débarquent avec chars T-54 et 55, Mig, hélicoptères lourds de combat, envahissent le pays et boutent Hissène au Cameroun. Cependant, Goukouni reconnaissant, et pressé par Kadhafi, signe un traité de fusion (!) entre le Tchad et la Libye. Il y avait déjà l’occupation de la bande d’Aozou au nord… L’affaire est grosse, trop grosse, et I’OUA, catégorique, obtient le repli des Libyens sur cette frontière contestée. C’est alors qu’intervient Bob Denard.
Hissène a perdu la guerre, tous les observateurs le donnent pour fini, il s’est réfugié à la lisière du Soudan, à l’est, ses effectifs, le dernier carré des fidèles, sont insignifiants, quelques centaines de Goranes faméliques. Il est réduit à la condition d’un chef de bande isolé, exilé dans son réduit frontalier de Ouadi Bari. La France, liée par des accords de coopération militaire avec l’état tchadien quel que soit son gouvernement, appuie mollement Goukouni. Les états- Unis soutiendraient volontiers Hissène mais se refusent à la moindre ingérence : il est bien entendu que le Tchad est chasse gardée française. Hissène, par l’intermédiaire de Khalil d’Abzac, son éminence blonde, s’adresse aux ” réseaux Denard ” afin d’obtenir un encadrement pour ses partisans. Habré n’a pas d’argent, il ne peut payer, mais le Vieux décide d’investir sur le budget de la GP comorienne. Il parie sur la reconnaissance du Tchadien en cas de victoire.
Nous sommes en septembre 1981, Mitterrand est élu depuis quatre mois et Denard n’a plus de contact privilégié avec le SDECE, d’ailleurs rebaptisé DGSE. Le Vieux dépêche d’abord sur place Jean-Baptiste et L. d’Arp. L’amorce est favorable entre Hissène et les deux hommes, qui se livrent à une évaluation des besoins de la maigre troupe. Puis, L. rentre faire son rapport au Vieux. Hissène a l’envergure d’un chef d’Etat, son charisme, sur le leitmotiv de l’intégrité d’un Tchad indépendant, est impressionnant, ses partisans sont déterminés et courageux, mais mal armés. Il faut en première urgence des spécialistes de l’armement lourd et des transmissions… C’est là que j’interviens.
Quand le Vieux me raconte ce préambule, à Moroni, je pressens l’appel du grand jeu. Combien d’hommes ont eu cette possibilité ? écrire l’Histoire sur les champs de bataille du désert, tels Lawrence, Largeau, Leclerc, Montgomery ” of Alamein “, et Stirling qui créa là-bas les SAS… La boucle est bouclée.
Les trois hommes qui vont donner chacun leur vraie dimension seront : Jean-Baptiste, qui est déjà sur place. Il y a quelque chose à faire avec les mortiers et il connaît ça sur le bout des doigts. Riot… ” Je le connais. Un spécialiste de l’artillerie lourde, trente ans, un bon mètre quatre-vingt-quinze, solognot dans jeunesse. Il avait intégré la GP depuis le Brésil, d’où son nom de guerre.
… Et toi-même. L. ne s’est déplacé que pour une mission d’évaluation et ne vous accompagnera pas. J’ai trop besoin de lui à Moroni. Le Tchad, moi je ne connais pas, il me semble qu’ils lisent trop de bandes dessinées là-bas, le général Tapioca renverse pour la énième fois son éternel adversaire qui revient l’épisode suivant, et tout le monde veut être calife à la place du calife.
– Comme partout. Non?
– Oui, d’accord, mais là-bas ils exagèrent. Écoute, Hugues, tu as carte blanche, pas de schéma, l’avenir est à écrire de A à Z, et je ne serai pas là pour super-viser.
– Bon… nous partons pour combien de temps?
– Je n’en sais rien, mon vieux, aucune idée. Vous sautez dans l’inconnu sans parachute. Tout ce que je te demande c’est de te débrouiller pour établir une liaison avec Moroni. Pour ce qui est du Tchad, tu vois sur place. La mission est simple : se rendre indispensable auprès d’Hissène Habré et le remettre en selle. Je joue en solo dans cette affaire, et un gros coup, tu comprends le Tchad c’est deux fois et demie la France, pas une chiure de mouche comme les Comores.
– Sur le plan technique, une liaison radio avec Moroni ne devrait pas poser de problème.
– Autre chose : par L., Hissène m’a demandé un C 130 de matériel, j’ai fait le tour de mes relations en Afrique mais personne n’a voulu marcher pour l’instant. Dis-lui de ne pas attendre cet avion dans l’immédiat .”
A l’époque, je connais peu de choses des événements tchadiens, presque rien. J’embrasse ma famille et la préviens : je disparais quelque temps, immersion, pas de courrier, impossible même de leur révéler où je vais.
Afin d’obtenir un des rares visas pour le Soudan, nous sommes contraints, avec Riot de falsifier le papier à en-tête de I’AICF (l’Association inter- nationale contre la faim), à l’insu de cette organisation caritative, bien entendu.
Atterrissage à Khartoum juste après Noël. Un champ de poussière jaune à la croisée du Nil bleu et du Nil blanc. quelques grandes avenues style ” Empire britannique ” où le maréchal Nemeyri défile dans son rôle social de maréchal. Sept ans auparavant, voyageant en compagnie de Bernard Tissot, nous nous étions arrêtés à Louxor, faute d’argent, et avions rêvé la mythique Khartoum, porte des entrailles profondes de l’Afrique.
Cette fois-ci, nous y sommes. Escale au Méridien, hôtel anonyme où nous devons recevoir un coup de téléphone de notre contact. Nous avons la surprise d’être appelés par l’ambassadeur du Tchad en personne, partisan secret d’Hissène. Il nous délivre un ordre de mission factice et nous accompagne jusqu’à la frontière tchadienne dans une série d’avions de plus en plus petits et poussifs. Le Soudan est lui- même empêtré dans sa propre guerre civile et les postes de contrôle de militaires analphabètes sont légion.
Le zinc déglingué rebondit, un coup à droite… un coup à gauche, atterrissage dans un nuage ocre, non loin d’Al-Juneynah, village de sympathisants d’Hissène au Soudan. Première nuit avec des FAN et leurs familles. Ces nomades armés jusqu’aux dents ont un accueil d’une chaleur anachronique. A l’aube, nous fonçons vers la frontière dans une 404 plateau bourrée de combattants FAN. Paysage sélénite, ciel bleu métallique, sec et léger. Nous roulons sur la planète Terre brute, pas de piste, encore moins de route, le conducteur se dirige au soleil, aux étoiles la nuit tombée… Soudain, une crevasse s’ouvre sous les roues. Plus de peur que de mal mais la voiture est pliée.
Abéché, première agglomération tchadienne, terre cuite, maisons basses, plates, pas un grain de ciment. Elle vient d’être reprise par les FAN. Notre compatriote Jean-Baptiste est parti baliser un terrain pour l’hypothétique Hercule C 130, qui ne viendra pas.
Introduction auprès du président du conseil de commandement des FAN, très mince, assez grand, petite barbe taillée, en boubou blanc et fez : Hissène Habré et son éternel air juvénile en dépit de son âge, entre quarante et quarante-cinq ans. Il ignore la date exacte de sa naissance mais, aucun doute, la guerre et le mil à tous les repas conservent. Il réside seul dans les locaux déserts de la préfecture d’Abéché. Ses partisans campent aux quatre coins du bled et dans la cour, au milieu d’un entassement de fûts de pétrole, armes, munitions… Hissène veut tout contrôler personnellement en permanence, c’est notoire.
Dès notre arrivée, il nous sonde, il ne peut croire que nous ne soyons pas des agents français et ne cache pas sa perplexité.
” Messieurs, bienvenue. Courageux de venir ici, mais qu’avez-vous comme parcours, que pouvez- vous nous apporter?
– Lieutenant Hugues, capitaine Riot, monsieur le Président nous sommes d’ex-officiers de l’armée française. Spécialistes des transmissions et de l’artillerie”
Nous ne mentons qu’à moitié, je suis lieutenant chez Denard, dans la GP. Riot et Jean-Ba sont tous deux officiers de réserve.
” Bien, mais justement les services français…
– Nous venons de Moroni, envoyés par le colonel Denard.
– Soit. Mais enfin, votre colonel Denard, pour qui travaille-t-il ?
– Pour lui-même. Il a son propre budget grâce à la garde présidentielle des Comores, sa base arrière.
– La mariée paraît trop belle… “
Il est froid et doux, son français est impeccable, léger accent chantant, qui s’enflamme par moments.
” Monsieur le Président, en l’état actuel le colonel regrette, il ne peut pas vous livrer de matériel, il ne faut plus compter sur l’avion C 130 pour l’instant, aucun des gouvernements d’Afrique avec lesquels il est en contact ne s’est décidé. Nous sommes seuls avec vous. Toutefois, il m’a demandé d’établir une liaison radio avec Moroni, en espérant rompre votre isolement. ” Il me scrute de ses yeux de chat. L’absence de l’avion est une déception, la liaison radio le trouble.
Si Denard et moi, son envoyé, n’étions là que pour l’espionner, le doubler ? Mais, s’il refuse, il risque de nous perdre, il a vu Jean-Baptiste au feu, les services qu’il lui rend sur le terrain. Le jeu de Denard semble clair, il n’espère que la reconnaissance d’Hissène revenu aux affaires grâce à notre aide.
” D’accord. Trouvez-vous un nom. Habillez-vous en FAN. Passez inaperçus. Votre ami Jean-Baptiste, qui s’appelle désormais Ahmed Lucky, reviendra dans deux jours, je vais le faire chercher. “
Seigneur de la guerre vaincu, il est seul à la tête d’une bande de Goranes échevelés et dingues, il espère des renforts plus tard, un soutien du Vieux, de ses amis surtout… Rien ne pourra se faire sans une liaison radio. Je le vois dépêcher ses ordres par estafettes, tel Napoléon…
” Si vous le voulez bien, monsieur le Président, nous allons commencer par faire le point du matériel récupéré au cours de la prise d’Abéché, nous verrons après comment nous pouvons vous aider.
– Très bien. Tout de suite, rencontrez Idriss Deby et d’Abzac qui s’occuperont de vous. “
A l’école sans écoliers, Khalil d’Abzac, l’émissaire, nous attend. Personnage pittoresque et jovial, métis né des amours d’un officier méhariste et d’une fleur des sables, la quarantaine, blond massif aux cheveux longs, tel un viking dans son boubou bleu ciel, la peau guère plus cuivrée que ses ancêtres de Dordogne, il nous accueille d’un large sourire. A ses côtés Idriss Deby, grand échalas, vingt-six ans comme moi, l’air d’un étudiant attardé, toujours prêt pour la fête, c’est le chef d’état-major, au commandement très théorique. Mais c’est le seul FAN saint-cyrien. Tireur d’élite, aviateur sélectionné par l’armée française comme pilote de chasse, c’est dans le désert qu’il révélera son génie de chasseur.
Idriss représente la détonante combinaison de la technicité militaire française et du guerrier primitif, dans l’âme, qu’est tout Gorane. Plus tard, après la conquête du pouvoir de haute lutte, et son exercice aux côtés d’Hissène durant sept années, il se séparera de lui et le boutera comme Hissène aura bouté Goukouni. Idriss Deby est président de la République tchadienne à l’heure où j’écris ces lignes, ce qui l’aurait bien diverti si on le lui avait prédit à l’époque (déjà dix ans, et ma femme, et toi ma puce…).
Assis en tailleur, un très noir et très menu boute- entrain pétillant : Dongolong. En français : cascadeur, je comprendrai pourquoi. Ce petit Astérix à l’air de rien, qui baragouine avec maladresse trois mots de gaulois, a hérité son surnom dans les combats à la tête de ses hommes. Toute la troupe est à cette image, des chefs de bande individuels, choisis par les soldats eux-mêmes, qui n’obéissent qu’à lui. Le souci d’Hissène est de tenir ses chefs dont beau- coup ne réagissent qu’en fonction de leur humeur du moment. Leur seule unité est tribale : tous sont goranes.
Khalil, Idriss et Dongolong nous reçoivent avec enthousiasme. La cérémonie du thé, rouge ou vert. Pain de sucre cassé à coups de poignard. Pas un meuble. Des flingues partout, pas deux pareils, le fruit de vingt ans de conflits tchadiens. Une préférence tout de même pour l’éternelle Kalash. Ils sont allongés sur des tapis posés à même la terre, palabrent comme si la guerre n’existait pas. Passent la des chefs militaires déjà édentés ou encore glabres qui se curent les dents et ne s’arrêtent que pour cracher sur le sol (au-delà des tapis). Qui commande qui et quoi dans cette cour des miracles? Mystère. Ils doivent se lever, tout à coup, et s’écrier : Aïllah, au baroud! Des femmes sont à côté, certaines pilent le mil ou le manioc à l’extérieur. Après la prosternation du crépuscule arrive un gosse avec un grand plateau et de la farine de mil arrosée d’une sauce étrange, verte et visqueuse. Ils se couchent tôt, se lèveront de même. La garde veille, des Goranes sont dispersés autour d’Abéché, ils craignent une contre-attaque. Le GUNT? le retour des Libyens? Je m’endors roulé dans une couverture.
Au souk, grouillant, que la guerre civile en cours ne semble pas troubler le moins du monde, nous commençons à nous Africaniser, marchandons pan- talons bouffants, robes courtes et chèches longs. La guerre a toujours été là, par chance elle ne concerne en ce moment que deux troupes face à face, mille combattants de notre bord (qui sait leur nombre?), dix mille chez les gouvernementaux (ou davantage?). La population ne participe pas, elle constate seulement qu’il y a moins d’infirmiers, d’écoles, de services publics…
Arrivée de Jean-Baptiste précédé de sa légende de baraka depuis la prise d’Abéché où les Goranes l’auraient vu traverser les balles, ” Ahmed Lucky, Ahmed Lucky! ” crient les gosses devant lui. Les combattants goranes qui ne sont pas des pleutres, sidérés par le courage de ce blond, l’ont baptisé ainsi. Robe kaki, chapeau de brousse sur sa bar- bichette de Buffalo Bill du Sahara, un colt 45 lui bat la hanche. Une sorte de cow-boy célinien rayonnant, un anarchiste bâtisseur d’empire, un Lawrence bordélique et hétérosexuel à l’intelligence aiguë, à la fois lumineuse et pratique. Nous étions sur l’Antinéa ensemble. J’arrivais de la stricte armée rhodésienne et, au premier abord, Jean-Baptiste m’avait dérangé par sa désinvolture excessive. Ici, je ne peux m’empêcher d’admirer le personnage, le moment exceptionnel qu’il vit. Seul Européen au milieu de la horde FAN pendant deux mois, il est heureux de nous voir même s’il s’est fondu dans ce peuple, sa langue, sa culture, poisson dans l’eau, et c’est le plus difficile de nos missions. Nous nous installons dans un caravansérail désaffecté aussi vaste que délabré, en pisé, et Ahmed le chanceux sort d’on ne sait où une bouteille de J & B.
Abandonnés, disséminés partout dans les fossés et la cour : missiles SAM 7, DCA soviétiques 14,5 et 23 mm, orgues de Staline ” Kadouchka “… Tout ce matériel a été amené par les Libyens un an plus tôt, laissé au GUNT en partant et les FAN l’ont pris avec Abéché.
Les Goranes se défendent d’avoir la cervelle technique. Ils ne se penchent pas sur le problème à résoudre, à la moindre panne ils jettent. Aussi, tout armement sophistiqué est négligé. Leur esprit oriental intègre mal la notion de progrès continuel. Pourtant, les bricoleurs des garages font preuve d’une ingéniosité infaillible pour réparer les vieux Peugeot, Toyota, camions : sans véhicules dans le désert, c’est chameau… Pour l’armement moderne, il va falloir les mettre sur la même voie, les initier à l’engin nouveau, son usage, son entretien, ses réparations. Nous allons travailler sur un ” matériel humain ” remarquable, courageux jusqu’à la témérité et l’esprit vif, aussi les résultats vont être spectaculaires
Après l’inventaire, nous nous attachons le concours de FAN jeunes et malléables, qui parlent français et paraissent débrouillards. Ils sont motivés, la guerre permanente fut leur école, ils assimilent vite, mieux que l’appelé moyen de la France profonde. Avec une trentaine de jeunes, Riot et Jean- Baptiste-Ahmed Lucky créent une section d’appui mortier, du 82 mm chinois, et font répéter jusqu’à l’automatisme les gestes des servants. Arme facile à se procurer, à transporter, dévastateur même à grande portée, le mortier, descendant de la bombarde , est une arme simpliste dans son principe mais complexe dans son utilisation, qui exige sang-froid et rapidité. Le projectile décrit une orbite, l’orientation du tube se fait dans les trois dimensions, le recul est puissant et positionne dans le sol la plaque de base lors du premier coup. Après, il faut régler le tube à la bulle, puis interpréter les corrections données par l’observateur en fonction d’une table, selon la distance de l’objectif. Il est indispensable d’allier courage et réflexion, vitesse d’exécution et coordination entre l’observateur (à la radio…) et l’officier de tir, afin d’orienter sans cesse le tube, et tirer des chapelets d’obus en quelques instants. Enfin, plier bagage avant d’être repéré. Peu d’Africains sont capables de constituer une équipe de tir précis au mortier et c’est là une des raisons de la présence de mercenaires sur ce continent. Denard en était d’ailleurs un grand manoeuvrier à ses débuts.
Si Riot emploiera les mortiers en préambule de manière décisive, la victoire finale viendra de l’assaut des armes lourdes embarquées que nous allons répartir sur le parc hétéroclite des véhicules FAN. Canons de 106 sans recul sur Jeep Willis, Katiouchka et mitrailleuses lourdes sur Toyota, canons de 23 mm sur VLRA français. La DCA, comme le reste, est utilisée par les FAN en tir tendu et horizontal : pour se canarder d’un véhicule à l’autre et non descendre des avions. Entre deux délicates mises en place ” trans “, je fixe des ” Browning point 30 ” sur les 4×4. Ces mitrailleuses (modèle 1917…) ont été offertes, semblerait-il, par le défunt SDECE aux FAN repliés. En dépit de leur vétusté, ce sont d’excellentes armes, douces, munition puissantes, cadence rapide, et surtout très maniables à braquer sur l’ennemi depuis un pick-up à fond la caisse, à la différence des monumentales armes antiaériennes, orientées à la manivelle…
Trois jours après notre arrivée, Hissène nous appelle dans son bureau, à ses côtés des cartons de cigarettes et une valise pleine de coupures CFA.
” Nous n’avons pas les moyens de vous payer ce qu’il faudrait, mais je vous donnerai trente mille francs CFA tous les mois pour vos dépenses sur place, et… dites-moi si vous avez un problème d’argent. “
Geste un peu désuet mais sympathique. Il me rappelle ma grand-mère au moment des étrennes. Il nous traite comme ses autres lieutenants FAN, en patriotes tchadiens : six cents francs français par mois. Plus une cartouche de Winston. Les idées reçues sur les mercenaires qui engrangent des fortunes prennent une dernière claque. Heureusement, le Vieux me verse dix mille francs sur le compte luxembourgeois, ma solde de Moroni.
Un volontaire touchant se présente pour la radio, un vieux gendarme formé aux transmissions par les Français : sergent ldriss. Je retrouve à Abéché les mêmes antiques postes radio que nous avions à Moroni, A3 et BLU, reliques traditionnelles de l’armée française décolonisation. Postes à quartz, ils ne peuvent communiquer entre eux qu’avec un autre quartz de même fréquence. Selon la distance et l’heure, les fréquences à employer sont différentes, ce qui m’oblige à jongler dans tout le réseau que je crée avec notre pauvre stock de quartz. Traînait aussi dans le caravansérail un stock épars de talkies-walkies militaires en parfait état. Changer les vieilles piles 1,5 volts, disponibles au marché voisin, n’a pas effleuré l’esprit d’un seul FAN. De fait, l’avenir montrera que les FAN éprouvent une véritable répulsion pour la radio, perçue comme une entrave à leur fière autonomie. Par bonheur, je découvre quelques postes radio modernes made in USA, achetés par Kadhafi à dieu sait quel trafiquant. Ils vont équiper des véhicules et étoffer le réseau.
C’est à un de ces postes performants qu’a été dévolue la liaison avec les Comores. Chaque matin, je m’échine un quart d’heure en morse. Silence pesant de Moroni. Hissène s’inquiète, sa confiance s’étiole, quel secret dévoilé-je à ce correspondant qui ne répond jamais? Comme transmetteurs, j’ai débauché les plus éveillés des débrouillards. lls apprennent des rudiments de procédure et le fameux code du boulevard Mortier, à l’utilisation améliorée par mes soins. Une grille remplace les calculs, de courtes phrases clés quotidiennes les livres. Simple, et efficacité idem. La faculté d’adaptation des Goranes s’avère étonnante, tant que l’on respecte leur personnalité. Les seuls problèmes viendront de leur goût prononcé pour l’indépendance.
Nous habitons avec les hommes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un bâtiment à la sortie de la ville, face à notre ” champ de tir “. Au coucher du soleil, la plupart d’entre eux s’isolent sur une natte et se tournent vers la Mecque pour la prière.
Un soir, Jean-Baptiste nous raconte comment il s’est battu contre les Libyens, juste avant leur départ.
” Attaqués par leurs saloperies d’hélicoptères blindés, aux roquettes, napalm…
– Les nouveaux Mi-24 P soviétiques? Jean-Luc a vu ces bestiaux en Afghanistan.
– oui. ceux-là, les ” hind “. Des monstres, des chars d’assaut volants, même les pales sont blindées, on est parvenus à en descendre un, au RPG en pleine poire.
– Et le pilote ?
– Rien, que des Blancs là-dedans, pas des Libyens, Allemands de l’Est. J’ai pris des photos après le crash, mais là ils étaient tout noirs…
Quelques semaines après notre arrivée, le point quotidien avec Hissène est favorable : à notre avis, la section mortier est formée, les liaisons sont opérationnelles, l’armement lourd, remis en état, installé sur les véhicules avec une logique toute occidentale, enfin les FAN maîtrisent mieux ces matériels. La saison des pluies survenant en juin, il est impératif de prendre N’Djnmena d’ici là et Hissène n’est pas sans le savoir. Il réunit ses chefs et définit l’objectif : Oum Hadjer, deux cents kilomètres à l’ouest, où ne stationne pas encore I’OUA, déployée en force d’interposition depuis le départ des Libyens. Oum Hadjer verrouille la capitale, sur la seule piste qui mène à N’Djamena, le GUNT y a donc concentré ses forces. L’affrontement d’Oum Hadjer, qui sera présenté dans la presse française comme le ” combat des chefs ” va être décisif.
Le soir tombe sur le Sahel parme. Fabuleux départ pour le rezzou primitif. Mille hommes, une centaine de véhicules déglinguer se rassemblent dans Abéché. La prière est fervente. Les Goranes superstitieux caressent leur grigri en pendentif. L’eau est conservée dans des outres en peau de chèvre, accrochées à l’arrière des 4×4 qui dégueulent de RPG 7 et 9, de munitions, de combattants. Khat et bière de mil font leur apparition, Winston et J & B pour les privilégiés. Embouteillage pour le plein d’essence, aux fûts, aux pieds d’Hissène qui distribue, roi du pétrole, solennel, en grand manitou. Acheté à prix d’or au Soudan, le carburant est le nerf de la guerre du désert. Jean-Baptiste est au volant de sa Toyota fétiche, avec laquelle il a gagné son aura d’Ahmed Lucky, à sa droite une Point 30 de 14-18. Riot, qui se nomme à présent Saïd (moi c’est Mustafa), a décidé de se cacher derrière une barbe. Autrefois, cet homme entreprenant et talentueux avait monté une boîte prospère au Brésil. Entre autres, il produisait des planches à voile. Marié, une petite fille, puis divorcé. Une des raisons qui l’ont amené aux Comores? Pas du genre à s’épancher. Pour l’instant, il est juché sur l’Unimog qui sert de PC mortier. Personne ne commande personne, chaque 4×4 est autonome. La nuit est tombée. A la différence de Denard, Hissène a choisi une lune claire, ils vont rouler feux éteints et donner l’assaut au petit jour. Mouvements de culasse, nettoyages, grand-messe des veillées d’armes. ” Minuit Goranes “, la horde sauvage et mécanisée s’ébranle dans la poussière fantomatique.
La mort dans l’âme, je reste à Abéché, au PC avec Hissène. Il exige ma présence, comme l’exige la liaison non encore établie avec Moroni.
Le lendemain, message d’un de mes jeunes radios : On a pris Oum Hadjer, les FAP étaient des milliers, avec les CDR, et les FAT, en train de foutre le camp vers Ati, on les course, plus beaucoup de carburant, on a morflé mais ça va. Ensuite, mes radios injurient l’ennemi qu’ils poursuivent : On vous aura… bande de pédés… Allez vous faire… chez Kadhafi. J’entends les autres répondre sur la même fréquence et dans le même style.
Toutes les grandes figures sont à la fête barbare, Dongolong, Riot, Ahmed Lucky, Idriss Deby, Khalil, d’Abzac… Très courtois, Hissène Habré m’invite à prendre désormais nos repas ensemble. Souffre-t-il de la solitude des rois? Il a besoin de parler, curieux de savoir ce qu’un Français pense de lui, de sa bande de fous. En tout cas, il nous apprécie, nous les trois mousquetaires.
Bismi Lillah, commence-t-il, l’équivalent de ” Que ce repas soit béni “, j’imagine. Privilège du chef, il est le seul Gorane qui prenne ses repas sur une table. Arrivent des légumes, le sempiternel mil et un morceau de poulet, parfois de chèvre. L’ordinaire à peine Amélioré de la troupe. Contrairement aux Goranes qui mangent comme des sauvages, il est urbain. Des habitudes de civilité contractées au restau U de la rue Mabillon, lorsqu’il était étudiant en sciences politiques ? Il rayonne finement depuis la prise d’Oum Hadjer, ce matin. Ses yeux brillent de gloire, il a son petit sourire félin, carnassier. Il me complimente sur le travail de Saïd et Ahmed Lucky accompli avec les armes lourdes.
” Maintenant les deux principaux obstacles qui s’interposent sur la route de N’Djamena sont Mitterrand et I’OUA.
– Dès qu’il y a une connerie à faire, les socialistes ne la ratent pas.
” C’est moi qui parle. Bien qu’Hissène n’ait jamais donné l’impression de me sonder au cours de nos conversations, il est certain que j’ai dû me démarquer vis-à-vis ” des services “, afin de lever ses soupçons du premier jour d’appartenir à la DGSE, moi l’espion caricatural. avec toutes ses radios, quartz, codes secrets…
” Eux ou les autres… les Français n’ont jamais rien compris au Tchad. Seul le coton les intéresse. Depuis un siècle, les universitaires parisiens recopient les mêmes absurdités sur les ethnies de ce pays. Ils parlent toujours de ” Toubous ” c’est un mot qui ne veut rien dire, inventé par eux. Nous sommes des Goranes. Je suis gorane. Et tchadien, d’abord.”
Cet homme frêle et sombre, intelligent et drogué d’ambition, incarne le Tchad. Sur l’entité artificielle ” Tchad “, produit fabriqué en France, s’est cristallisée une nation, sa patrie, dignité neuve et fragile, bouleversée, exacerbée. S’il roule un peu les r comme mon grand-père, érudit jaloux de son accent gascon, il a une voix pointue par instants. Les grands silences à table ne le gênent pas. Moi non plus.
” Les Goranes sont les cousins de ce que vous appelez Touaregs. Autrefois, ils vivaient de rezzous, raflaient au sud du Lac des esclaves noirs et peureux. Leurs caravanes de sel erraient dans le désert, sur les dunes entre les pitons du Tibesti, les palmeraies de Faya-Largeau et les cailloux du Nord Soudan. En dessous, des pasteurs arabes élevaient leurs vaches maigres dans la peau de chagrin du Sahel, ici… Deux peuples islamiser. Les Saras, eux, sont plus ou moins chrétiens, ou animistes. Ils cultivent le coton dans le Sud agricole, celui que les Français appellent ” Tchad utile “.
Son ton est méprisant. Subitement, à 12 h 59, il allume son transistor posé sur la table pour les nouvelles de Radio France internationale. (…) Situation confuse au Tchad, où les troubles auraient repris ce matin.
” Et voilà, pas un mot sur notre avancée ! Depuis cette affaire Claustre, les Français m’en veulent à mort c’est dommage.
– Il est certain vous les avez fait chanter et heu… personne n’aime ça.
– D’abord, la petite Claustre se promenait dans une zone en guerre, nous avions prévenu que les soi-disant ” archéologues ” seraient arrêtés.
– Et Galopin ?
– Quant à ce commandant Galopin qui était venu ” négocier “, et qu’en France on me reproche d’avoir exécuté, c’était une barbouze inféodée au président Malloum.
– évidemment, on n’allait pas envoyer un rond- de-cuir pour discuter avec vous.
– Oui, évidemment. Mais ce n’est pas pour cela qu’il est mort, c’est parce qu’il a essayé de me tuer! Vous n’avez pas entendu, hein Mustafa, la vérité, aux nouvelles de RFI ?
– Comment ça il a essayé de vous tuer ?
– Il m’a remis une cartouche de cigarettes piégées. Dongolong s’est méfié. Après un coup pareil, j’étais obligé de faire exécuter ce Galopin, le bien- nommé… Pour en revenir à Oum Hadjer, vous avez entendu Deby ce main à la radio, l’ennemi a fui mais garde l’essentiel de sa puissance offensive. Ils vont contre-attaquer, c’est sûr, Oum Hadjer est trop important. Il faut envoyer des renforts.
– J’ai encore essayé Moroni ce main. Pas de réponse. Ils ont saisi du matériel trans à Oum Hadjer, j’aimerais bien y jeter unoeil.
– J’allais vous le proposer, Mustafa. Bien, désormais, l’étape suivante c’est Ati, où se trouvent ces faux jetons de l’OUA. Ils clament qu’il faut négocier, moi je ne demande pas mieux. Goukouni ne veut pas en entendre parler. Tant qu’ils ne le contraignent pas à négocier, ils lui servent de rempart, c’est insoluble. “
Il parle de son éternel frère ennemi avec détache- ment sans que la haine n’ait l’air de l’étouffer.
– Militairement, l’OUA représente un force importante ?
– Pensez-vous, je n’ai qu’une crainte, que mes Goranes s’accrochent avec eux, ils les réduiraient en pièces, et alors commenceraient les vrais problèmes. “
Je déjeune et dîne avec le Tchad, orgueilleux, fier, nationaliste. Je prends une grande cuillère. C’est un intellectuel et un chef de guerre. Plus que Robert Denard, il est mû par un grand dessein politique, il est persuadé de représenter la seule chance de son pays, tels les plus phénoménaux des mégalomanes, les de Gaulle, Nehru, Churchill… Il est clair que tout sera subordonné à ce dessein sacré. L’amitié, la loyauté… Il tuerait sa mère s’il pensait que c’est bon pour le Tchad. Ni de gauche ni de droite, idéaliste sans être prisonnier d’une idéologie, ni de l’épicerie, ni d’une tutelle étrangère… cette hauteur de vue rarissime vaut son pesant d’arachides en Afrique. Reste à savoir si ces grands timoniers aiment leur pays ou l’idée qu’ils s’en font, leur peuple ou l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes.
” La France ne soutient Goukouni le prolibyen que du bout des doigts et n’ose pas m’aider moi. Résultat : la situation pourrit, s’éternise. Qu’elle choisisse une politique ou disparaisse, qu’on en finisse ! Mais c’est tellement plus facile de parler de frères ennemis… Quant aux Libyens, dès qu’un leader tchadien revendique notre souveraineté, ils le jettent. Tant que l’intégrité territoriale du Tchad ne sera pas restaurée, avec Aozou, la guerre civile continuera. Il n’existe pas de remède miracle ” démocratique “.
A la fin du repas, on se rince la bouche en prenant un peu d’eau dans le creux de la main, on se frotte les dents avec le majeur, on crache dehors. Alhamdo Lillahl !, et de suite nos occupations nous absorbent, il y a tant à faire, rendons grâce à Dieu.
Oum Hadjer est une bourgade plus petite que Saint-Girons, Ariège. Il est vrai que le pays compte moins de cinq millions d’habitants. Autour : le Sahel semi-désertique et ” roulant “. Il paraissait donc facile de contourner Oum Hadjer au lieu de s’en emparer à grands frais, pour continuer droit sur N’Djamena. Tenir ce bled est néanmoins déterminant dans la Reconquista où nous sommes engagés.
Il est d’autant moins question de laisser derrière nous une place forte ennemie qu’il nous faut des relais logistiques. Certes, tout le carburant vient des commerçants soudanais, mais nous serions isolés, perdus dans le désert sans l’étape Oum Hadjer. L’ennemi, s’il avait été plus avisé, aurait d’ailleurs tenté de nous couper de notre base au Soudan, où les FAN étaient ” tolérés plus qu’aidés “.
L’accueil est bon, la population s’est occupée d’enterrer les morts du centre-ville, nombreux surtout chez l’ennemi. En revanche, dans les alentours ouest subsistent de nombreux cadavres que nettoient les vautours africains, charognards noirauds comme de gros corbeaux. Ces volatiles répugnants et salubres, indispensables, vont nous suivre durant toute la campagne. Repus, ils planent lourdement au-dessus de nous, tels des pressentiments glacés dans la fournaise. L’oued sec et large qui traverse Oum Hadjer est une vision boschienne, des carcasses automobiles calcinées, prises au piège sablonneux, le conducteur encore crispé, rabougri au volant et les occupants alentour, cueillis en pleine fuite dans des postures irréelles. Rive sud, je retrouve Ahmed Lucky et Saïd, les traits tirés, la barbe et les cils blancs de poussière, ils ont pris positon au droit de l’unique gué cimenté, mortier en batterie. Il n’est pas question de se relâcher, la rumeur d’une contre-attaque se fait pressante, peut-être même conjointe avec les troupes de I’OUA dont la neutralité sur le terrain n’est plus évidente depuis notre offensive. Le plein des véhicules est maintenu en permanence, l’atmosphère pèse des tonnes. Mes radios ont bien travaillé, si personne n’a daigné utiliser les talkies-walkies, ils ont tout de même maintenu le contact entre la colonne et Abéché. De plus, ils brouillent les communications ennemies en émettant des signaux en morse sur leurs fréquences, ce qui les amuse beaucoup. Les Point 30 n’ont pu servir que peu de temps, vieilles dames sensibles, usées jusqu’à l’âme et guère habituées à ce Paris- Dakar version Ben Hur, elles s’enrayent, nécessitent des réglages constants. J’en installe néanmoins une en position de tenir le gué, juste derrière une tombe musulmane, une petite butte de terre qui abritera le tireur.
Le matin suivant, depuis un poste mobile américain, je tente de joindre Moroni à l’heure de ma vacation. Rien. J’insiste, plus furieux que jamais, concentré sur mes réglages, le bidouillage des antennes… S’ils ne répondent pas, je vais devoir retourner à Abéché où il y a une bonne antenne doublet sur pylônes, alors que tout se passe ici. Un siffle- ment soudain… Orgues de Staline !
Sous le feu de l’artillerie lourde. Un dépucelage. Mes épaules s’enfoncent. Les Katiouchka produisent un effet psychologique terrible. A la différence du canon ou d’une balle qui ne peuvent plus vous fracasser dès lors que vous les entendez, leur bruit crescendo est le vrai son de la mort annoncée, le sifflement de la faux. Le sol frémit, la terre vole. Voici à présent le bruit caractéristique des rafales d’antiaérien en tir tendu. Ils ont le même armement, et pour cause. Plus du 122 et 152 automoteurs que les FAN ne sont pas encore parvenus à leur prendre. Je cours sous le déluge vers Jean-Baptiste et Riot, il faut pousser la Toyota pour la démarrer, la mettre à l’abri derrière un bâtiment, moteur en route. Mais où sont nos recrues de la section mortier? A choisir les plus jeunes, on se retrouve avec des garçons vifs mais peu aguerris, ils se sont planqués dans les maisons. Coup de gueule de Riot. Ils reviennent à leur pièce. Les mortiers fixes, vulnérables, ont été placés au centre du dispositif. Eux seuls peuvent casser l’ennemi sans être vus. Les assaillants sont très nombreux, déployés, ça pète de tous les côtés, impossible de savoir où diriger les tirs d’obus. Le contact a déjà eu lieu, une mêlée confuse, un corps à corps tout proche. Le sentiment d’être bousculés, enfoncés de partout. La peur. lls ne font pas de prisonniers. Un coup d’oeil à l’oued macabre. Impossible de fuir. Il nous faut combattre, gagner. Fais ton travail et le calme va revenir. J’ordonne à deux jeunes Goranes de servir la Point 30 de la tombe musulmane. Sans observateurs, Riot et ses mortiers sont aveugles, Jean-Baptiste au volant et moi à la 30 embarquée, nous fonçons vers la mêlée. Quelle est la situation, les mortiers sont-ils utilisables? Au contact, le spectacle est homérique.
On a souvent comparé la guerre du désert au combat naval. Même tactique de mobilité guide. Ici, ces mille affrontements individuels tiennent plutôt du combat aérien tournoyant. Sur plusieurs kilo- mètres de large, des centaines de véhicules tout- terrain se tournent autour en se mitraillant. L’absence d’uniforme porte la confusion à l’absurde. Les Toyota sont des pick-up civils, bleus, identiques des deux côtés. tous les VLRA sont couleur sable… Il ne serait pas raisonnable de faire donner le mortier dans ce maelström sans positon définie. Nous avions espéré voir la deuxième vague des FAT, groupée au loin, sur laquelle il aurait été possible de tirer. Au lieu de ça, dans mes jumelles, j’aperçois à l’horizon des petits blindés blancs frappés de trois lettres énormes : OUA. Les consignes sont formelles, ne pas toucher à la force d’interposition. Je préviens Riot de la situation. Nous décidons de rentrer dans la fournaise. Jean-Baptiste nous conduit à la hussarde, à côté de lui, ramassé à la place du mort derrière ma mitrailleuse, j’aligne les tireurs des armes lourdes dons mon collimateur. Eux font de même mais à tourner, frénétiques, leurs manivelles ils ne disposent pas de l’agilité de la 30. En quelques instants, je mets plusieurs coups au but. Pour la première fois je tire sur des hommes, qui tombent en gesticulant, Je les tue selon toute probabilité, en un éclair, avant qu’ils ne me tuent. Jean-Baptiste va et vient, couvre tout le champ de bataille, notre coordination fatale tient de la chorégraphie. L’ennemi, non encore accoutumé à battre en retraite devant des FAN aussi bien équipés, fait preuve d’une réelle combativité. Surgit de la poussière, irréel et serein, impassible derrière ses lunettes de soleil brillantes de play-boy Africain, le grand chef Deby, passager armé d’une Toyota.
” Idriss! Comment ça se passe au nord?
– Sais pas! Allez-y voir si on peut leur balancer les mortiers.
– Aïllah “
Nous retournons dans le centre du patelin, passons l’oued à toute allure, devant Riot, et filons sur le front nord. Les fumiers sont encore plus nombreux, une pagaille létale et générale, très poussiéreuse. Nous nous insérons dans la valse, je cartonne, jouant les grenadiers-voltigeurs au milieu des mammouths de l’arme lourde à manivelle. C’est fou, je suis formidable, et si vulnérable, des yeux derrière la tête. Vais-je finir cette seconde ? Plusieurs trous dans notre carrosserie attestent que nous avons servi de cible. Les carcasses de véhicules criblent l’horizon, lampées par les flammes, sous la garde de corps inertes.
” Mort aux cons et vive l’anarchie !” hurle Jean-Baptiste alors que la situation est en train de basculer, certains que la situation est en train de basculer, cer envahisseurs décrochent, aussitôt pris en chasse. Le gros de la troupe se cramponne, mais au plus fort de leur assaut ils n’ont pas réussi à pénétrer loin dans Oum Hadjer, ils ne peuvent espérer y parvenir à présent que certains se sont débandés. La contagion gagne, bientôt nous nous métamorphosons en meute poursuivant l’ennemi en déroute. L’OUA disparaît à l’horizon du Sahel.
Les gouvernementaux sont encore au moins trois fois plus nombreux, ils conservent une capacité de réaction redoutable, nous allons nous en apercevoir. Nous retrouvons Dongolong, en tête de la traque. Ensemble nous repérons un groupe de camions et Toyota fuyards, loin, chargés d’armes lourdes. Sus ! Au faîte d’une dune, dans mon collimateur, je n’aperçois plus qu’un taillis sec qui dissimulerait bien notre objectif. Se seraient-ils arrêtés derrière ? Sans hésiter, Jean-Ba et Dongolong foncent, moteur emballé, suivis d’une Jeep Willis équipée d’un 106. Notre Toyota est la seule qui ne porte que deux hommes, celle de Dongolong dégorge de FAN cramponnés. Soudain, l’un d’eux tombe sur la pierraille, en poussant un cri de rage plus que de douleur. Ils sont bien derrière ce taillis mortel, ils nous alignent ! De droite et de gauche, horrifié, je vois tout à coup partir les Katiouchka en tir tendu et croisé, le départ décomposé, lent. Je peux suivre la course parfaitement visible des torchères, au cul des fusées sifflantes, vociférantes, qui s’amènent au rendez-vous. Pied au plancher, Jean-Ba se met à zigzaguer dans le désert, une roquette se fiche devant nous, inerte. D’autres nous rasent les cheveux, en un instant deux salves de douze roquettes fusent, explosent de part et d’autre. Chaque fraction de seconde dure le temps d’observer la rotondité parfaite des cratères, de savourer les sols mous qui absorbent mieux les éclats que les durs, de me voir en pigeon d’argile, détaché.
Raté. Raté. Raté.
En même temps, ils nous allument par rafales à la 23 mm quadritube antiaérienne, une balle sur cinq traçante, étoile plante, nette. Ce glacis nu est interminable, peut-être trois, quatre cents mètres en fin de parcours. Je tire une bande entière au jugé, inefficace vu les cahots et le slalom désespéré de J.-B. Cent mètres du bout de l’enfer : l’ennemi a tiré ses salves, il décroche en catastrophe. Alors que nous arrivons sur eux à les toucher, les 4×4 du GUNT accélèrent.
” Arrête-toi, arrête-toi ! “
A notre tour, nous prenons le temps de les aligner, de suivre leurs zigzags. Trop court. En fuite, ils continuent à nous tirer dessus. Je prends conscience de la soif qui m’oppresse, de ma gorge déshydratée, un morceau de cuir noueux entre les dents. La poursuite reprend, accélérateur au plancher. En pleine vitesse, un Gorane descend d’un trait ajusté le chauffeur de la Katiouchka. La Toyota verse, s’enflamme, les rescapés se sauvent comme ils peuvent, à toutes jambes ou sur un pied, griffant la terre… Nous hurlons de joie, transportés. Dongolong rattrape d’une longue salve le VLRA porteur de la 23 mm devenue aphone, enrayée ou en fin de bande. Les rats quittent le navire, mais les FAN, impitoyables, s’y mettent tous, à la kalash, pas de prisonniers en pleine action. Dongolong saute sur le VLRA, s’en empare en criant son triomphe, ses hommes brandissent leur RPG sur le bleu du ciel de la victoire, c’est grandiose.
Le groupe de Dongolong a perdu un homme, celui que j’ai vu tomber, tué net de très loin. Et les quatre de la Willis qui nous suivait, pulvérisée par une roquette de Staline de plein fouet. Il n’en reste que des lambeaux carbonisés, enchevêtrés dans la ferraille.
A gauche, les colonnes de l’ennemi en déroute vers l’ouest. quelle soif ! Personne aux talkies-walkies, bien entendu. Nous rejoignons le gros des troupes poursuivantes, qui s’étirent sur des kilomètres.
Riot en fait partie, qui a embarqué les mortiers sur le Mercedes Unimog. Enfin des prisonniers: une Land Rover goukouniste est tombée en rade, pneus crevés, elle roulait sur les jantes. Les FAT qui l’occupaient ont préféré la reddition mélodramatique à la course à pied, ils implorent notre mansuétude avec des gestes de ténor italien, à genoux les bras hauts sur la tête. Je découvre une cannette de bière dans une caisse de munitions de leur Land. Enfin une prise de guerre désaltérante, même si elle est bouillante. Plus bézef de carburant, nous devons être à une bonne trentaine de kilomètres d’Oum Hadjer, la poursuite s’arrête d’un commun accord. Derrière nous l’Apocalypse, des colonnes de fumée noire, la cohorte des véhicules calcinés, cadavres repliés, les vautours qui tournoient . Repli sur Oum Hadjer. Vu la vigueur de notre réaction, nous devrions y être tranquilles pour un certain temps, la réputation d’invincibilité des FAN devrait s’établir. Les blessés font preuve d’un détachement hallucinant : l’un des Goranes a le bras arraché et rigole. Vision surréaliste qui se répète.
Les blessures au ventre sont mortelles. Pour les autres : morphine et scie à métaux à l’hôpital, ou ce qui en tient lieu. Les GUNT ont eu plus de cinq cents morts, nous plusieurs centaines de pertes, blessés inclus. La population est déjà en train de collecter des monceaux de corps à la périphérie. Tout a commencé quatre heures plus tôt ! Le temps s’arrête, puis tourne plus vite qu’on ne croirait. Je retrouve ma mitrailleuse. Elle n’a pas eu à servir, l’ennemi n’a pu pénétrer jusqu’au gué. Mais il n’était pas loin : une chèvre grand-guignolesque gît exactement sur la tombe musulmane, deux trous rouges au côté…
” Regarde ta mitrailleuse Rambaud, si tu étais resté là ! ” Nous éclatons d’un rire hystérique de frousse rétrospective, de satisfaction d’avoir agi comme il fallait et de fierté de la victoire, de soulagement d’être en vie et chaud et intact. Jamais encore je ne suis allé aussi loin, ” au bout de soi-même “, comme dit Bob. Pour le Tchad, pour l’aventure ? Toute cette viande ouverte. Les Goranes sont ici par atavisme guerrier, toute leur culture, la violence est leur norme. Les autres Tchadiens s’enrôlent pour la gamelle, sortir de leur trou, ignorants de ce qui les attend. Je m’étends sur le désert, groggy. Le mercenaire moyen ne peut éviter des questions qui restent plus éludées chez les soldats réguliers, conditionnés, contraints. Rien ne nous oblige à être là, aucun ordre ni grégarisme, ni hasard de l’histoire de ma patrie. Et pour quel gain ? Une certaine appréhension de l’avenir.
Après cette après-midi, ma crédibilité se trouve renforcée auprès des FAN, leur amitié se débride. Il faut dire que nos rangs s’éclaircissent, se resserrent, ils n’en parlent pas.
Comment l’ennemi est-il parvenu à nous attaquer par surprise ? Cette question restera sans réponse. Il a dû s’approcher vite et protégé par les reliefs du terrain, le refus d’utiliser les radios a fait le reste.
Entre notre armement endommagé et le nouveau butin, Riot et Jean-Ba ont du travail. Le radio aussi, aux prises avec les postes mobiles saisis.
D’autre part, le verrouillage d’Oum Hadjer, tournant de la guerre civile, sécrète des supputations stratégiques fébriles qui rendent l’écoute systématique de l’ennemi déterminante. Le travail sur Oum Hadjer est donc confié à mes jeunes recrues et je me replie sur Abéché afin de déployer mes grandes oreilles. Là je retrouve le vieux sergent Idriss et nous installons le PC radio dans une annexe de la préfecture. Mystère : enfin Moroni répond. Nous espérons que le Vieux a fini par décrocher un avion de munitions. Le texte du premier message que j’envoie : Priorité aéroportée : 7.62 chinois et NATO. Devises pour pétrole. La réponse est laconique : Impossible actuellement, continuons contacts amis. Habré ne cille pas.
Il ne me reste plus qu’à développer et gérer un réseau de communications militaires vaste comme l’ex-métropole. Et écouter l’ennemi jour et nuit. Celui-ci utilise un code simpliste construit de mots employés l’un pour l’autre. Une sorte de langue de bois perfectionnée, sans problèmes majeurs de compréhension pour un citoyen habitué à décrypter nos ministres. Nous travaillons par recoupements sur des centaines de messages. Patience et longueur de temps. Un seul radio ennemi imprudent qui ne code pas d’office peut révéler beaucoup. L’éclaircissement d’une partie du rébus entraîne d’autres découvertes de façon exponentielle. Nous écoutons en phonie et parfois en morse. On me cherche aussi car je serais le seul ” spécialiste en armes lourdes de l’arrière “. Spécialiste un peu léger, je n’ai jamais rien compris aux 23 mm, véritables usines.
Grande période d’intimité avec Hissène, ensemble nous prenons tous nos repas, il me prend en affection, confie jusqu’à ses doutes. Tour à tour doucereux et autoritaire l’oeil malicieux, il hésite sur la direction à donner à sa reconquête.
” Comment faire? Avec l’OUA interposée sur la route de N’Djamena! ressasse-t-il à table. Le problème n’est pas tant que le militaire soit inféodé au politique, même extérieur comme l’OUA, mais que le politique pourrit la situation.
” Rien n’a changé : l’OUA prétend reconnaître Hissène interlocuteur à part entière, mais sans forcer Goukouni à négocier. Elle nous interdit toute initiative, diplomatique ou belliciste. Cette situation bloquée peut s’éterniser et la saison des pluies arrive.
Il retourne le problème dans sa tête. Pas question d’affronter l’OUA, force précisément d’interposition, s’il veut légitimer son pouvoir par la suite. Il pense ne pas posséder les moyens logistiques de contourner l’obstacle et rejoindre la piste du nord, d’où il pourrait foncer sur N’Djamena.
C’est alors que survient une catastrophe inattendue. Nous l’apprenons sur les ondes : de sa propre initiative, une colonne FAN a voulu razzier un infime puits tenu par des Goranes goukounistes, habitués à nomadiser dans la région, au nord-ouest d’Oum Hadjer : Goss. L’affaire paraissait gagnée d’avance, les FAN se sont engagés à découvert et sans préparation. Mortelle fut leur surprise de découvrir ce puits saumâtre ardemment défendu. Les survivants fuirent en désordre dans le désert. Goukouni, supputant les réticences d’Hissène à affronter l’OUA sur la route directe d’Ati, aurait-il prévu son passage par Goss et renforcé ce trou ? Quoi qu’il en soit, l’affaire est sérieuse, les FAN, après une suite ininterrompue de victoires, peuvent être brisés psychologiquement par ce premier échec. Immédiatement, Hissène comprend la nécessité de reconquérir la baraka. Il donne l’ordre à Deby de reprendre Goss. Je file à Oum Hadjer établir une procédure radio au secret draconien. L’essentiel de nos forces va être mobilisé dans cette bataille, si l’ennemi l’apprenait Oum Hadjer dégarni deviendrait très vulnérable.
Les trois mousquetaires se retrouvent.
” Sauf qu’ils étaient quatre…
– Riot le monumental, alias Saïd, c’est Porthos tout craché ! ironise Jean-Baptiste. Et toi Hugues Mustapha avec ta moustache et ta mouche fine, tu ferais un fier d’Artagnan présentable. Quant à moi, je me verrais bien en Ahmed Lucky… Aramis le léger, non ? “
Ils plaisantent, un soupçon forcé, ils vont partir prendre Goss avec le gros des troupes FAN dans quelques minutes.
Le bouillant Ahmed le chanceux confesse tout de même un étrange pressentiment au moment de me tirer sa révérence extravagante à grands coups de feutre de brousse.
” Je le sens pas ce truc-là. “
Après leur départ, de nuit, pour une attaque à l’aube, je rentre au PC radio d’Abéché.
Le lendemain, en train de m’escrimer, en plein démontage d’une 14,5 bitube, Hissène m’appelle au PC radio.
” Mustafa, mauvaise nouvelle… Ahmed Lucky a été tué devant Goss. De plus, rien n’est joué, l’engagement se poursuit.”
Je suis sorti respirer dehors sans un mot.
Hissène aimait beaucoup Jean-Baptiste.
Goss était plat comme la main. Pas une habitation. Un puits. A distance, au mortier, Riot avait pilonné les Goranes goukounistes retranchés, enterrés dans des trous individuels autour de leur puits. D’habitude, les Goranes combattent debout, refusent de s’enterrer quels que soient les risques. Et Jean-Baptiste avait chargé à la tête des Toyota rugissantes, debout dans sa voiture. Peut-être criait-il son ” mort aux cons ! ” pour galvaniser ses troupes quand la première balle l’avait frappé en plein coeur. Partisans d’Hissène ou de Goukotmi, les Goranes sont tous d’excellence tireurs. Suite à la mort d’Ahmed Lucky, l’assaut avait échoué. Riot avait dû reprendre ses bombardements au mortier, tout le jour, avant que Goss ne tombe enfin. Les FAN s’en étaient sorties avec des pertes importantes. Pas de prisonniers.
A midi, je ne peux retenir mon ressentiment à l’égard d’Habré.
” Depuis le début, vous nous mégoter votre confiance. Vous vous méfiez de mes radios , de tout. Je comprends que vous ne puissiez pas nous rétribuer. Mais j’ose espérer qu’après avoir payé de notre sang, c’est clair : nous ne sommes pas en train de vous doubler, nous ne roulons pour personne.”
” Après l’amère victoire, Riot revient pour une heure à Abéché. Immédiatement après la mort de Jean-Baptiste, il a brûlé son corps en plein désert. Il me raconte qu’au milieu de ses Goranes il l’a aspergé d’essence au cours d’une cérémonie funèbre spontanée, primitive et poignante. Notre travail s’accomplit dans la discrétion, en aucun cas l’ennemi ne doit pouvoir prouver que des mercenaires combattent. C’est la règle du Jeu. L’acte gratuit, la liberté suprême de l’anonymat, dans un monde médiatisé où la reconnaissance importe plus que l’oeuvre. Riot me remet une boîte en fer, un étui à grenade contenant un bout d’ os calciné, quelques morceaux de charbon autour, tout ce qu’il reste de Jean-Baptiste qui le soir chantait : A moi forban que m’importe la gloire/ les lois du monde et qu’importe la mort./ Sur l’Océan j’ai bâti ma victoire/ Et bois mon vin dans une coupe d’or…
Riot a ramené la pauvre fortune de notre ami : une serviette de bain verte que je possède toujours, deux rouleaux de photos à développer, une ceinture Trekking qui contient ses papiers. Né à Aix. Ville où il a fait son droit en rêvant de la grande aventure en Afrique. Le hussard n’avait pas trente ans. La politique ne l’intéressait pas, l’argent encore moins. Il aimait les femmes, pouvait s’en passer en opération, plus d’une le pleurera. J’envoie un dernier message aux Comores : ” Jean-Baptiste mort au champ d’honneur à Goss. “
La chute de Goss ouvre l’accès à la route venant du nord, permet de contourner Ati et l’OUA. N’Djamena paraît au bout du fusil. L’ennemi ne s’y trompe pas, qui voit souffler sur son armée un vent de panique et de division dont nous allons profiter. L’hallali a sonné. Hissène opte pour le PC mobile. Son chef radio à ses côtés, il se lance sur la route du pouvoir, collectant dans des villages infimes les volontaires que lui vaut son charisme étonnant. Les jeunes gens lui rendent allégeance et s’enrôlent d’enthousiasme. Conquérant avisé, il répartit de petites garnisons sur son passage pour tenir le pays. Nous rejoignons la vague d’assaut qui va conquérir Salal, Moussoro, Massakory, Douguia, Massaguet et N’Djamena, mille kilomètres d’épopée quotidienne. Les mortiers qui ouvrent la route, délogeant les garnisons , et la charge des FAN, la ruée enivrante des 4×4 passoires. La stratégie exemplaire de cette campagne sera étudiée à l’Ecole de guerre française, marchepied des étoiles de général.
La première aube après Oum Hadjer, dans un bled pris la veille dont le nom ne m’est pas resté, nous dormons à la belle étoile, logés en chien, le fusil sur le chèche, lorsqu’une ultime contre-attaque désespérée du GUNT nous réveille à l’arme lourde et je frôle le grand voyage. Le même jour, nous traversons Goss le maudit. Un no man’s land battu par le vent, labouré d’obus, deux huttes rondes en noueux bois d’épineux, habillées de guenilles, autour d’un puits sec. Pour ce bout du monde sont mortes des vagues d’assaillants et défenseurs Goranes, tous cousins, avec mon ami le Chanceux. Hissène et moi leur rendons un hommage silencieux.
” Peut-être Goss n’a même pas été renforcé par Goukouni, réfléchit tout haut M. le Président. Les Goranes du coin auront préféré mourir sur place juste parce que c’était leur sable. “
Nous sommes tombés sur une telle défense dans ce trou minable, c’est inexplicable.
Nous traversons sans coup férir des villages dépourvus d’intérêt stratégique. Ils n’ont jamais été occupés que par les commissaires politico-religieux du colonel Mu’ammar al-Kadhafi qui ont tout peint en vert islamique, avant d’abandonner devant notre avance des milliers de petits livres verts et d’incroyables cassettes vidéo de propagande. En compagnie d’un Hissène hilare, nous visionnons les harangues du gourou mégalomane, pitre clinquant vert et doré, le menton en avant de Mussolini, qui gesticule son fanatisme avec l’énergie désopilante des dictateurs de tous les temps.
A Salal, retrouvailles avec Saïd. Nous joignons la piste du nord. Dès lors, il redevient tentant pour les Libyens de voler au secours de Goukouni. Voler est le mot car ils seraient à coup sûr précédés de leur aviation. Les dégâts que peut occasionner un seul Mig optimisé pour l’attaque au sol à une colonne dans le désert sont inimaginables aux honnêtes gens. Nous pourrions nous retrouver anéantis avant d’avoir vu d’où venait la menace. Les deux ” spécialistes occidentaux ” distribuent des lance-missiles Sam 7, dont nous étions abondamment pourvus grâce aux mêmes Libyens. Première fois que nous appréhendons cet engin, par bonheur simplissime. L’autodirecteur à infrarouge est attiré par la tuyère brûlante de l’avion. Tirer juste après son passage à la verticale, pas avant. Ne jamais tirer face au soleil car le missile se perdrait à la recherche de l’astre, plus attractif que l’avion. Feu d’artifice d’une douzaine de Sam, histoire de se faire la main et d’initier les Goranes qui applaudissent comme des enfants.
Le convoi arrive à un puits où une caravane de dromadaires se ressource. Hier, j’ai vu un mirage, une nappe d’eau suspendue dans le ciel. Sous nos roues, le désert devient sablonneux, malaisé. De plus en plus, nous manions pelles et plaques métalliques. S’ensabler sous le feu ennemi procure l’exacte sensation du cauchemar.
A Massakory travaille une équipe de Médecins sans frontières et, surtout, stationne une garnison de l’OUA… Pourtant Hissène nous donne le feu vert avec pour seule consigne de ne pas les bousculer. D’où tenait-il sa nouvelle assurance de leur neutralité ? Le bruit courra qu’il a envoyé un émissaire corrupteur, porteur d’un attaché-case bourré de dollars craquant à l’intention de leur capitaine…
Assaut, combat. De fait, l’OUA n’intervient pas, observe sur une butte. Massakory tombe.
Point de triomphe pour nous, Hissène redoute que l’OUA ou les médecins sans frontière n’aperçoivent les deux honteux mercenaires. Riot et moi nous retrouvons huit jours consignés dans un patio, à fulminer d’impatience. Conviviaux, les FAN défilent chez nous avec leurs armes lourdes à réparer. Lorsque nous quitterons la ville, nous découvrirons avec stupéfaction, dans la colonne de véhicules misérables, une Toyota neuve ! Nickel. Tiens, une inscription sur les portières : Médecins sans frontières… Mort de hontes nous comprenons. Sûr de la justesse de sa cause, Hissène n’a pas hésité à réquisitionner leur véhicule aux toubibs qui doivent se retrouver à pied dans Massakory…
Depuis la prise de Goss, il faut signaler une incontestable évolution dans l’attitude d’Hissène à notre égard. Sa “traversée du désert” touche à son terme. Sous nos yeux éblouis, il devient chef d’état. Nous étions indispensables – certains écriront même qu’une telle reconquête n’aurait été possible sans l’intervention des hommes de Denard -, nous devenons voyants. L’intimité privilégiée dont j’ai bénéficié durant des mois n’est plus de mise. De jour en jour, métamorphosé par sa gloire, l’empereur se confie moins à son fidèle messager, devient distant, secret. Il nous est peut-être redevable de son nouveau pouvoir au point que nous en venons à craindre pour notre vie… qu’il ne liquide discrètement deux témoins gênants, artisans de son triomphe qu’il voudrait dû à ses Tchadiens seuls. Etait-ce un délire de persécution de notre part ? Nous ne le saurons jamais. Juste un jour, isolé en queue de convoi avec ma radio qui l’exaspérait, l’ombre d’un doute m’a glacé les sangs. L’avenir prouvera qu’Hissène manifeste l’ingratitude inouïe des grands politiques de ce monde. Beaucoup d’autres disparaîtront, d’aucuns plus officiels que nous : Idriss Miskine, très vite après la prise de N’Djamena, ministre des Affaires étrangères, colosse brillant auquel il devait beaucoup, le seul qui aurait pu représenter un contrepoids à son omnipotence ; Hassan Djamous, chef de guerre victorieux qui croyait avoir bien mérité de la mère patrie ; deux frères d’Idriss Deby, entraînant ce dernier dans une dissidence qui finira par s’avérer fatale au président Habré… mais c’est une autre histoire.
Massaguet, cinq heures de combat, dernière étape avant l’apothéose d’Attila et sa horde. Elle l’aime son chef, le reconnaît comme tel, sans vénération idolâtre, sans ” culte de la personnalité “.
Les loups rentrent dans N’Djamena. Les fuyards goukounistes, partagés entre la peur et la fascination du pillage, meurent pour un climatiseur. La cité, déjà vérolée, criblée par la longue guerre civile de 1980, résonne de mille combats singuliers. Cinq mois jour pour jour après avoir rejoint Hissène Habré dans un réduit obscur sur la frontière du Soudan, je pénètre en triomphateur dans la capitale. Fier de réussir ma mission, pas enthousiaste. L’accueil n’a rien de commun avec la libération de Moroni ( référence à l’opération du 13 mai 1978 sur les Comores ) . N’Djamena a été libérée trop de fois, la population blasée compte les points dans les caves.
Quelques jours plus tard, arrive L. par le premier avion régulier à se poser sur l’aéroport réouvert. Puis Carel et deux autres gars des Comores, dépêchés par Denard. Le Vieux débarque à son tour, il compte, le pauvre, sur la reconnaissance d’Habré, qu’il lui confie un budget afin de créer une garde présidentielle, ou monter des commandos pour la guerre qui va reprendre au nord, contre les Libyens… au moins que le président de la République tchadienne paye les services rendus.
” C’est pas gagné, mon colonel, il est devenu de plus en plus ombrageux à mesure que la victoire approchait ” dis-je pour le prévenir avant son entrevue dans la villa invraisemblable où règne Hissène, celle-là même de Goukouni, un chantier guerrier comme sa préfecture d’Abéché, devant laquelle font la queue des centaines de solliciteurs, des jours entiers.
Et, en effet, à son retour :
” Ce mec se fout de nous ! s’écrie Bob Denard, un vrai charlot, il prend notre aide mais ne veut rien payer après la victoire, même pas de promesses pour l’avenir! Et il demande encore de l’aide, toujours son C 130 ! Il dit qu’il n’a pas un rond, rien. Les Américains ne promettent que du maïs… Quant aux Français … Moi, les gars, je continue à vous payer trois mois, si ça se débloque pas d’ici là… après je peux plus. Soit vous retournez aux Comores, soit vous restez ici jouer votre carte personnelle, si vous pouvez obtenir quelque chose du nouveau chef de 1’Etat…
– Patron… maintenant j’ai mon voilier qui m’attend; je veux bien rester deux mois pour organiser les transmissions depuis N’Djamena, mais après j’arrête. Je ne vais pas jouer les cerbères ici. Pour Moroni, vous connaissez ma position. Rien de nouveau là-bas?
– Rien de spécial. Mais j’ai personne pour te remplacer, ce serait bien que tu y retournes au moins pour trois mois.
Je le vois venir.
– Depuis mon départ, ça marche sans moi aux Comores, je ne suis pas indispensable.
– C’est juste. Fais comme tu veux. Décroches si tu y tiens. ” Quelques jours plus tard, je rencontre Idriss Deby, je lui apprends notre départ probable à tous et pourquoi .
” Après le boulot que vous avez fait ! Et Jean-Ba qui y est resté ! Les emmerdements sont loin d’être réglés. Vous êtes des nôtres et le pays a encore besoin de vous. Depuis qu’il est ici, je ne comprends plus Hissène.
– Tu verras, le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu…
– Absolument. “
Tout est à reconstruire, Hissène devrait aller à la rencontre de la rue, donner les orientations et déléguer, comme après la prise de Moroni. Au lieu de cela il s’enferme et rien ne peut se faire sans lui, nous tournons en rond, impuissants, déçus. Bientôt les combats reprendront au nord. Nous chassons notre amertume dans N’Djamena avec Riot et la bande de Deby…
En août, Khalil d’Abzac m’accompagne à l’aéroport. Je ramène l’urne de fortune du mercenaire Jean-Baptiste Pouyet, et ses rouleaux de photos.
Paris. Développement. Le héros souriant au volant de la Toyota de ses exploits et de sa mort, un hélico blindé soviétique Hind craché, des corps calcinés, méconnaissables, à demi éjectés de l’épave, des portraits de Goranes en armes, qui posent fièrement, toutes sortes d’armements, l’hétéroclite catalogue africain, photographié pour l’information du Vieux.Je lui remets le tout.
Huit jours plus tard, à la demande de ce dernier, je retourne à N’Djamena revêtu de ma panoplie d’agent secret un peu marchand d’armes : costume, cravate, lunettes noires, porte-documents. Ma mission est de proposer le C 130 bourré de munitions, qui paraît cher au coeur d’Hissène, moyennant un paiement cash. Tout ce que nous pouvons lui proposer, par les Sud-Af. Il me reçoit en priorité et longuement, sympathique, content de me revoir, évoque nos souvenirs du désert… Mais sa réponse est invariable : ” Pas d’argent, Mustafa, pas d’argent…
” Six mois et bien des marchandages plus tard, le C 130 atterrira enfin, payé comptant par Hissène. Je serai alors loin de ces tractations.
A mon retour à Paris la deuxième fois, j’emmène Dongolong afin qu’il soit opéré au Val-de-Grâce. Il a attrapé une mauvaise blessure, l’aigle noir se traîne sur béquilles.
Il n’a jamais quitté le Tchad, il est merveilleusement naïf, s’ébahit de tout, du moindre carrefour avec feux rouges, de la hauteur de la tour Montparnasse . Nous prenons un verre en terrasse sur les Champs-élysées. Viennent à passer des Noirs, des employés de la Ville de Paris qui s’appuient sur leur balai municipal, déracinés et nonchalants dans leur tenue vert écolo.
” Tu n’as rien à faire ici, Dongolong, après ton opération, retourne vite chez toi.
Je le dépose à l’ambassade du Tchad.
– Tchao, fier seigneur cascadeur.
– Adieu mon ami Mustafa. “
Fin