Au Tchad avec Hissène Habré
Contre toute attente, le président Abdallah ne se sent nullement menacé par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Lui qui a toujours affirmé que Valery Giscard d’Estaing était son ” ami sincère ” me confie qu’il apprécie également beaucoup le nouveau chef de l’état. Il me fait remarquer que le problème de Mayotte n’a pas été oublié dans le programme du gouvernement Mauroy, si bien que la dernière île française des Comores devrait bientôt rentrer dans le giron de Moroni.
Moins optimiste, je ne lui cache pas que la situation nouvelle risque, au contraire, de ne pas arranger ses affaires. Les socialistes, lui fais-je remarquer, ne sont plus au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans. Ils ne peuvent donc être parfaitement au fait des conséquences de la décolonisation voulue par le général de Gaulle.
Mes craintes de voir le nouveau pouvoir se livrer à une chasse aux sorcières ne se révèlent pas vaines. J’en fais personnellement les frais. Le 23 juin 1981, alors que Jean-Pierre Cot s’installe au ministère de la Coopération, la justice française lance contre moi un mandat d’arrêt pour l’affaire du Bénin.
La police se montre particulièrement diligente. Elle importune chaque jour un peu plus mes proches, que ce soit à Paris ou dans le Sud-ouest. Me sentant pris au piège, je décide de m’installer en Afrique du Sud. J’avertis le commandant Charles de mon départ en lui conseillant de veiller plus que jamais à ne pas répondre aux provocations des coopérants français et des opposants à Abdallah. J’informe également mon avocat, maitre Alexandre, de ma décision.
A Pretoria, je m’installe dans un vaste appartement de location. J’effectue de fréquents voyages aux Comores, ou le Président Abdallah ne vit plus que dans l’attente du rendez-vous que François Mitterrand lui a fixé à Paris pour le 5 octobre 1981.
Alors que je pouvais craindre le pire de cette entrevue, le président Abdallah me raconte que François Mitterrand, après avoir évoqué ma collaboration, lui a dit :
– Si vous avez une entière confiance en Bob Denard, eh bien, mon cher ami, gardez-le.
Ces bonnes paroles ne m’empêchent pas de fermer la partie officielle de mon antenne parisienne.
Quelque peu désabusé par le manque d’empressement du nouveau pouvoir français à régler le problème de Mayotte, Abdallah me reçoit à chacune de mes visites avec une affection égale. Il sait que j’ai toujours rêvé de faire de la garde présidentielle le creuset d’une force d’intervention capable de se déplacer à la demande des chefs d’état africains menacés par la subversion morale ou, comme c’est le cas du Tchad, par un voisin aussi ambitieux que Kadhafi. Il ne trouve rien à redire à ce projet, qui ne pourrait que redorer son blason auprès de l’OUA.
L’opposition a repris des forces lorsque, en novembre 1981, l’OUA organise une assemblée extraordinaire afin de discuter du sort de Mayotte. Mouzouar AA ayant estime nécessaire de s’y rendre sans l’avertir de son initiative, le président le fait arrêter à son retour et condamner à deux années de résidence surveillée. Je crains que cette sanction n’augmente encore la hargne des opposants à AA, mais celui-ci n’en a cure.
À Paris, où je continue de me rendre en toute impunité grâce à mes différents noms d’emprunt, je rencontre le journaliste Michel Badaire, que je n’ai jamais perdu de vue depuis le Katanga. Il me fait un tableau peu reluisant de la situation tchadienne. Il plaide pour Hissène Habre, le chef Anakaza responsable de la mort du commandant Galopin envoyé par Paris négocier avec lui la libération de Françoise Claustre.
Habré, m’explique-t-il, a connu un court exil au Cameroun. Maintenant à la tête des FAN, les Forces armées du Nord, il vient de reprendre les armes contre le président tchadien, Goukouni Oueddei. Ce dernier a imprudemment accepté l’aide d’unités de la Légion islamique de Kadhafi, ainsi que l’appui de deux cents mercenaires venus d’Allemagne de l’Est, d’Italie et de Cuba.
Badaire me propose de rencontrer, à Paris, des hommes qui se battent dans le clan d’Habré. Pendant que la police me “recherche” sans excès de zèle pour l’affaire du Bénin, je discute avec l’ancien ministre des affaires étrangères tchadiennes, Idris Miskine, ainsi qu’Idris Deby, Al-Alami et les frères d’Abzac. Selon mes interlocuteurs, Hissène Habré, repoussé de N’Djamena par les forces tchadiennes, en est réduit à tenir le désert lunaire de Ouadi-Barri, à la frontière soudanaise. Comme ses émissaires ne roulent pas sur l’or, je règle leurs billets de retour sur la caisse de la garde présidentielle comorienne, pas d’argent à gagner dans cette affaire.
Mis au courant de ces tractations le plaident Abdallah m’invite à aller plus loin. Mes contacts sud-africains ne voient pas plus d’inconvénient à ce que je m’engage au Tchad. J’avertis également J’avertis également les services français de mes nouveaux engagements, tout en me doutant bien que l’Elysée ne les poussera pas à m’aider.
La préparation de l’affaire tchadienne et l’échéance des élections fédérales qui doivent se dérouler les 17 et 24 mars 1982 aux Comores me laissent peu de répit. Le président AA ne me semble pas du tout sûr de lui à l’approche de l’échange électorale. Il répugne même à auto- riser les partis de l’opposition à faire campagne.
– Vous avez tort, monsieur le président, lui fais-je remarquer. Vos fidèles ennemis vous accusent déjà d’être un dictateur. Ce n’est pas en refusant le processus démocratique que vous balaierez cette image.
Ébranlé par mon propos, AA baisse les yeux tout en faisant rouler entre ses doigts courts les grains d’un chapelet d’ambre. J’insiste qu’il respecte la règle du jeu. Après avoir pris le temps de réfléchir, il finit par se rendre à mes arguments.
Durant la campagne, les hommes de Charles, toujours impeccables, se contentent de veiller à l’ordre et de s’assurer que chaque citoyen peut s’exprimer durant des meetings ou en collant des affiches. Les gardes n’interviennent que lorsque des meneurs de l’opposition, manipulés par on ne sait trop qui, manifestent en réclamant l’immédiate libération de Mouzouar Abdallah.
Comme je l’espérais, la population des Comores ne s’est pas émue des gesticulations de l’opposition. Celle-ci n’obtenant pas la majorité au conseil fédéral AA sort grandi de la consultation. Je peux donc étudier de plus près la situation au Tchad où, dès octobre 198l, j’ai dépêché trois officiers de la garde, Riot, Hugues et Jean-Baptiste auprès d’Hissène Habré.
A peine arrivés à Ouadi-Barri après avoir transité par Khartoum, mes hommes ont participé à des accrochages avec des colonnes libyennes. Riot est devenu Saïd et Jean-Baptiste, en hommage à la chance insolente qui l’a accompagné au cours de ses premiers combats dans le désert, a pris le surnom de Ahmed Lucky.
Les Forces armées du Nord, qui ont adopté mes volontaires, se composent de deux mille hommes sans uniformes. Ils se déplacent en colonnes de Land-Rover et Toyota, du moins lorsqu’ils ont du carburant. Manquant d’armement lourd, les Anakazas, les Toubous et les Goranes n’ont à opposer à l’armée de Goukouni Oueddeï et à ses alliés libyens que 1e courage séculaire de leurs ethnies guerrières.
Encouragé par les premiers résultats de ses troupes, obtenus en partie grâce à mes volontaire Hissène Habré me demande de lui détacher d’autres conseillers techniques. Il voudrait surtout que je lui organise une garde présidentielle sur le modèle de celle qui maintient si bien l’ordre à Moroni. Je lui envoie donc trois autres officiers.
Si les FAN obtiennent encore quelques succès contre des villages ou des campements de soldats de Oueddei, elles ne peuvent jamais pousser plus loin l’avantage et doivent se replier aussitôt dans leur désert montagneux. En attendant de trouver les moyens de mieux les équiper, j’aide Hissène Habré à améliorer son réseau de transmissions. Une fois 1’ennemi de Goukouni Oueddei relié à Pretoria et à Moroni par un puissant émetteur, je me mets à la recherche de l’armement collectif, de missiles Milan surtout, qui lui fait défaut.
Le 2 avril 1982, une guerre éclate à l’autre bout du monde, au sujet des îles Malouines que se disputent l’Argentine et l’Angleterre. Depuis les Comores, je suis le développement de cette affaire qui met en présence des forces considérables, puisque les argentins possèdent des Super-Etendard français armés de fusées Exocet et que les Britanniques engagent contre eux une flotte puissante.
Pendant que le monde retient son souffle en voyant grandir de jour en jour le spectre d’une troisième guerre mondiale, la guerre des pauvres continue au Tchad dans l’indifférence la plus totale.
Neuf officiers de la garde présidentielle prennent part à ces combats lorsque le 9 avril 1982, âpres avoir enlevé la petite ville d’Abéché, une colonne tombe en embuscade à Goz, sur la route de N’Djamena.
Ahmed Lucky, qui la commandait est frappé par une balle en pleine poitrine. Un autre Européen et quarante-sept Tchadiens sont tués, et les blessés sont au nombre de deux cents. La colonne étrillée trouve tout de même la force de bousculer l’embuscade meurtrière et Goukouni Oueddei perd à son tour près de deux cents hommes.
Mes autres volontaires me réclament du matériel par radio. Manquant toujours d’argent pour les satisfaire, je presse en vain mes amis de Pretoria de m’allouer le million et demi de francs qui me fait défaut.
Alors que la guerre des Malouines se prolonge, les services sud-africains me demandent un jour de préparer l’escale secrète de deux gros porteurs sur l’aérodrome comorien d’Hahaya.
Si les gens de Pretoria ne me cachent pas que le C 130 qui se pose est chargé de matériel de guerre destiné aux Argentins, ils ne me précisent pas l’origine de la cargaison dont je dois surveiller le transbordement sur un DC 8 aux couleurs panaméennes. Après avoir fait soigneusement boucler les abords de l’aéroport par 1a GP, Je supervise, de nuit, le débarquement et le rembarquement de quelques caisses vierges d’inscriptions. Le travail est presque terminé lorsqu’un de mes officiers me fait signe de le rejoindre.
– Regardez mon colonel, me dit-il en prenant garde qu’aucun homme d’équipage ne nous voie, cette caisse est entrouverte.
Je devine sans peine les formes d’un missile et referme la caisse au moment où des hommes de corvée l’empoignent pour la hisser dans 1e DC 8. Je sais que l’Hercule vient d’Afrique du Sud. Je sais aussi que la seule firme nationale d’armement de Pretoria, I’ARMSCOR, est incapable de produire des engins de ce type. Alors que le DC 8 s’arrache à la piste, je me dis que les Sud-Africains, dans cette affaire, servent de relais à un pays étranger, probablement Israël ou la France.
Après cet intermède qui m’a conforté dans l’idée que les Comores sont réellement une base clé en océan Indien, je ni suis pas fâché lorsque, revenant enfin à plus d’humanité, le président AA accepte de gracier Mouzouar AA, incarcéré depuis sept mois. Espérant que l’opposition se calmera en retrouvant l’un de ses leaders les plus représentatifs je me concentre sur le Tchad.
Le 7 juin 1982, les troupes d’ Hissène Habré malgré leur infériorité flagrante, finissent par s’emparer de N’Djamena. Goukoumi Oueddeï se réfugie en Algérie. Je me rends dès le 11 juin dans la capitale tchadienne libérée. En dépit de sa victoire, Hissène Habré parait soucieux. Alors que je m’attendais à ce qu’il assure l’essentiel de la conversation, je le sens prudent, méfiant même. Il se contente de m’écouter, puis lâche soudain :
– Savez-vous que les Français m’ont conseillé de ne pas traiter avec vous ?
Je me raidis, masquant mon trouble. Il poursuit, avec un grand sourire :
– C’est justement pour cela que je le fais. Les atermoiements de Paris commencent à m’agacer.
Les choses étant aussi clairement dites, je n’ai aucune raison de me méfier de cet homme si pressé d’imposer enfin une paix durable dans son pays. Mais on ne fait pas la guerre sans argent Comme je ne tiens pas à continuer à amputer le budget de la GP d’AA j’annonce à Hissène Habré, que ma coopération, gracieuse jusqu’ici, ne pourra sans doute pas se prolonger au-delà du mois de septembre 1982.
Habré admet la justesse de mon propos et ordonne à l’un de ses ministres de me régler, en plusieurs fois, une partie des frais engagés. Puis assurant vaille que vaille la solde de mes volontaires le chef d’Etat provisoire me demande, le 10 septembre 1982, de mettre sur pied sa garde présidentielle. A cet effet, il me confie un premier contingent de cinquante jeunes guerriers goranes.
Je charge le capitaine Villeneuve et Jeanpierre d’entamer leur formation. Pressés de donner à l’embryon de garde une tournure martiale, ils commencent par faire couper ras les opulentes tignasses des Goranes. Il faut des heures de palabres pour que les tondus humiliés comme ils ne l’ont jamais été, acceptent de demeurer à N’Djamena. Tout rentre dans 1’ordre après une intervention d’Hissène Habré. Bon gré mal gré les guerriers du Nord acceptent de se plier à la discipline d’une unité moderne. Leur trouvant fière allure, le vainqueur de Goukouni Oueddei me propose de faire passer sa garde présidentielle à huit cents hommes.
Je sais que les libyens massent des troupes au nord du pays. Devinant sans peine qu’ils engageront bientôt une contre-attaque, je reprends mes négociations avec les Sud-Africains afin d’obtenir les moyens d’améliorer l’efficacité des FAN. Bien qu’il ne mer cache pas que la République sud-africaine connaît maintenant de gros problèmes en Namibie où elle combat les rebelles nationalistes de la SWAPO, le général Van der Westuizen, m’annonce qu’il permettra à Hissène Habré de s’approvisionner à bon compte en munitions en Afrique du Sud.
Sitôt averti, Habré me fait remettre huit cent mille francs pour payer une première livraison de quinze tonnes. Mais Pretoria prend tout son temps pour honorer ses engagements. Ce n’est en effet que le 24 février 1983 alors que l’offensive libyenne est lancée depuis près de deux mois que je débarque d’un Hercule C 130 à N’Djamena avec une délégation de Pretoria et les munitions tant attendues.
Au lieu de remercier les Sud-Africains, Hissène Habré les snobs ouvertement. Le porte-parole de la délégation se met alors en peine de justifier la politique de son pays. Alors qu’il en vient à vanter les vertus de l’apartheid qui, malgré tout le mal qu’on en dit, “permet a des populations entières de manger à leur faim, de recevoir une assistance médicale et de s’instruire” le nouvel homme fort du Tchad lâche :
– Je préfère ne manger qu’un bout de pain sec en liberté plutôt que de vivre dans l’opulence en esclavage !
Ce propos met un terme à l’entretien. Habré m’abandonne à mes Sud- Africains qui déjà, se promettent de cesser toute relation avec lui.