Extraits de “Corsaire de la République” par le Colonel R. Denard avec la collaboration de Georges FLEURY.
Yemen
Tony de Saint-Paul a besoin d’hommes pour aller au Yemen initier les troupes hétéroclites de l’imam Mansour-el-Badr aux techniques de la guerre moderne. Les guerriers de l’imam sont en effet tout à fait désorganisés face aux troupes du colonel Nasser.
Mansour el-Badr, qui a hérité du trône du Yemen le 19 septembre 1962, à la mort de son père, n’a pas gardé longtemps sa couronne. Au bout d’une semaine il a ete renversé par un coup d’Etat fomente par le général Abdallah al-Salih avec l’appui de Nasser.
Une fois l’imam chassé de Sanaa, sa capitale, et la République yéménite proclamée et acceptée par la majorite des musulmans chaféites qui prônent un Islam ouvert au modernisme, le roi déchu s’est installé à Saada en rameutant vers les montagnes et les déserts du Nord ses troupes fidèles composées de sectateurs zaidites qui eux, se veulent les gardiens de l’orthodoxie coranique.
L’affaire dans laquelle Tony de Saint Paul m’a entraîné avec autant de facilite a été montée par des journalistes que je connais bien pour les avoir côtoyés à E’ville, et ailleurs, aux pires moments de la sécession katangaise. Ce sont Jean-claude Sauer et Kim d’Estainville, de Paris-Match, Jacques Le Bailly, qui est aussi nostalgique que moi de I’Afrique, Jean-François Chauvel et Pierre Schoendoerlfer, ancien soldat puis cor- respondantde guerre en Indochine. Parmi ces hommes passionnés, Jean-François Chauvel, grand reporter au Figaro, a été le premier à battre le rappel des bonnes volontés et des compétences guerrières pour tenter de réinstaller, par une véritable croisade, la monarchie traditionnelle au Yémen.
De taille moyenne, le visage lisse et rond, le cheveu court, ce fils d’ambassadeur, très cultivé et curieux de tout, se complaît dans la fréquentation des jolies femmes et des hommes d’action. Au moment de notre rencontre, il rentre d’une longue enquête au Yémen. Il a parcouru à dos de chameau les montagnes escarpées du Nord du pays où, sous la menace des égyptiens de Nasser, se terrent dans des grottes inexpugnables les tribus fideles à l’imam El-Badr.
Conquis par son récit, emporté par ses descriptions, je suis déjà, en rêve, dans ce pays de montagnes et de désert entouré au nord par l’Arabie Saoudite et à l’est et au sud par Aden, ce minuscule et dernier protectorat britannique qui, en face de Djibouti la française, protège la passe d’accès à la mer Rouge.
Chauvel, à qui j’accorde très vite ma confiance et mon amitié, ne m’a pas attendu pour monter son affaire. Il a pris des contacts sérieux avec quelques officiers marqués par la guerre d’Algérie. Il me parle tout naturellement de Faulques, avec lequel je ne serais pas fâché de retravailler, et m’indique que des réunions préparatoires ont déjà été organisées à Paris sous la direction du commandant Jean Pouget, un rescapé de Dien Bien Phu.
Si Chauvel, pressé de voler au secours de l’imam El-Badr, s’estime satisfait, d’autres journalistes, en particulier le remuant Jacques Le Bailly, ont fait valoir que les officiers qu’il a contactés n’ont pas le profil requis pour ce genre d’expédition. Ils ne sont pas assez aventuriers.
À force d’insistance, Le Bailly a enlevé le morceau. Il s’est donc tourné vers Tony de Paul et le commandant François Hetzlen, l’ancien second de Faulques au Katanga. L’un et l’autre ont le grand mérite de parler l’arabe, ce qui n’est pas mon cas, puisque je ne baragouine que quelques mots courants appris au Maroc.
Jean-François Chauvel et ses amis me demandent de recruter une trentaine de volontaires. Pressé de renouer avec l’aventure, je m’abstiens de leur faire remarquer qu’il ne sera sans doute pas aisé de trouver rapide- ment trente hommes de qualité et donne mon accord de principe. Au début du mois de mai 1963, j’accompagne Chauvel à Londres. Là, nous rencontrons l’ancien ministre des Affaires étrangères du Yémen, le prince Si Shami.
Une fois le diplomate convaincu du sérieux de l’opération, nous contactons une officine dépendant des services secrets britanniques, qui nous promet le soutien appréciable de quelques spécialistes des transmissions.
Je me doute bien que les Anglais, qui ont la fâcheuse tendance de considérer le Moyen-Orient comme leur chasse gardée à cause de sa richesse pétrolifère, ne verront pas notre intrusion d’un très bon œil. Sans oser faire partager mes inquiétudes à Chauvel. Je me dis qu’ils n’hésiteront pas une seconde à nous faire payer les pots cassés si l’aventure tourne mal.
Afin de ne pas laisser échapper une seule chance de concrétiser mes rêves, je rengaine mes appréhensions et rentre à Paris avec le prince Si Shami. Chauvel et ses compagnons l’installent dans un appartement cossu de l’avenue de La Bourdonnais. Grâce à lui et aux Anglais, nous réunissons l’argent nécessaire.
une idée précise des besoins de l’imam El-Badr. Sans même attendre leur retour, je rentre à Bruxelles pour recruter des volontaires.
Les candidats ne manquent pas. Une fois que Freddy Thïelemans et moi avons écarté ceux qui nous paraissent trop folkloriques je me trouve à la tète de dix-sept combattants confirmés en plus de mes trois mousquetaires. Ces hommes toucheront mille dollars US par mois et bénéficieront d’une assurance garantissant à leurs proches vingt mille dollars en cas de mort au combat.
Bien que je n’aie pas de mission aérienne à lui proposer dans l’immédiat, le pilote Roger Bracco, que je ne cesse de croiser depuis le jour où nous avons signé notre premier acte d’engagement dans l’armée de Tshombé, fait également partie de l’expédition.
Mon groupe de volontaires est à pied d’œuvre, et je rentre à Paris. Ma tante Augusta ne pose aucune question lorsque j’entrepose chez elle des tenues de toile et des produits destinés à nous protéger du soleil qui, a ce qu’il paraît, cuit même les pierres dans les montagnes yéménites.
Officiellement, l’avion qui nous attend à Nice est affrété par des amateurs de safari. Ce DC4 vient de Rhodésie et je connais bien son pilote, le Rhodésien jack Mallock : il a servi Tschombe jusqu’à la fin de l’aventure katangaise.
Nous arrivons à l’aéroport de Nice le 9 août 1963. En attendant l’embarquement nous faisons mine de compulser le programme de notre safari sous les regards soupçonneux de policiers à casquette plate. Nous n’avons rien à craindre d’eux : les services secrets français sont dans la confidence. S’ils nous ont laissé monter notre opération en toute tranquillité, c’est parce qu’elle entre dans le cadre de la politique du général de Gaulle au Moyen-Orient.
Jack Mallock nous mène d’abord en Tripolitaine, où il complète le plein du DC4, puis il nous pose dans la fournaise d’Aden. Je ferme les yeux pour mieux goûter le vent brûlant des déserts arabes. Après avoir longuement étudié la carte du Yémen avec des officiers anglais, notre pilote, d’un dernier saut de puce, nous amène près de Nékoub, un village de la frontière yéménite. Le DC4 ricoche sur des nuées ardentes pour descendre vers une piste de fortune balisée par quelques tumulus de pierres blanches. Ses hélices soulèvent un nuage de sable lorsque ses roues touchent le sol.
– Je ne peux pas m’arrêter tout à fait hurle Mallock, je risque de m’enliser !
Un à un, mes hommes s’encadrent dans l’étroite portière de l’appareil, sautent dès qu’il a ralenti, déposent leur maigre barda et se mettent à pousser l’avion pour permettre au Rhodésien de l’arracher au piège de poudre fine.
Comme il n’y a personne pour nous attendre, nous nous installons à l’ombre des rochers. Quelques heures s’écoulent. Malgré mes lunettes de soleil, j’ai mal aux yeux à force de scruter l’horizon peuplé de mirages. Un vent sec fouette le désert, étouffant les bruits. Soudain, une trentaine d’hommes apparaissent dans la lumière. Leur chef me demande en anglais, si je suis “Mister Bob», et se présente comme un officier de police envoyé à ma rencontre parle chérif Gahid, le ministre de l’intérieur d’Aden. Après s’être excusé de son retard, il m’annonce qu’il va nous conduire jusqu’a Nékoub puis, plus tard, à Beihane.
Nous nous entassons dans un camion. Le temps d’arriver à Nékoub, un village de maisons basses en pisé, nous sommes saupoudrés de sable. En l’espace de quelques minutes, la nuit se pose comme un voile frais sur le paysage chauffé au fer-blanc. Notre guide décide alors que le moment est venu de rejoindre Beihane, où nous ne pouvions arriver en plein jour sans risquer d’être immédiatement repérés par des nomades au service des ennemis de l’imama El-Badr.
Beihane est une grosse bourgade enchâssée dans le désert. Freddy Thielemans parvenu au Yémen quelques jours avant nous avec Tony de Saint-Paul et François Hetzlen m’accueille. Il m’explique que l’endroit nous servira de base arrière et me présente le radio que les britanniques m’ont détaché.
Le ministre de l’intérieur d’Aden, qui possède une maison à 1’écart de Beihane, m’offre son hospitalité, ainsi qu’à mon groupe. Une fois que nous sommes installes, je m’inquiète de savoir ou se trouve Tony de Saint-Paul et le commandant Hetzlen, qui porte le nom de code François dans notre dispositif de transmissions.
– Tony vient de partir avec un radio anglais afin de rejoindre au nord du pays une zone tenue par le prince Abdallah ben Hassan, m’explique Freddy. Quant à François, il est déjà là-bas.
J’ai hâte de recevoir des consignes précises, mais découvre vite que le rythme du Yémen n’a rien à voir avec la frénésie katangaise. Une torpeur enveloppe le village, labyrinthe de ruelles bordées de maisons blanches. Les femmes sont invisibles. Quant aux hommes, ils nous dévisagent en écarquillant leurs yeux noirs, en caressant leur barbe et en mâchouillant des feuilles de qât, une drogue douce dont ils font une énorme consommation.
Afin que mes volontaires ne souffrent pas trop de l’inaction, je leur impose un peu d’exercice et demande à nos hôtes de nous donner des cours d’arabe.
Notre campement de fortune ne s’anime que lorsque nous recevons enfin quelques caisses de matériel. Je suis atterré en découvrant leur contenu étalé à l’abri du sable. Alors que les Britanniques nous avaient promis un armement moderne, je ne touche que de vieux fusils Enfield anglais d’avant la dernière guerre mondiale et quelques fusils- mitrailleurs Bren.
L’arrivée de Pierre Schoendoerffer et Kim d’Estainville me fait un peu oublier mes problèmes. Les deux hommes reviennent des maquis, où des observateurs européens ont été massacrés et décapités. Leur escale à Beihane est brève. Ils s’en vont vers Aden après s’être engagés à tout faire a Paris pour que les promesses soient à l’avenir mieux tenues.
Quelques jours passent, que je meuble en faisant vérifier une à une les pétoires américaines et anglaises. Hetzlen arrive à son tour au village, flanqué d’un journaliste anglais. Mon ami m’apporte enfin du concret. Il a rencontré dans le désert du Djouf l’un des piliers de armée de l’imam El-Badr, le prince Mohammed ben Hussein.
– Ce gars-là est rudement pressé de te voir arriver, me dit-il. Il m’a montré ses troupes. Il dispose de six ou sept mille hommes mal équipés mais qui, selon lui, sont capables l’étriper n’importe quel ennemi.
Impatient de rejoindre le prince, je consulte avec Hetzlen une carte routière du Djouf sur laquelle aucun relief n’est mentionné avec précision, et repère l’endroit où j’établirai mon campement de base. Avant de partir, je dépêche Karl Couke et deux hommes pour épauler Tony de Saint-Paul, qui a pris Stamboul pour nom de code et a rejoint le prince Abdallah ben Hassan, tout à fait au nord de désert d’où revient Hetzlen.
Nos guides nous ramènent à Nékoub. Comme nous espérons recevoir bientôt une nouvelle livraison d’armes, Freddy et un radio restent sur place afin de surveiller la piste d’atterrissage. Estimant que cela faciliterait le convoyage de l’armement, j’hésite un instant à attendre l’avion, mais notre guide me laisse entendre que nous sommes sous la surveillance constante de Bédouins qui risquent d’alerter les espions du général Abdallah al-Salhi.
Au moment où je m’apprête à donner le signal du départ Jean-Claude Sauer revient à son tour des montagnes du Nord avec quelques gardes du corps taciturnes. Le journaliste de Match me donne des nouvelles de Tony de Saint-Paul qui a commencé à entraîner les tribus du prince Abdallah ben Hassan. Après ce dernier contretemps, mes compagnons et moi prenons la route du désert à bord d’un camion Ford. Coiffés de chèches, nous disposons chacun d’un fusil et de cinquante cartouches.
– Nous sommes au pays de l’imam, m’avertit enfin mon chauffeur, en usant d’un anglais encore plus approximatif que le mien.
Sans me soucier de savoir s’il comprend le français, ni même de tes- ter sur lui les bribes d’arabe que nos hôtes de Beihane m’ont apprises, je lâche :
– Eh bien, c’est pas trop tôt !
Avec les princes zaïdites
Le camion progresse à bonne allure sur des langues de sable dur et des glacis d’éclats de rochers. Des nuées de chaleur brouillent l’horizon. Mon guide se repère la nuit aux étoiles et le jour aux falaises qui tranchent de place en place sur le ciel sans nuages. Les Yéménite qui nous escortent semblent savoir ou ils vont. J’ai depuis longtemps renoncé à poser des questions quant à notre but final lorsque, au bout de huit jours de route, nous pénétrons dans une zone moins désertique.
Notre maigre convoi va de village en village. A chaque étape, il nom faut sacrifier à la cérémonie du café.
Les chefs de tribu nous font aussi goûter la cuisine yéménite, des foies de mouton surtout, grillés et servis sur des pans de tripes crues qui se mangent
avec de la galette sèche et s’accompagnent de lait de chèvre rance. Nos hôtes ne trous quittent pas des yeux tant que nous n’avons ingurgité tout ce qu’ils nous offrent. Mes Bahembas de Kongolo m’ayant habitué à pire, c, est de bon appétit que je mange ce qu’on me présente.
A la fin de chaque repas, nous avons droit à un concert de tambourins et de flûtes. Des danses exécutées par des guerriers tournoyant et brandissant vers des ennemis imaginaires la lame courbe, large et luisante de leur djambiyya, prolongent la soirée. Assis autour des feux de camp, les hommes qui ne participent pas au spectacle mâchent de jeunes pousses de qât récoltées sur les jardins en terrasses qui épousent les contours des montagnes. Derrière nous, frôlant les murs de terre de leurs maisons plaquées contre les falaises, des femmes profitent de la fête pour se rendre subrepticement des visites.
A la différence des Yéménites des villes, les villageoises ne portent pas le voile. Souvent, je les observe de loin tandis qu’elles courent après leurs chèvres ou vont en lente procession puiser de l’eau à une source de montagne. Avec leur peau très brune, ces montagnardes vêtues de robes chamarrées, aux grands yeux soulignés de khôl, ressemblent aux Marocaines du Rif.
Tandis que les étapes se succèdent, j’observe mes hommes à la dérobée, craignant que quelques-uns d’entre eux ne perdent patience. Je ne suis pas fâché de rejoindre enfin le cheik Si Ahmad, qui nous reçoit avec plus de chaleur encore que les autres chefs de clans rencontrés au long du voyage.
Si Ahmed est le maitre du territoire lunaire de Reghla qui domine la haute plaine désertique du Djouf, point de passage obligé des caravanes venues du nord. D’un cri, il rallie ses troupes. Avec des youyous de bienvenue, des dizaines de Bédouins jaillissent des grottes où ils se terraient. Ils tirent en notre honneur des salves vers le ciel, ce qui me permet d’évaluer d’un seul coup d’œil la piètre qualité de leur armement.
Le cheik me raconte comment il a attaqué et vaincu, dans la plaine du Djouf une colonne égyptienne escortée par des chars de fabrication russe, puis il m’entraîne vers une grotte où quelques soldats de Nasser sont gardés prisonniers.
– Nous avons récupéré beaucoup d’armement, me dit-il d’un ton triomphal, des canons, des mortiers, des mitrailleuses et quelques véhicules blindés.
Pour mes hôtes, la vie humaine, celle d’un ennemi surtout, n’a pas la valeur que nous lui attachons. Si Ahmed me montre avec fierté des têtes d’Egyptiens qui, plantées sur des épieux, se dessèchent au soleil, avant de me conduire à dos d’âne vers la carcasse noircie
d’un blindé. Le cadavre sans tête d’un tankiste émerge de la tourelle.
Je demande au cheik comment ses hommes s’y prennent pour immobiliser des blindés sans lance-roquettes. Il éclate de rire et lâche :
– C’est tout simple, mister Bob, ils leur bouchent le trou du cul avec un turban et attendent que les Egyptiens en sortent à demi asphyxiés. Alors, ils les attrapent et leur coupent la tète avec la djambiyya. Comme ils l’ont fait à celui-là.
Je traduis “trou du cul” par ” pot d’échappement” et me dis que la méthode, bien que peu orthodoxe, est diablement efficace. Elle a en effet permis aux guerriers de Si Ahmed de récupérer deux canons, trois mortiers et quelques mitrailleuses. En parcourant le champ de bataille, je dénombre une soixantaine de corps pourrissants. Si Ahmed me suit pas à pas. J’hésite à lui faire remarquer que, d’après mes renseignements, il reste encore une quarantaine de milliers d’Egyptiens à mettre hors de combat. De plus, ils ont des avions en quantité, ce qui, je le crains bien, ne sera jamais notre cas. Ce soir-là, les guerriers du cheik chantent et dansent pour nous autour de leurs feux de camp. Le spectacle est sauvage et beau. Au lendemain de cette fête d’accueil, je décide de passer aux choses sérieuses et découvre tout de suite la difficulté de ma mission. Les hommes de Si Ahmed n’apprécient pas du tout l’ordre serré et, sans les injonctions du Cheick, ils se refusent à obéir à mes ordres et à ceux de mes hommes.
Si leur courage fou leur permet de se lancer, pratiquement à mains nues, à l’attaque d’une colonne ennemie protégée par des tanks, ils ignorent la tactique qui leur permettrait de surprendre les Egyptiens. Et bien qu’ils ne cillent jamais au cours de leurs fantasias colorées quand ils font pétarader leurs fusils à l’unisson, les guerriers barbus ferment les yeux et se bouchent les oreilles lorsque je leur fais une démonstration de tir au mortier en utilisant les pièces qu’ils ont arrachées aux Egyptiens. À force de patience, ils finissent pourtant par marcher au pas d’une manière acceptable et à esquisser à l’unisson un “présentez armes” presque parfait.
Le cheik Si Ahmed est persuadé que nos méthodes de combat sont efficaces. J’ai beau lui répéter que le prince Mohamed ben Hussein me réclame, il fait tout pour m’empêcher de partir. Le prince finit par dépêcher un groupe de nomades à notre rencontre et j’assiste à un
marchandage serré dont je suis l’enjeu. Il faut que des pièces d’or changent de main pour que le cheik Si Ahmed me laisse enfin m’en aller après avoir exigé que je lui laisse deux hommes afin de parfaire l’entrainement des siens.
Un goulot mène de l’immensité du Djouf à l’opulente oasis saoudienne de Najram. Comme des avions égyptiens survolent souvent notre convoi, je prends la décision de ne rouler que de nuit. Nous passons nos journées terres sous des rochers. Au bout de quatre jours d’un dangereux cache-cache avec les aviateurs de Nasser, nous rejoignons enfin les troupes du prince Mohammed ben Hussein à El-Khandjer.
L’homme qui m’accueille n’a guère plus de vingt-cinq ans. Barbu, le visage fin, le regard vif et noir, il a ramené de ses études en Europe et en Egypte un anglais châtié. Il donne des ordres brefs pour que mes hommes soient au plus vite installés sur le campement
qu’il a prévu pour eux et m’entraîne dans une maison basse transformée en PC.
– Vous savez, me dit-il, lorsque le coup d’Etat de septembre a éclaté, je sortais tout juste de l’académie militaire du Caire.
Le prince est assisté par un interprète européen, qui parle un français déformé par un fort accent américain et affirme se nommer Abderrahmane de Bourbon-Condé. Même si son nom sent la frime, le bonhomme paré de vêtements yéménites d’un grand raffinement, m’inspire une telle sympathie que je décide de lui faire confiance.
Après les inévitables agapes de bienvenue, le prince me raconte que son oncle, l’imam EL-Badr lui a confié le commandement d’une immense zone de désert et de montagne coupée en biais par la route menant d’Harib à Sanaa, l’ancienne capitale, tandis que ses frères
Ahmed et Ali, ainsi que son cousin Abdallah, recevaient la responsabilité d’autres secteurs.
– L’armée que Nasser a dépêchée au Yémen est cantonnée en une dizaine de points disséminés dans le Djouf, cet axe stratégique donnant à celui qui le tient toutes les chances de gagner la guerre, m’explique-t-il. J’ai porte à ces chiens d’Egyptiens quelques coups d’épingle en détruisant de nuit deux de leurs campements, mais, avec leurs avions et leurs chars, il n’est pas possible de lancer des attaques de jour.
La petite armée du prince forte de trois mille hommes, se cache dès le lever du soleil dans des grottes, d’où les égyptiens n’ont jamais encore tenté de les déloger. Le prince affirme qu’il pourra, le moment venu, disposer de quarante mille guerriers, la quasi-totalité des nomades et des villageois du Djouf.
– Vous ne pouvez pas vous imaginer, mister Bob, combien mes soldats sont bons tireurs. Ils touchent un ennemi à plus d’un kilomètre ! Il y a quelques mois, ils ont abattu près de deux cents parachutistes sans perdre un seul homme.
La montagne où nous nous cachons est balisée de canons de mitrailleuses prises à l’ennemi. Malheureusement inutilisables, ils servent de piquets de tente. Vu les faibles moyens de mon hôte, je le convaincs sans mine qu’il serait pour l’instant du moins, tout à fait illusoire d’espérer entreprendre une action directe sur Sanaa. Je lui propose de former et d’instruire au plus vite quelques unités mobiles afin d’interdire le ravitaillement des camps égyptiens.
En attendant les livraisons d’armement lourd qui nous permettront de faire jeu égal avec l’armée égyptienne, je suggère aussi de mettre sur pied trois groupements opérationnels dotés de mortiers, de mitrailleuses et de canons. Je voudrais également avoir les moyens de former des groupes de saboteurs.
Le pseudo-Bourbon-Condé, toujours aussi aimable et volubile, traduit mes requêtes, qui sont toutes acceptées. Le prince me confie deux cent cinquante volontaires pour former un premier groupement mobile. Tandis que nous prenons nos marques, il manifeste à notre égard autant de sympathie que de tolérance. Ayant remarqué que mes hommes se pliaient difficilement au rituel des repas, qui veut que l’on mange à la main, il se démène pour nous trouver des couverts en argent.
Chaque jour ou presque, des Mig et des Yak cédés par des Russes aux Egyptiens viennent lâcher quelques chapelets de bombes sur nos montagnes. Entre deux attaques, je fais presser l’entraînement des Yéménites. S’ils s’habituent à manoeuvrer avec ensemble, les choses se compliquent lorsque j’aborde le service des armes lourdes. Les montagnards preferent de loin leur sabre traditionnel à l’armement moderne et ne trouvent pas digne de rester à l’ecart de la mêlée en pilonnant l’ennemi avec des obus, si efficaces soient-ils. J’ai beau leur expliquer que les grandes batailles se gagnent ainsi, ils ne veulent rien entendre.
La rudesse du climat et la nourriture font des ravages parmi mes volontaires. Miné par le paludisme, mon ami Roger Bracco passe ses nuits à claquer des dents. Un autre de mes homme souffre tellement du ventre que je me résigne à le faire évacuer en Arabie saoudite. Pour ne rien arranger, l’armement promis n’arrive pas, malgré les messages pressants que j’expedie chaque jour à Aden.
Mohammed ben Hussein finit par ‘impatienter. Pour le calmer, je lance quelques attaques de principe avec des obus de mortiers si anciens qu’un tiers d’entre eux n’explosent pas en touchant leur but. Sans doute aiguillonee par ses frères et son cousin, le prince ironise en voyant le peu de résultat de mes efforts. Les choses se gâtent encore lorsque deux medecins suisses venus de Najram dans l’intention d’établir un hôpital de campagne jugent leur mission impossible à remplir et rentrent en Arabie saoudite.
Au cours d’une vacation avec le commandant Hetzlen, j’apprends qu’un DC4 vient de se poser à Beihane avec six cents vieux Mauser et pas un seul mortier ! Je suis fou de rage, et ma fureur augmente encore lorsque j’apprends que la moitié de cet armement, payé
d’avance, a ete affecté au seul prince Abdallah. Je songe à une trahison mais, afin de ne pas perdre la face devant le prince Ben Husseim, je fais celui qui n’est au courant de rien.
Hetzlen me redonne quelque espoir en annonçant qu’un nouveau fournisseur a été contacte à Paris. Il ne lui manque plus que les licences gouvernementales l’autorisant à nous livrer des armes lourdes. Je me doute que les Anglais, tout comme les Français, ne tarderont pas à delivrer ces précieux documents et suis tout â fait rasséréné lorsque l’ancien second de Faulques m’indique que nous recevrons dix tonnes de matériel avant la fin du mois.
En attendant cette livraison, j’ai les problèmes de susceptibilité à régler avec les Yémenites : ils sont prêts à manoeuvrer en force constituée, mais ne veulent obéir qu’à leurs chefs de clan.
Pour ne rien arranger, quelques-uns de mes hommes, se montrant mercenaires au sens propre du terme, commencent à s’étonner de ne pas toucher leur solde. En outre, certains regardent d’un drôle d’oeil l’interprete du prince qu’ils soupçonnent, sans doute à juste titre, d’être un agent de la CIA prêté pour d’obscures raisons aux services secrets de Nasser. Hetzlen ajoute à mon trouble en me mettant lui aussi en garde contre le soi-disant Bourbon-Condé.
Tout ceci me préoccupe, mais ne m’obsède pas. Au fil des jours, je suis devenu presque aussi fataliste que mes Yéménites. Je me dis que les armes que j’attends seront peut-être livrées demain, après-demain, dans une semaine ou dans un mois, lnch’ Allah ! Dans le désert du Djouf, le temps ne compte pas.
La mort d’un croisé
En dehors des incursions de l’armée égyptienne, rien ne vient troubler notre paix armée. Je suis un peu las d’entendre le prince Mohammed ben Hissen me raconter ses folles nuits parisiennes. Je voudrais unifier très vite les forces fidèles à l’imam El-Badr et mon impatience augmente encore lorsque de nouvelles tribus se rallient aux royalistes.
Le 23 octobre 1963, le clan des Béni-Melhoul arrive à notre camp pour faire allégeance. Coiffés d’épais turbans, vêtus d’amples vêtements beiges et noirs. Les hommes du désert portent sur leur poitrine des cartouchières croisées. Des orateurs enflammés se succèdent sur le plateau de notre camion Ford, lançant des imprécations contre les hérétiques. Quelques sages barbus aux yeux pleins d’extase lisent ensuite des versets du Coran.
Le prince Ben Hussein a décidé d’affecter à mon service la majorité de ces nouvelles recrues. Il leur explique que, désormais, ils devront obéir en tout à “Mister Bob et à ses experts ” qui sont venus de très loin mur les aider à vaincre les infidèles. Les Béni-Melhoul brandissent leurs vieux fusils, dégainent leurs djambiyyas, et hurlent leur approbation.
Quelques jours après cette cérémonie, on nous livre enfin une caisse contenant un canon de 37 en pièces détachées. Le prince Ben Hussein décide d’attribuer cette arme au prince Ali, qui contrôle une zone de montagne proche de la nôtre. Roger Bracco monte le canon, le démonte, le remonte et constate que le système de visée est défectueux.
– Marchera jamais cette saloperie grogne-t-il.
Soucieux de ne pas perdre la face devant le prince et ses alliés Béni- Melhoul, je décide de procéder tout de même à un tir d’essai. Bracco a vu exploser tellement d’armes bricolées qu’il est d’une prudence extrême. Il met la pièce en batterie derrière des rochers et à l’aide d’un fil de nylon déclenche son mécanisme de tir. Rien ne se passe. Il tire une seconde fois sur le nylon nncore rien. Une troisième : toujours rien.
Craignant un long feu, nous approchons prudemment de l’arme récalcitrante. Je constate que son mécanisme de percussion est enraye. Bracco tâtonne un peu sous les regards curieux des guerriers Yéménites mâchouillant du qat et réussit enfin à débloquer le percuteur.
Lorsque les premiers coups partent en direction du désert. Je me dis que notre prestige aurait été sérieusement entamé si la démonstration avait tourné court.
A force de survoler notre montagne, les aviateurs égyptiens ont fini par repérer nos campements. Peut-être sont-ils aussi renseignés par leurs spécialistes de l’écoute qui captent certainement nos messages radio. A l’aube du 31 octobre 1963, quelques bombes lâchées par un Iliouchine nous tombent dessus.
J’ai toutes les peines du monde à canaliser le flot pressé des Yéménites qui bondissent de leurs abris. L’avion a disparu à l’horizon lorsque, enfin, chacun occupe son poste de combat. La montagne reste silencieuse durant quelques minutes puis rejaillissant de la lumière vive, deux Yak plongent sur nous. Leurs rafales forment des chapelets de petits geysers juste devant les entrées des grottes. Les deux chasseurs effilés remontent en chandelle et vont virer au large avant de revenir à l’attaque.
Je n’ai qu’une seule mitrailleuse, récupérée sur une colonne égyptienne défaite, à leur opposer. Le servant de cette pièce, un yéménite que j’ai convaincu à grand-peine d’économiser ses munitions, semble tirer ses rafales les yeux fermés. Bracco s’en aperçoit et, craignant de voir s’épuiser notre stock de balles en quelques minutes, lui ordonne de cesser son tir inutile.
Me doutant que le mitraillage des chasseurs prélude au retour du bombardier, je scrute le ciel à la jumelle. Après deux nouveaux passages des Yak, l’Iliouchine réapparaît et lâche ses bombes sur nos positions. Elles explosent quelques secondes plus tard, mais mes hommes sont à l’abri au plus profond des grottes. Un nuage de fumée rougeâtre nous environne. Le napalm qui s’écoule en langues de feu par les failles des roches, menace d’atteindre nos réserves de munitions.
Les échos des explosions n’ont pas fini de ricocher de falaise en falaise que les Yak reviennent à la charge. Le tireur à la mitrailleuse, obéissant enfin aux ordres de Bracco, leur offre, cette fois, une riposte plus sérieuse, mais son arme s’enraie au bout de quelques rafales.
Sonnés par les premières attaques, les Yéménites se ressaisissent Hurlant des insultes, ils prennent les petits Yak effilés pour cible avec leurs Mauser et leurs Enfield. En Algérie, les rebelles réussissaient parfois à toucher des T6 avec leur balles de fusils. Mais les minuscule Yak russes sont bien plus difficiles à atteindre que les appareils américains ventrus et lents.
Alors que les guerriers disparaissent dans les grottes et que Bracco tente calmement de remettre la mitrailleuse brûlante en marche un bruit de moteur plus épais annonce l’imminence d’un nouveau bombardement. Trois Iliouchine plongent sur El-Khandjer, déversent des bombes de deux cent cinquante kilos et des bidons de napalm. La montagne chuinte et tremble. Les entrées des grottes s’éboulent.
Après des heures de matraquage, et alors que nous n’avons pas subi la moindre perte humaine, des cris s’échappent soudain après un passage de Yak de la grotte occupée par le prince et ses proches. Deux de mes volontaires vont aux nouvelles. L’un d’eux revient la mine défaite, à l’évidence, un drame vient de se jouer.
Des obus avaient été entreposés trop près de l’ouverture de la grotte du prince. Léchés par des coulées de napalm, ils ont explosé. Je me faufile vers l’abri par le dédale de roches qui nous sert de chemin de ronde, et pénètre à l’intérieur. Assis dans la pénombre, Mohammed ben Hussein se tient la jambe droite.
– Je n’ai pas grand-chose, m’annoncent-il d’un ton calme mais regardez, beaucoup de mes hommes sont morts.
Une odeur de sang chaud se mêle à celle des explosifs. Psalmodiant des prières et des malédictions, des Yéménites extirpent du magma de roches une vingtaine de corps sans vie.
Pendant ce temps-là, je rameute mes volontaires pour soigner les blessés. Notre stock de morphine est vite épuisé. Les hommes les plus gravement atteints n’ont que leur courage pour lutter contre la douleur. Quant aux blessés légers, ils luttent contre le mal en mâchant du qat et tirent au hasard des coups de feu sur un ennemi imaginaire.
La nuit tombe à point pour empêcher le retour des avions. Le prince, qui a décidé d’aller se faire soigner à Djeddah en Arabie Saoudite donne l’ordre d’enterrer rapidement ses morts en écourtant le rituel zaidite.
En ensevelissant leurs compagnons au pied des rochers, les survivants ne manifestent pas de tristesse : les guerriers morts au combat ont droit à la félicité éternelle promise par le Prophète. Après le départ du prince et de ses gardes de corps l’aviation égyptienne revient de plus en plus souvent à l’attaque. Nos munitions sont maintenant entreposées au plus profond des grottes, dont j’ai fait agrandir certaines. Alors que des Yéménites se contentaient de tirer sur les flancs des avions, j’ai réussi à tisser peu à peu un sérieux rideau de défense avec quelques fusils-mitrailleurs et des mitrailleuses postes dans l’axe de plongée des appareils.
Notre présence auprès des guerriers zaidites ne finit pas d’alimenter les rumeurs qui courent parmi les tribus du désert. Le peu de succès obtenu par les aviateurs égyptiens nous fait passer pour des sorciers. Cette réputation nous attire des ralliements inespérés, mais elle provoque aussi l’arrivée de cohortes de malades nous suppliant de les soigner. Je détourne ce flot encombrant vers l’hôpital que la Croix-Rouge a ouvert à Uq, à une quarantaine de kilomètres de l’Arabie Saoudite, sous la direction d’un médecin suisse le Dr Beretta.
Chaque jour ou presque, Tony de Saint-Paul et Karl Couke me donnent de leurs nouvelles par radio. Cantonnés près de Nehem, dans le secteur des Kwolands tenu par les troupes du jeune prince Mohammed ben Mahcen, ils connaissent les mêmes problèmes que moi. Je commence à désespérer de pouvoir passer un jour à l’offensive lorsque le prince Hassan, qui a très brièvement régné sur le Yémen après le coup d’état de septembre 1962 et que l’imam El-Badr a nommé chef suprême de ses armées me réclame à l’extrême Nord du pays. Je pars le 17 décembre 1963 en laissant Roger Bracco et six volontaires à El-Khandjer.
Quinquagénaire, le prince Hassan dissimule sous une coiffe ronde une calvitie bien prononcée. Bien qu’il se soit rallié à l’imam El-Badr, il ne paraît pas lui porter une amitié sincère. Même s’il a accepté de se battre contre les égyptiens, il tient à rester chez lui, à Borgha, au cœur du pays zaidite. La, il règne en despote sur une cour de fils et de neveux qui le saluent bien bas et n’élèvent jamais la voix en sa présence. Il dispose d’un véritable gouvernement au sein duquel son vice-premier ministre, le cadi Sayaghi – le seul notable qui ne soit pas prince royal -, est le garant de l’amitié du roi lbn Séoud d’Arabie Saoudite et, surtout, de son frère Fayçal, en passe de prendre en main les destinées de son pays.
Tout en reconnaissant les qualités de mes instructeurs, mon hôte ne se prive pas de critiquer les lenteurs de notre intendance. J’hésite à lui faire remarquer que mes hommes ne touchent pas régulièrement les mille dollars mensuels qu’on leur a promis.
Les messages dont j’abreuve Aden et Paris finissent par produire leur effet. Les convois de ravitaillement ne passeront plus par Aden mais, ainsi que je l’espérais par l’Arabie Saoudite. Enfin.
Tandis que je fignole l’entrainement des troupes du prince Hassan, Tony de Saint-Paul lui, perd patience auprès du prince Ben Mahcen. Il ne cesse de réclamer du renfort à Freddy Thielemans, qui, depuis le campement de Nékoub, fait de son mieux, mais en vain.
Ne voyant rien venir d’Arabie Saoudite, je finis par accepter que la responsabilité du ravitaillement passe sous la seule autorité des Anglais, qui, à Londres et Aden, n’attendaient que cela pour renforcer leur prestige auprès de l’imam El-Badr et de la coalition des princes. Soucieux de ne pas perdre le bénéfice de nos efforts, j’exige que les Britanniques mentionnent dans leurs rapports la part que j’ai prise dans la préparation de ces livraisons.
Grâce à ma radio, je ne perds pas une miette des tractations serrées qui se déroulent. Je me tiens aussi à l’affut des nouvelles du monde. Si on ne parle pas souvent du Yémen sur les ondes, j’ai malgré tout l’heureuse surprise d’apprendre que l’ONU a condamné l’intervention des Egyptiens et a signifié à Nasser qu’il devait retirer ses troupes avant le 5 janvier 1964.
Paradoxe de l’histoire, me voici, de fait, l’allie des casques bleus que j’ai si durement combattus au Katanga. Toutefois je me doute bien que, pour des raisons à la fois politiques et logistiques, les soldats de I’ONU ne sont pas près de venir roder dans notre désert.
L’hiver yéménite est rude. Aux journées encore chaudes succèdent des nuits gelées. Les factionnaires montent la garde enroulés dans des couvertures. Malgré les intempéries, le prince Hassan est comme les autres soucieux d’entretenir un climat de guerre. De temps en temps, il décide de harceler les positions égyptiennes frileusement regroupées dans la plaine et me demande de préparer un plan de tir de mortiers. Une fois que j’ai copieusement pilonné l’ennemi, il lâche sur lui une nuée de cavaliers et de fantassins hurlants qui reviennent dans les rochers sitôt qu’ils ont tué et décapité une dizaine d’Egyptiens. Après chacune de ces attaques, des avions viennent en représailles déverser sur nous quelques dizaines de bombes et nous mitrailler longuement.
Ma tactique de faire tirer nos mitrailleuses dans l’axe de plongée de l’avion porte ses fruits. Deux Mig sont abattus dans le secteur de Tony de Saint-Paul. Après ce succès les Egyptiens mettent à prix la tête de Tony, qu’ils ne connaissent que sous son sobriquet de Stamboul. La somme offerte est de dix mille dollars, alors que la vie des autres mercenaires ne vaut que cinq cents dollars US.
Malgré cet appel à la trahison et au meurtre, mon ami ne modifie en rien son mode de vie. Le 22 décembre 1964, alors qu’il escorte le pince Ben Mahcen qui a décidé de s’adresser aux habitants de Nehem, il est nu-tête, comme toujours. Son crâne rasé ressemble à une boule d’ivoire patinée par le temps et sa barbe est aussi soignée que celle d’un émir.
Le prince exhorte les villageois à supporter avec stoïcisme les bombardements de plus en plus fréquents. La foule d’hommes qui l’écoute semble passionnée par sa diatribe. Soudain, des grondements, ricochant sur les rochers gelés, annoncent l’intrusion de l’aviation de Nasser. En l’espace de quelques secondes, la foule se disperse, tandis que ses gardes du corps entraînent le prince à l’abri.
Tony de Saint-Paul et Karl Couke s’élancent alors à travers des rochers pour rejoindre les pièces de mitrailleuses lourdes qui commencent à tirer. Aux chasseurs qui ont mitraillé le site gelé succèdent trois bombardiers. Sans doute renseignés sur la présence du prince, les aviateurs de Nasser tissent un tapis de feu sur le village et ses alentours.
Dès la première explosion, Karl Couke a bondi derrière un abri. Tony de Saint-Paul, lui, n’a pas été assez rapide. Une nuée brûlante l’a soulevé de terre et projeté contre un rocher.
Sans se soucier des bombes qui tombent maintenant à une centaine de mètres, Karl Couke revient vers son ami. Il le soulève avec précaution, constate que Tony ne respire plus. Il lui ferme les yeux. Des Yéménites, accourus à la rescousse, ramènent le corps au campement, où ils l’étendent sur une civière mortuaire.
Tony de Saint-Paul est mis en terre aux côtés d’autres victimes de la guerre du désert, dans une tombe orientée vers La Mecque qui n’est qu’à trois cents kilomètres au nord, à vol d’aigle.
Le Noël qui suit cette disparition est le plus triste de ma vie. Tony me manque et me hante. Je l’imagine, bras déployés, dans le souffle chaud de la bombe égyptienne, prenant son essor vers le paradis des guerriers d’Allah. Mon seul espoir est qu’il ne soit pas mort pour rien.
Raïs Abdallah
Tony n’aurait pas aimé que je laisse tomber l’aventure simplement parce qu’il n’est plus là. Bien que je sache que c’est au Caire, à Riyad, à Londres, à Washington et à Moscou que se décidera le sort de l’imam El-Badr, je poursuis mes rêves de fédération des tribus royalistes.
L’ONU s’agite pour tenter d’amener le colonel Nasser à rappeler ses troupes afin de laisser les frères ennemis zaïdites et chaféites s’expliquer entre eux. Des centaines de tonnes d’armes circulent dans le désert avec la bénédiction de l’Angleterre et de l’Arabie Saoudite.
Le Foreign Office craint tellement de voir un jour les hordes du général Abdallah al-Salih s’emparer d’Aden et couper la route du pétrole que les Britanniques, bien que condamnant le régime de l’imam, continuent d’alimenter le trafic qui permet aux royalistes d’équiper de mieux en mieux leurs troupes éparses. Comme il est évident que nous ne suffirons pas à assurer l’entrainement des tribus, ils expédient aussi au Yémen de 1’imam des conseillers techniques, tous vétérans de la RAF.
Mes hommes et moi sommes maintenant barbus comme des Yéménites. Karl Couke arbore une barbichette en pointe qui ne réussit pas à le vieillir. Il a pris la suite de Tony de Saint-Paul avec une telle assurance que le prince Ben Mahcen, qui a vingt-deux ans comme lui, l’a nommé colonel. Roger Bracco, lui, a en charge le campement d’El-Khandjer, où le prince Ben Hussein tarde un peu trop à revenir. Il est secondé par Guy Maury, Pied-noir du Maroc, dont la famille possède une boucherie à Nice. Blessé à une main au cours d’une démonstration de tir au canon, Maury a refusé de se laisser rapatrier. Il a été soigné à Uq, à l’hôpital de la Croix-Rouge.
En attendant le retour du prince ben Hussein, son frère Ali assume le commandement d’une manière trop timide à mon goût. Chaque fois que Roger Bracco et Guy Maury proposent d’accélérer le rythme des incursions contre les camps égyptiens, il rétorque qu’il ne peut pas prendre de décisions avant le retour de son aîné.
Tandis que chacun occupe son poste avec ses maigres moyens, je parcours les positions royalistes afin de me faire une idée d’ensemble de nos forces. Armé d’un fusil et d’un Colt glissé dans son étui de cuir, je me déplace de campement en campement, généralement à dos de baudet. Bien que je préfère la casquette Bigeard et la tenue de para, il m’arrive de plus en plus souvent de passer une longue robe yéménite et de me coiffer d’une calotte ajourée.
Au bout de quelques tournées entreprises sans que les espions d’Abdallah al-Salih m’aient repéré, je risque une reconnaissance dans Marib, l’ancienne capitale de la reine de Saba, tenue par les républicains. Déguisé en villageois, je passe une djambiyya à ma ceinture en regrettant de ne pas mieux connaitre les convenances : la manière dont on porte son poignard indique si l’on est un chef religieux, un négociant, un guerrier de la montagne ou un proche des princes.
Je demande à mes compagnons yéménites de me faire passer pour un sourd-muet et me fais guider par eux jusqu’aux faubourgs de la ville. La, je me mêle aux caravaniers qui livrent du bois, des chèvres, des moutons et des plaques de sel gemme. Ayant trompée sans peine les soldats de garde aux portes de la cité, je vais et viens au milieu d’une foule qui ne me prête aucune attention, remarquant, au passage, que les femmes sont voilées de noir des pieds à la tête. Je repère des pièces d’artillerie, des nids de mitrailleuses et ressors de Marib aussi facilement que j’y suis entré. En regagnant notre campement, j’ai la certitude que les forces cantonnées dans Marib n’en sortiront jamais.
Les princes sont maintenant assez au fait de la tactique moderne pour que nous songions à lancer une véritable offensive, mais ils ne semblent pas comprendre la nécessité d’attaquer l’ennemi avant le retour de la belle saison. Je décide de brusquer les choses. Après avoir fait installer des mortiers au plus près des lignes égyptiennes, je déclenche quelques pilonnages épais dont chacun fait au moins une dizaine de morts. Ces attaques réjouissent les princes mais, contrairement à ce que j’avais espéré, elles ne déclenchent pas chez eux le désir de faire la guerre à outrance la seule vraiment efficace.
Leur attentisme me pèse d’autant plus que, malgré le manque évident d’instructeurs, les montagnards yéménites manœuvrent désormais aussi bien qu’une troupe formée en Europe. Leurs chefs coutumiers savent maintenant faire jouer les feux de leurs armes lourdes et disposer des assauts de voltige sur le flanc de la montagne.
Le temps passe vite, et nos contrats arrivent à terme sans que les soldes aient été intégralement versées. Même s’ils n’ont pas l’occasion de faire de dépenses, mes volontaires aimeraient mieux que leur argent soit dans leur poche plutôt que dans un coffre-fort anglais ou saoudien. Je harcèle l’intendance et apprends que le commandant Faulques gère au mieux nos intérêts. Mis en demeure de nous payer, le prince Si Shami s’exécute, puis nous établit des prolongations de contrat pour six mois. Faulques obtient aussi que ceux d’entre nous qui en expriment le désir puissent, à tour de rôle, prendre quelques jours de congés en Europe. Dan le même temps, le commandant contraint la compagnie d’assurances qui nous couvre à honorer ses engagements envers la compagne de Tony de Saint-Paul. Enfin, il a la gentillesse de rendre visite à Giselle, ce qui me permet d’avoir des nouvelles fraîches de mon fils Philippe.
Toujours à l’affût de ce qui pourrait contre carrer nos entreprises, Faulques me met en garde contre l’intrusion de journalistes n’appartenant pas à l’équipe Chauvel. Il me recommande d’empêcher nos volontaires de se prêter au jeu dangereux des interviews agrémentées d’armes braquées sur un ennemi imaginaire, de reconstitutions de combats et de déclarations guerrières, qui braqueraient l’opinion contre nous.
Mon ancien patron du Katanga ne se contente pas de jouer, à distance, le chien de garde. Il m’expédie aussi, au fur et à mesure de mes besoins, quelques nouveaux volontaires. C’est ainsi que j’accueille le lieutenant Gabriel, un jeune homme de vingt-cinq ans aux yeux pétillants d’intelligence.
Gabriel a fait la guerre d’Algérie au grade d’aspirant dans la Légion étrangère, puis à celui de sous-lieutenant dans un bataillon de chasseurs alpins. Faulques me l’a chaudement recommandé. Je devine que ce garçon souriant, qui soigne nos blessés après chaque accrochage avec un calme de vieux briscard, dissimule un passé turbulent.
Les seuls secrets qui résistent au Yémen sont ceux qui dorment sous le sable du désert. Je finis donc par découvrir que Gabriel, surnommé Tintin par mes hommes, s’appelle en réalité Louis Honorat de Condé. Il nous a rejoints autant pour l’aventure que pour échapper à la police française. Il est en effet recherché pour avoir participé à l’attentat de Petit-Clamart. Si je sais tout cela, je le tais, afin que le lieutenant Gabriel puisse vaquer librement à ses tâches.
A l’approche du printemps 1964, l’ardeur guerrière dos princes paraît se réveiller. Les raids contre les campements de Nasser se multiplient. Alors que je m’imaginais, un peu naïvement, que notre regain d’activité écœurerait l’ennemi, celui-ci envoie des colonnes de renfort dans le désert. Les rapports des espions de 1’imam nous permettent d’estimer les forces égyptiennes à plus de trente mille hommes déployés sous les montagnes qui protègent Sanaa.
Je fais malgré tout accélérer encore le rythme des attaques. Toutes les communications entre les points d’ancrage de l’armée égyptienne sont bientôt coupées. Marib et Taiz sont complètement isolées du reste du pays, et il me semble que leurs forces n’auront sans doute bientôt plus d’autre solution que de faire allégeance à l’imam.
Bloqué autour de ses sanctuaires montagnards du nord-ouest, l’état- major fait de plus en plus souvent donner son aviation. Il n’hésite pas à faire matraquer des centres importants du Sud. Marib subit ainsi durant des jours une infernale pluie de bombes.
Lorsque le soleil d’été règne à nouveau sur le désert, je me lance dans une nouvelle tournée d’inspections en espérant qu’elle sera la dernière avant la grande offensive. Je me déplace la nuit avec une escorte de quelques Européens et de guerriers yéménites. Frôlant parfois des positions ennemies, nous entendons clairement la voix des soldats de Nasser qui discutent autour de leurs feux de camp et il nous arrive de tomber dans des pièges tendus par des chefs de tribus.
Malgré tout, je m’estime prêt pour l’attaque finale. Averti, Karl Couke se met en peine de convertir son prince à ma façon de faire la guerre mais, comme les autres chefs de clan et de tribu, Ben Hassan ne veut pas engager ses quinze mille hommes sans avoir l’assurance que le cheikh El-Ghader en fera autant.
Personnage clé de la mosaïque guerrière de l’Imam, El-Ghader règne sur quatorze mille hommes d’une tribu nomade avec qui il sillonne en toute impunité des zones tenues par les républicains. Cet homme d’un courage légendaire dispose d’une fortune colossale. Il couvre d’or les chefs républicains dont il désire acheter la passivité et a même réussi à circonvenir quelques officiers de Nasser.
Alors que nous étions prêts à lancer une grande offensive, je découvre que les chefs yéménites, sans doute las de faire la guerre, ont choisi la négociation secrète. Les égyptiens semblent, eux aussi, préférer à la guerre ouverte cette diplomatie tortueuse et les tractations financières qui l’accompagnent.Je persiste malgré tout à croire que les choses vont aller dans mon sens, mais, au tout dernier moment, quelques sacs d’or changent encore de mains. Une fois de plus, l’exécution de mon plan est repoussée.
Le prince Ahmed me redonne espoir lorsqu’il me demande enfin d’en- gager une attaque d’envergure. Dévalant la montagne, les servants de mes mortiers se placent à portée idéale des lignes égyptiennes. Les guerriers du prince, employant les méthodes modernes que nous leur avons inculquées avec tant de difficultés, commencent à se déployer. Tandis que les obus de mon tir de réglage montent en sifflant dans le ciel, j’apprécie à la jumelle les impacts de ces premiers coups. Au moment où je m’apprête à passer à l’attaque un envoyé du prince, essoufflé par sa course entre les rochers, vient m’avertir que celle-ci est remise une fois encore.
Furieux d’avoir gaspillé quantité d’obus de mortiers, je regagne le camp de base, où je ne cache pas mon dépit. Si l’offensive a été inter- rompue, c’est parce que de l’or a encore changé de propriétaire. Cette fois, il semblerait que ce sont les Egyptiens et leurs alliés qui aient payé pour avoir la paix.
Après cette nouvelle désillusion, le prince me conseille la patience, Selon lui, le temps de la grande bataille n’est pas encore venu. Je sais ce que les mots veulent dire dans le désert et m’ingénie à patienter en peaufinant la préparation des tribus. Mes hôtes amateurs de fantasias ayant pris goût aux parades à l’européenne, me demandent d’en organiser à la moindre occasion. Ces jours la, je me défais de la fouta, le large pan de tissu que portent les Yéménites du Nord en une jupe tombant aux genoux, et endosse une saharienne de toile fine. Pour les guerriers du désert ce vêtement demeure l’apanage des officiers anglais, la seule autorité étrangère à laquelle ils ont jamais eu à obéir.
Le prince Ahmed semble avoir une fois pour toutes admis la présence des Egyptiens dans le Djouf. Résigné à ce dangereux voisinage, il apprécie de plus en plus les soins que le lieutenant Gabriel prodigue à ses sujets.
Avant notre arrivée, la grande majorité des gosses de la montagne souffraient d’affections oculaires. Grâce à des rinçages fréquents à l’eau bouillie et à quelques gouttes de collyre administrées par le conjuré du Petit-Clamart, ils ont maintenant presque tous les yeux clairs. Même si je suis impatient de conclure notre affaire de guerre, je me surprends parfois à imaginer que le temps va s’arrêter, et que je m’apprête à vivre pour toujours dans cette nature si ingrate et si belle, au rythme lent des Yéménites.
Les princes m’ont surnommé “Rais Abdallah”. Il m’arrive de lire le Coran et d’y trouver l’apaisement. Un soir que je déchiffre une sourate, le prince Ahmed me fait remarquer que je vais sans doute devenir un aussi bon musulman que lui. C’est très bien, souligne-t-il, car une conversion m’attirerait un plus grand respect de ses hommes, et lui permettrait de me marier à une princesse de sa lignée.
Je ne réponds rien. Ahmed m’épie du coin de son œil noir, comme s’il évaluait ses chances de me garder toujours à son service. Soudain saisi de nostalgie je referme le Coran, salue mon hôte et regagne ma grotte. Là, allongé sur mon lit de camp, je songe qu’ il est temps d’ aller faire un petit tour en Europe, ne serait-ce que pour échapper au charme du Yémen qui, je le crains, est sur le point de m’envoûter.
La cabale des princes
Je ne suis pas fâché de m’éloigner du Djouf et de ses princes des mille et une promesses rarement tenues. Mais à peine suis-je à Paris que le vent du désert me rattrape. J’écourte les tournées des grands-ducs entreprises avec des compagnons de baroud. En les voyant claquer, en quelques nuits, deux ou trois mois de solde, j’en viens à me demander s’ils ne cherchent pas, inconsciemment, à se placer devant l’obligation de repartir au combat.
Avant de regagner le Yémen, où la guerre s’éternise, je me mets en quête de matériel. Au Katanga, j’avais disposé de quelques prototypes de lance-roquettes Matra. Je réussis à m’en procurer trois auprès d’un compagnon de la Libération qui dirige un atelier de mise au point de ces armes d’avant-garde. Lorsque je prends l’avion en compagnie de deux volontaires, nous en emportons chacun un. A Beyrouth, où nous faisons escale, des douaniers nous interceptent. J’affirme avec aplomb que les étuis que nous avons sous le bras contiennent des pièces destinées à la prospection pétrolière. Les gabelous libanais nous laissent passer, après que nous leur avons confié la garde de notre matériel.
A mon retour, la situation n’ayant pas évolué, mes volontaires européens sont démobilisés. Vaincus par la lassitude, certains de ceux qui vont en permission en Europe n’en reviennent pas. Je ne peux pas les condamner, puisqu’ils sont en fin de contrat.
Bercée par les atermoiements des princes, les incursions de l’aviation de Nasser et les tempêtes de sable, notre existence devient de plus en plus monotone. Même la splendeur des paysages finit par nous paraitre banale. Mes volontaires, surtout ceux qui ont connu l’effervescence katangaise, ont fourmis dans les jambes. Ils rêvent de belles bagarres, de femmes, d’alcool et d’aventures insensées.
Lors des liaisons radio avec mes volontaires éparpilles parmi les tribus, je ne me retiens plus de faire des remarques acerbes sur notre guerre larvée. Répétés et amplifiés, mes propos finissent par agacer nos hôtes. Le prince Ben Hussein me reproche de faire courir le bruit qu’il m’empêcherait d’entreprendre une guerre à outrance contre les Egyptiens. Les Anglais, qui voient d’un mauvais œil mon emprise sur les tribus du désert, ne font rien pour arranger les choses. Je les soupçonne même de verser de l’huile sur le feu afin de me brouiller définitivement avec les Princes.
C’est dans l’adversité qu’un homme reconnaît ses véritables amis. Lorsqu’on lui rapporte quelques propos déformés me concernant, Karl Couke s’empresse de m’assurer qu’il n’obéira jamais qu’à moi. Il m’encourage à poursuivre le siège des princes afin de hâter le déclenchement de l’offensive générale pour laquelle il est désormais prêt.
Le commandant Faulques, lui aussi, m’enjoint de ne tenir aucun compte des querelles qui risquent de gangrener les forces de l’imam. Il m’écrit que je suis le seul patron sur le terrain et que je dois le rester. Il ne faut pas, précise-t-il, hésiter à renvoyer en Europe les volontaires qui feraient mine de mettre en doute mes compétences ou mon autorité. Je suis rasséréné par cette marque de confiance.
C’est chez le prince Mohammed ben Hussein et l’émir Hassan que je rencontre le plus grande incompréhension. En septembre 1964, le premier semble enfin se résoudre à précipiter les choses. Je lui réclame les moyens de mettre sur pied une unité motorisée qui me permettrait d’aller d’un front à l’autre pour appuyer une attaque conjuguée des forces royalistes. Rien ne se passe. J’apprends bientôt que mes propositions sont bloquées par l’émir Hassan. Afin d’entretenir l’illusion d’une victoire acquise sans combat véritable, ce vieux routier de la politique tribale émet des communiqués délirants à chaque fois qu’un groupe royaliste lance un raid sans importance ni grand résultat contre l’ennemi.
Pour ne rien arranger, le cadi Sayaghi, ami de Fayçal et ombre fidèle du prince Hassan est mystérieusement assassiné alors qu’il traversait le Djouf en transportant des documents de la plus haute importance. En même temps qu’elle prive Hassan d’un conseiller éclairé, cette disparition attise les ragots. Les rumeurs les plus folles circulent à mon sujet. Dès qu’elles lui parviennent, le prince Mohammed ben Hussein me réclame des explications. Comme je n’ai à me reprocher que des propos désabusés, je n’ai aucune peine à expliquer la situation à mon hôte. Au moment où je le quitte, pas fâché d’avoir une fois pour toutes vidé mon sac, le prince m’assure qu’il n’écoutera plus jamais rien de ce qui se dit sur moi. Il me renouvelle son entière confiance et son amitié.
A la fin du mois de novembre 1964, la situation étant inchangée, je m’accorde une nouvelle escapade en France. Cette fois je prends le temps de me rendre à Grayan. Maman m’accueille avec joie. Elle doit imaginer pour moi je ne sais quel destin flamboyant à la Lawrence d’Arabie. Sa fierté est telle que je ne fais rien pour la détromper.
Mais Georgette, qui n’a pas changé, me considère toujours comme son chenapan de petit frère. Elle déplore de me voir courir l’aventure. Pour me retenir au pays, elle me suggère de prendre la tête d’une liste électorale qui, elle n, n’en doute pas, me permettra de conquérir la mairie de Grayan aux prochaines élections municipale. Elle a déjà mis quelques chauds partisans de mon côté. J’ai bien du mal à lui faire admettre que, même si je suis devenu 1’|un de ses bras armés, la politique ne me tente pas du tout.
Sitôt revenu à Paris, je retrouve des anciens du Katanga. Ils me brossent un triste tableau de la situation. Les guerres tribales ont repris de plus belle, et le pays est sillonné par des tueurs de fratries ennemies.
Au cœur du désert yéménite, j’ai souvent pensé à Tshombe. Je lui ai même écrit d’El-Khandjer afin de lui rappeler qu’il avait une dette de deux millions de francs belges envers mes compagnons et moi. Les récits désabusés de mes amis me font oublier ce litige financier. L’heure est venue de renouer avec l’homme qui m’a donné mes premiers galons d’officier et qui, depuis le mois de juillet dernier, est devenu à Léopoldville, Premier ministre de son ancien ennemi, Kasavubu.
Le 1er décembre 1964, j’adresse une nouvelle lettre à l’ancien maitre de Katanga. J’évoque mon action au Yémen où après tout, je me bats contre ses ennemis, puisque les Egyptiens lui ont fait l’affront de le séquestrer durant quelques jours au Caire, où il venait discuter de l’avenir de l’Afrique. Je lui indique que, dans l’immédiat, il m’est impossible de revenir lui prêter main forte avec mes hommes, mais que je ne rejette pas l’éventualité de le rejoindre, une fois l’affaire du Yémen réglée.
Moïse Tshombé me répond par retour de courrier, en me promettant le commandement d’une unité de choc que je pourrais façonner à ma manière. Il me laisse également entendre que le colonel Mobutu devenu commandant en chef de l’Armée nationale du Congo, est d’accord, lui aussi, pour me voir revenir.
Avant de m’engager, j’écris directement à Mobutu, qui me tient à peu de chose près le même discours. Rassuré, je profite de mes derniers jours de permission pour pousser plus loin mes négociations avec lui. D’abord, je demande des garanties écrites. Ensuite, comme je ne doute nullement de l’agrément de Freddy, Karl et de mes autres compagnons qui se morfondent dans le désert yéménite, j’exige pour eux un contrat de six mois renouvelable et qu’ils soient rétribués sur les fonds de la Défense nationale. Enfin, je rappelle la dette de Moïse Tshombé, qui devra être apurée à la signature de mon contrat.
Le colonel, Mobutu est homme de décision. Sachant que je dois rentrer au Yémen, il m’adresse une note à en-tête de son ministère dans laquelle il s’engage a me donner les moyens de recruter et de former un groupement opérationnel que je serai seul à commander. Muni de ce précieux papier, je rejoins mes compagnons à El-Khandjer aux premiers jours de janvier 1965.
Comme je n’ai pas l’habitude de laisser une affaire en plan, j’avertis aussitôt les princes que je ne renouvellerai pas mon contrat avec eux. Et, dès que le commandant Faulques et son équipe ont pris officiellement ma suite, je me prépare à quitter le désert avec mon groupe de fidèles.
Le prince Ben Hussein m’offre une fantasia d’adieu et une soirée de fête. Il ne désespère pas de me retenir encore et me parle de l’attaque générale que l’imam a décidé d’entreprendre bientôt. Je lui fais remarquer que bientôt, c’est déjà trop tard pour moi, et nous nous mettons à deviser comme deux amis qui vont se quitter sans grand espoir de se revoir un jour.
Les flûtes aigres et les tambourins se taisent. Les guerriers ivres de qat disparaissent dans leurs tanières. Le prince m’étreint en me soufflant à l’oreille quelque recommandation en arabe. Je boucle mon maigre barda et donne les ordres pour le départ qui aura lieu à l’aube.
Par le hublot de l’avion, mon regard s’attarde longuement sur le désert hérissé de montagnes et zébré par les cicatrices de fleuves morts. Je me prends à espérer que l’affaire de Tshombé ne s’éternisera pas et que les princes, fideles à leurs habitudes, feront durer leur guerre assez longtemps pour que je puisse revenir donner l’estocade avec eux.